Evocation d’une tradition, celle du gauni la shindzuani. Un héritage, remontant au temps des britanniques dans l’île, qui fait la fierté de tout un pays, aujourd’hui. Associée à tous les rites de passage d’une vie, elle constitue « un capital culturel étroitement lié à notre identité comorienne », selon Neymat Abou-Jaffar.
Gauni la shindzuani. Aussi longtemps que je me souvienne, ce vêtement a rythmé les étapes les plus importantes de ma vie. Elle est bien plus qu’une tenue traditionnelle à la mode. Trait d’union entre le passé et le présent, symbole d’une culture et d’une philosophie de vie, elle est aussi un lien fort entre une mère et sa fille, une grand-mère et sa petite fille. Un héritage dont la transmission dès l’enfance est ancré dans l’Histoire.
Gauni en swahili, emprunté étymologiquement au mot anglais gown (« robe »), est employé dans tout l’archipel. Selon une première hypothèse, le gauni la shindzuani serait né à l’époque où Ndzuani était sous bastion britannique. Selon le sociologue Nassuf Mouhidine[1], le gauni la shindzuani aurait été à l’origine une pièce de tissu d’un seul tenant. Elle aurait été offerte en 1844 à l’épouse du sultan Salim II, par un notable de Mutsamudu d’origine anglaise (d’où l’étymologie du mot gown). Avec le temps, la robe aurait connu des modifications, qui lui donnent son apparence actuelle. Un deux pièces composé d’un kandzu (le haut) et d’un saluva (le bas).
Une évolution que l’on doit aux couturières originaires de Koni (la popeline du bas du kandzu), de Domoni (particulièrement du Nyumakele) et de la commune de Sima. Bien que cette histoire paraisse plausible, je m’interroge sur sa véracité. Peut-être voulions-nous mettre en avant une ascendance plus noble, en écartant trop vite les femmes à l’origine de cette magnifique tenue ? Il va sans dire qu’il est plus « glam » d’affirmer que c’est un héritage royal plutôt que le fruit de l’imagination extraordinaire de femmes makua /sakalava, anciennes esclaves du royaume d’Anjouan. La méprise ainsi entretenue ne reflèterait-elle pas là une forme de mépris? Je m’interroge…




Scènes de vie à Ndzuani.
Pour peu que l’on suive une linéarité historique, une hypothèse différente me paraît plus vraisemblable. Quand j’examine la photo du couple (au-dessus), je ne peux m’empêcher de croire que ces femmes ont été dépouillées de leur génie. Observez la tenue de cette femme makua. Elle porte une sorte de tunique et par-dessus un pagne sakalava (saluva). Il est pertinent de noter que ces femmes ne portaient à l’origine que le pagne et laissaient le reste de leur corps dénudé (les épaules en particulier). Avec l’arabisation des mœurs, elles ont été contraintes de couvrir de plus en plus leur corps. Or il leur fallait une tenue pratique pour pouvoir travailler et les couches de vêtements qu’elles portaient devaient certainement gêner leurs mouvements. Enfin, est à proscrire l’idée qu’elles aient sacrifié leur identité au point d’abandonner leur pagne saluva.
J’en conclus aisément que l’une d’entre elles eut l’idée de couper le bas de sa tunique pour ne conserver que le haut, avec par-dessus le saluva. Une façon de marquer définitivement son héritage. Ce découpage leur permettait selon moi d’être plus fluide et d’avoir moins chaud, lors des durs labeurs aux champs. Il est donc possible que l’on ait voulu effacer intentionnellement l’origine véritable du gauni la shindzuani. Cette hypothèse se renforce quand on géolocalise les plus grandes couturières exerçant encore de nos jours sur l’île de Ndzuani. On les retrouve toujours à Koni et à Nyumakele. Des villages peuplés en grande majorité par les descendantes makua et sakalava. Avec le temps et l’envie de coquetterie, le gauni la shindzuani devient avec le shiromani un incontournable de la tenue des femmes anjouanaises. Et ce quelque soit leur rang social.
