Du déni dans une cage

Quel politique aura le courage de l’affirmer à Mayotte, sans en rajouter à la confusion ? Est-il juste de se réclamer « français », en s’asseyant sur ses origines archipéliques, ses semblables et son histoire ? Les mots du président Macron – « vos frères/ nos frères »[1] – réinjectent de la sournoiserie dans le débat, en divisant encore plus dans les rangs[2]. Les habitants de cet espace ont-il conscience de ce qui se trame dans leur imaginaire immédiat ?

Hors-sujet ! s’exclament les héritiers autoproclamés des Chatouilleuses. Mamoudzou n’apprécie pas qu’on la titille. Les pages, racontant la manière dont la conquête coloniale a détruit le patrimoine génétique commun, sont en train de s’effacer, les unes après les autres. Le storytelling des années 2000 annonce, de façon contradictoire, l’avènement d’un peuple élu sur le lagon, se réclamant, malgré lui, des mêmes ancêtres – makua et malgaches entre autres – que les Comoriens, mais n’entretenant, paradoxalement, aucun lien avec eux. Le processus de déni atteint ici un niveau extrême, le but étant de valider l’ancrage à la France, à jamais. Une situation troublante, sachant ce que confiait le président Giscard d’Estaing : « Pour ce qui est de l’île de Mayotte,les Comores sont une unité, ont toujours été une unité. Il est naturel que leur sort soit un sort commun, même si certains auraient souhaité une autre solution. Nous n’avions pas à l’occasion de l’indépendance d’un territoire à proposer de briser l’unité de ce qui a été toujours l’unique archipel des Comores ».

Estelle Youssoufa, membre du Collectif des Citoyens de Mayotte, rejouant la partition des Chatouilleuses, à coup de slogans populistes et de mauvaise foi incarnée, achève à elle seule de consacrer ce nouveau tournant dans la réécriture de l’histoire. A l’entendre, les « Mahorais » n’auraient absolument rien à voir avec les « Comoriens ». Les deux identités étant remodelées à sa guise par l’Etat colonial, elle ne fait qu’enfoncer une porte ouverte. Mais elle en oublie l’essentiel. Ce que le « Maître », à force de manipulations, a évacué de l’avant-scène ne remet nullement en cause l’appartenance au même récit.Même la géologie – l’histoire du dernier volcan « émergent » – nous ramène au socle originel. Les traces demeurent encore, quoi que situées dans un angle mort depuis 1975. Malgré les non-dits et les règlements de compte en famille, les liens du passé perdurent. L’opinion connaît bien le cas de ce député, qui tente de se débarrasser de son origine comorienne[3], en oubliant que sa mère, Mmah’Ali M’shawasha, fut une figure consacrée à Ndzuani[4].

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Zaïna Mdere, vu par le plasticien Chakri de Mutsamudu.

Il se raconte qu’à l’époque des vraies Chatouilleuses, l’autorité coloniale, s’imaginant les limites d’une frange importante de la population, distillait un tas de rumeurs dans les rangs des pro françaises, dont celle-ci, unique en son genre : vos maris, affectés à Moroni, vont vous préférer à vos rivales, épousées à la capitale[5], au nom des liens séculaires, inextricables. De quoi instiller le sentiment de jalousie nécessaire pour nourrir les tensions, faisant perdre aux unes, le sens de l’équilibre historique, et aux autres, la complexité d’une situation de domination. Mais qu’en est-il de ces milliers de « « Mahorais », aujourd’hui affalés sur leur canapé, à force d’ingurgiter des heures de propagande télévisée ? Vont-ils continuer à confondre rêve d’égalité républicaine et instinct de survie, jusqu’à oublier qu’au-delà du statut de RUP, il y a bien un pays sous le pied chancelant de l’Union des Comores ? Sont-ils pareils à certaines Chatouilleuses hier instrumentalisées ? L’histoire nous apprend que certaines « leaders » comme Zaïna Mdere ont continué à entretenir le lien jusqu’au bout avec les autres îles dans leur intimité. Où l’on reparle des limites de l’ambivalence politique qui ponctue la violence du récit colonial. Une pathologie singulière, dont les élites « mahoraises » ne souhaitent jamais discuter, ouvertement.

De quoi s’agit-il concrètement ? De la grande communauté à préserver entre ces îles. Pour les « Mahorais », elle représente un ticket d’émancipation indiscutable sur le long terme. Le seul à pouvoir les extirper d’une cage faussement dorée, où l’autonomie (des individus) se réduit au bon vouloir de Paris et de ses « politichiens », locaux. Se revendiquer de cet espace, en tenant compte de la complexité des relations nées du shungu originel, c’est représenter, par exemple, une force économique, qui, habilement négociée, assurerait de la dignité à chacun. Demandez l’avis de ceux qui fuient les contraintes de la fiscalité française, en allant se réfugier sur les terres d’à côté, pendant que se poursuivent les opérations de « décasage »[6] à Maore. Le déni de soi est une pathologie, menant au trou absolu, et il vaut mieux s’en prémunir.

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Parabole sur tôle et villa rosa sur Mamoudzou: le développement de l’île en marche.