Les couturières innovent, quant à elles. L’ensemble évolue, passant d’une tunique à un shimizi/ kandzu. Son ouverture par devant s’orne d’un col (uhosi) et les manches deviennent plus serrées pour mieux mettre en valeur le haut du corps. La popeline vient en doublure et en finition pour éviter la transparence. Le saluva quant à lui se transforme en une grande pièce cousue à nouer autour de la poitrine. Une technique que seules des mains initiées maîtrisent. Peu à peu et parce que la mode est en constante évolution, le kanga (nambawani ou pantri en shindzuani) de Zanzibar s’impose comme le tissu de confection du gauni la shindzuani. Les couturières prennent soin de laisser paraître en bas du saluva la citation figurant sur le nambawani, comme un clin d’œil à une culture zanzibari similaire à celle de nos îles.
La couture est très minutieuse selon le modèle choisi et les finitions sont exclusivement faites à la main par celles qui ont encore l’art et la manière. Confectionner un gauni prend entre trois et quatre jours, voire plus, selon la complexité du modèle. Certains patrons nécessitent en effet une vingtaine de nambawani et mettent 2 à 3 semaines pour être finalisés. Le gauni se porte souvent dépareillé. Le haut diffère du bas par son étoffe, sa couleur, et par les motifs de la partie du nambawani choisi. Selon la tendance, on le façonne avec des tissus comme le wax ou encore des tissus indiens en soie. Les femmes courageuses, qui perfectionnent ces merveilles, se sont souvent échinées dans des ateliers de bric et de broc, avec très peu de matériel. Ces héroïnes de l’ombre ont aussi réussi à imposer le gauni la shindzuani comme la tenue phare de toutes les occasions festives et mondaines sur l’île.




Ce vêtement pose la question du legs. D’une génération à l’autre…
Bien plus qu’une simple tenue traditionnelle, le gauni la shindzuani accompagne la femme anjouanaise, lors des différentes étapes de sa vie. Depuis le berceau, on lui apprend à s’approprier une identité forte. En portant le gauni, elle symbolise toute l’importance de son existence. Le vêtement est ainsi présent dès la fin des quarante jours de la naissance d’une fille. Mère et fille portent le gauni pour se révéler au monde extérieur, comme une façon d’asseoir la tradition dans toute sa magnificence. A l’apparition des premières règles, la jeune pubère est célébrée au 7ème jour de ses menstruations, lors d’une sorte de cérémonie du premier sang. C’est la cérémonie du pondzo. Ce rituel ancestral marque l’acceptation du féminin sacré. Le jour de la célébration, les femmes de sa famille et les proches amies revêtent leurs habits traditionnels et se rendent chez la jeune femme pour solenniser son passage d’enfant à femme. Une manière de l’adouber et de la bénir par des dua.
Elles lui apportent aussi des poudres sacrées qu’elle doit appliquer sur ses seins, son ventre et son intimité en guise de hirizi. Ce porte-bonheur et ces invocations ont pour but également de la protéger tout au long de sa vie de femme. Durant cette cérémonie d’accueil, les femmes forment un cercle autour d’un grand mortier en bois placé dans la cour de la maison. Elles y versent la poudre sacrée, puis effectuent sept tours, en entonnant des chants ancestraux bien particuliers. Elles prodiguent aussi leurs conseils comme privilégier les études, bien choisir son futur conjoint, s’accepter en tant que femme. La jeune femme est présente lors de ce rituel d’initiation à sa féminité et ressent une appartenance forte à une sororité. A l’image de la santería, une religion originaire de Cuba, mêlant culte animistes, yoruba et christianisme, cette tradition anjouanaise est un mélange entre religion musulmane et rites présents dans nos îles, bien avant l’arrivée de l’islam. Ce que confirme Bourhane Abderemane, chercheur au CNDRS dans sa thèse sur les rites pré-islamiques à Anjouan.