L’évidence ? Que s’effondrent les croyances en un paysage humain, forgé depuis des siècles par les hasards impénétrables de l’histoire, et l’homme se retrouve à nouveau enchaîné par la puissance d’oppression. La logique voudrait que l’on s’arrête sur la fascination exercée par  cette « République », au sein de laquelle les enfants de Bamana se sont toujours sentis à l’étroit. Mayotte a quand même été longtemps ignoré par l’Hexagone en termes de développement. Une autre logique voudrait que l’on distingue l’accord négocié d’Andrianantsuly dans l’effondrement de l’archipel, alors que la geste de l’usurpateur malgache ramène indubitablement à celle de ses homologues comoriens, qui, contraints et forcés, ont tous renoncé à leur souveraineté. Souvent, on évoque les querelles fratricides d’un certain passé, alors qu’on sait qu’il n’y a pas plus uni que les féodaux en ces îles. Qu’ils vivent à Mtsapére, Mutsamudu, Moroni ou à l’intérieur du ngome de Fomboni (mooni mwa mdji), leurs descendants savent raison garder dans les alliances familiales, au détriment de la plèbe.

Question à brûle-pourpoint ! Est-il un seul élu à Mayotte pour oser dire ce qui est tu à Paris ? Ils sont un certain nombre à se ruer dans les îles en face, afin de réinvestir les sous dérobés à la République. Misant à terme sur l’hypocrisie de la relation et contournant les sceptiques face au renouvellement du lien séculaire, ils n’oublient surtout pas que la France n’est pas là pour leurs beaux yeux ! Elle est là, parce que l’archipel, fragmenté comme il est, lui procure des enjeux et des satisfactions[7], quant à ses propres batailles sur le front de la mondialisation. Des « Mahorais », capables de comprendre ce processus en marche, existent en nombre. Leurs esprits contrits empêchent cependant la vérité historique de se déployer, d’autant que les distorsions matrilocales paraissent indépassables depuis l’autonomie interne.

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3+1 ou la métaphore des enfances archipéliques ? (Ph. Isma Kidza)

Savoir quand est-ce qu’ils comptent sortir de la « cage », prétendument « dorée » de la France, pour questionner les morts de la prédation, les sacrifiés de la déportation[8], les oubliés de la départementalisation, dans une logique privilégiant les liens passés et l’intérêt commun, devient urgent. Baisser la tête – de peur de perdre quelques privilèges – les éloigne d’ailleurs de la promesse d’émancipation, inscrite au fronton de la république française. Un jour, la question de ce qui est juste ou pas devra, sans fards, se poser. Et il serait bête de penser qu’ils y échapperont. La tragédie du peuple démembré aura une incidence certaine sur des générations d’hommes et de femmes. Ce n’est pas  parce que l’archipel vit la plus grosse crise de son histoire – des milliers de déportés et de naufragés, des centaines de familles décasées, des milices organisées et soutenues par une autorité étrangère, une tendance commune à ne pas mesurer le poids de l’impunité – que l’effet boomerang n’aura pas lieu.

Les drames vécus traduisent une métaphore de pays qui se noie, mais dont le corps finira bien par réapparaître à la surface du monde, un jour. Jusqu’au 19èmesiècle, les derniers arrivés[9] sur le boutre archipélique trouvaient toujours matière à mailler dans le récit commun. C’est ainsi que s’est inventé le mécanisme complexe du shungu, avec son principe d’intégration durable, fondé sur le don et le contre-don. A partir du 19ème, la donne a soudain changé. Avec l’arrivée de cette entité étrangère, alignant assez rapidement les termes de « conquête », « annexion », « protectorat », « dépendance », et concluant ses faits et gestes sur une colonialité balkanisante, au sein de laquelle les dominés apprennent à se néantiser eux-mêmes de façon, d’abord courtoise, puis barbare, jusqu’à faire « leur » ce discours : « nous voulons être recolonisés »[10]. Du jamais vu ! A moins de pouvoir imaginer la Palestine future levant des banderoles sur lesquelles serait inscrit ce message : être occupé à jamais est un droit souverain…

Soeuf Elbadawi

L’image en Une de l’article est une vue de Mamoudzou depuis les hauteurs, la nuit.
[1] Lors de son passage à Mayotte, le 22 octobre 2019.
[2] Le slameur Soulé Antoy Abdou sur son mur facebook, le 23 octobre 2019 : « D’abord, les Mahorais sont catégoriques pour dire que Mayotte n’est pas Comorienne. Ensuite, ils s’insultent et se battent pour savoir qui est Mahorais et qui ne l’est pas. Dans ce débat, ils sont tous d’accord que celui qui n’est pas Mahorais est Comorien. Et puis Macron vient leur dire que Mayotte et La France c’est pour toujours. Et il n’a pas oublié de leur rappeler que les Comoriens sont leurs frères. Une façon subtile de leur rappeler d’où ils viennent. C’est une histoire folle, animée par la haine, la manipulation, la démence et le déni ».
[3] Il vient notamment de Bambao la Mtsanga.
[4] Anciennement « sage-femme » à Ndzuani.
[5] Le transfert de capitale à Moroni en 1958 était pourtant l’une de ses idées lumineuses, même si on a cherché à l’imputer au président Said Mohamed Cheik, beaucoup plus tard.
[6] Expédition punitive – limite « pogrom » – organisée à Maore contre des constructions illégales habitées par des « Comoriens ».
[7] Economie de dépendance, richesses fossiles, géopolitique, ZEE.
[8] A commencer par les « serrelamen ».
[9] Il y a eu les bantu, les austronésiens, les perses, les portugais, les arabes, les malgaches, etc.
[10] Message diffusé sur les banderoles séparatistes à Ndzuani en 1997, lesquels séparatistes frayaient avec les mêmes éléments de l’Action française présents sur le sol « mahorais ».