Communément surnommée la « petite mariée », la jeune femme est parée de son plus beau gauni et ornée de bijoux. Elle est à l’honneur, consacrée reine. Le gauni est également omniprésent lors des festivités du mariage. Les femmes anjouanaises sont si attachées à cette tenue qu’elles n’envisagent pas de porter autre chose, lors de ce qui est apparenté au plus beau jour de leur vie. Elles se parent d’une dominance verte pour le mafungidzo (nikah ou halal), le mariage religieux. Puis elles s’habillent de couleurs plus vives pour la cérémonie traditionnelle du tari la nyadza. La touche de modernité et de singularité est apportée par le choix minutieux du tissu. Le gauni est alors parsemé de strass et de paillettes, afin d’être revêtu pour les grandes célébrations culturelles. Ces jours-là, la femme se présente en tant que notable accomplie dans sa communauté. A Anjouan, le gauni est porté presque tous les jours, le vendredi jour de jumu’ah, durant la période de ramadan, le jour de l’aïd, lors des mariages, etc. Il est également offert en cadeau à la belle famille et à la mariée. Une tradition jalousement gardée, qui se transmet de mère en fille, depuis des décennies. Cette tradition, qui perdure de génération en génération, lie les femmes entre elles, comme un relai validant le passage et l’acceptation à la féminité.
Ce qui suit est ma petite madeleine de Proust…

Ufalume bila ufahari
Plus jeune à l’approche de l’aïd, j’allais chez ma grand-mère maternelle pour récupérer mon précieux gauni. Elle nous attendait mes cousines et moi pour ouvrir sa grande cantine remplie de merveilles. Éblouie par la beauté des différents modèles, des couleurs chatoyantes, je ne savais jamais lequel choisir. Il fallait être alerte pour ne pas me faire doubler par mes sœurs de cœur. Une fois le gauni choisi, on allait ensuite se faire coiffer pour être la plus belle, le jour j. Ma grand-mère n’est plus, mais dès que je frôle le sol anjouanais, j’ai encore cette image nette de la cantine de ma mamie, posée dans sa chambre et imprégnée par l’odeur du jasmin séché. Cette femme si belle au teint caramel avait aussi une longue chevelure que j’adorais coiffer. Je la cajolais avec un peu de bois de santal, du jasmin sur les cheveux et du khôl sur nos yeux.
J’ai hérité de son envie de transmettre et de sa volonté de continuer à faire vivre nos traditions culturelles. Quitte à combattre les inventeurs du shikandzu (rires). Bien que ce mot paraisse banal et innocent, il gomme des années de transmission et d’histoire. En tentant de remplacer peu à peu le terme historique de gauni la shindzuani, il met en danger un fondement majeur de la société comorienne. Il engendre une acculturation et l’effacement d’un patrimoine séculaire, fruit d’un attachement inconditionnel à une coutume. Je ne peux conclure ce récit sans affirmer que toutes les tenues de grands créateurs ne valent pas à mes yeux le gauni la shindzuani. Son histoire, son élégance et l’héritage qu’il renferme constituent un capital culturel étroitement lié à notre identité comorienne. Il est le dur labeur de ces femmes makua, qui ont allié praticité et coquetterie pour révolutionner la mode de leur époque à nos jours.
Je suis cette femme fière de faire partie d’une lignée ancrée dans ses traditions.
Neymat Abou-Jaffar
Sources :
Slave Trade and slavery on rje Swahili coat (1500-1750), Thomas Vernet.
Histoire d’Anjouan, 2008 Dr Oger Izarn – Anjouan.net
Les rites pré-islamiques à Anjouan contribution à une étude culturelle des Comores, Bourhane Abderemane 13 dec 2017 Inalco.
Sultanat d’Anjouan, Jules Repiquet 1901.
[1] Propos recueilli par le journal Al-Watwan – 03/04/2017.