Dire qui nous sommes

Ce dimanche 6 août 2023 s’est tenu un événement d’envergure à Rabat. Les Comoriens étudiant au Maroc se sont rassemblés en nombre pour partager leur culture. Plus de 1500 étudiants, semble-t-il, convaincus d’être venus là se chercher une destinée, en attendant de servir leur pays, un jour. Impressions et souvenirs d’un grand raout universitaire au Maghreb.

Il est 17h00 passées, quand nous arrivons à Agdal. Ils sont quelques-uns à se retrouver là. Dans une ancienne école, prêtée par un partenaire. Ils sont là à s’agiter dans tous les sens du terme. Demain reste un jour béni pour eux. Cela fera deux mois qu’ils y travaillent, comme des bourrins assidus. Demain, dimanche 6 août, se tiendra la journée culturelle et scientifique de l’ACEM _ L’association des Comoriens étudiants au Maroc. Ils débarquent de partout. De Casablanca, de Marrakech, de Fèz, d’Oujda ou de Mohammadia. Dans le regard, ce même désir de valoriser ce qui rassemble. Leur pays semble inscrit en eux. À même la chair…

Très vite, nous nous laissons gagner par l’ambiante, joyeuse et débridée. Les cris, les fou-rires, les doutes aussi, d’une jeunesse œuvrant à préserver les communs. A l’instar de feue l’ASEC (Association des Étudiants, Stagiaires et Apprentis) en France ou des autres organisations étudiantes, rencontrées ici ou là, à Zanzibar, en Egypte, au Sénégal, en Guinée ou encore à Madagascar, ils sont là dans le souci de renouveler un pacte. L’étranger renforce le besoin de se retrouver entre Comoriens. A les voir ainsi affairés, certains murmurant dans un coin, d’autres hélant de loin le camarade longtemps perdu de vue, nous nous imaginons une sorte de grand shungu, où le sens du don et du contre-don serait aiguisé dans les cœurs. A peine si nous comprenons avec quel génie les uns pallient au manquement des autres.

A Agdal.

Les partenaires n’ont pas tous été fidèles au rendez-vous. Certains d’entre eux ont lâché à cause d’un agenda trop chargé ou d’une négligence de dernière minute. Cela fait donc des semaines que l’équipe organisatrice de l’événement s’arrache les cheveux pour savoir qui paie quoi, qui met quoi dans le pot commun, afin de ne pas rater ce rendez-vous historique. Rahim, préposé aux cuisines, veut savoir s’il faut sortir la viande et le poisson, dès à présent. Il a peur que la chair pourrisse, hésite à décongeler 24h à l’avance. La discussion de marmiton s’engage, mais la décision se prend à la collégiale. On discute, on argumente et on tranche, sur le fait notamment que les mabawa doivent sortir en dernier. « C’est comme ça quand on est en nombre et qu’on doit avancer au même pas. Il faut se mettre d’accord sur tout et éviter de la ramener au nom de tous, sans consulter les autres » souffle un camarade sur le pont.

Dans la grande cour, tout le monde paraît se concentrer. Corps en mouvement, les oreilles font du saute-mouton, passent d’une idée à l’autre, dans le flot des conversations serpentines. Demi-tours ou quarts de tour, on passe de la partition à deux au groupe. On brasse large, avec la banane au visage. Les parents, la coutume, la politique, le retour impossible au pays. Mohamed abandonne une discussion, évoquant les petits boulots et les limites que l’État marocain impose à ses étudiants étrangers, d’un air désolé : « On a l’impression, par moments, que les diplômés n’ont que le choix de rentrer au bled, comme on rentre au mitard ». Il préfère discuter des feuilles de manioc qu’il faut passer au mixeur, afin de leur redonner un visage autrement plus comorien. « On les a acheté chez les Centrafricains. Ils ne les préparent pas comme nous. Or on aime bien manger comorien pour ce genre d’événement. Alors, on broie du mataba, en repensant à la manière dont nos mamans préparent ce met », dixit celle qui a l’air de maîtriser la geste populaire des préparations de fête comorienne.

Lors des rencontres en journée à l’Institut.

Le bruit de son robot ne fait pas oublier que le staff en cuisine doit bientôt manger. Tous savent qu’il faut tenir jusqu’au petit matin. Certains sont déjà repartis dans Rabat à la recherche d’outils et de produits qui manquent. Epices et grandes cuillères à dénicher, pour parer au plus urgent. On aura beau dire, beau croire. Il y a quelque chose de l’ordre d’une humanité retrouvée dans cette solidarité improvisée. Entre des étudiants qui ne se fréquentent sans doute pas durant toute l’année, mais qui n’ont pas encore été atteint par le délitement qui menace l’Être-ensemble au pays. Nul ressentiment. Aucune défiance. Les anciens et les plus jeunes réunis dans un même élan. Youssouf et son ami s’affairent sur les réchauds à gaz. Une jeune femme est en train d’enrouler des tripes de mouton sur elles-mêmes. Pour un plat de mswamaha, une recette du bled que seuls les amateurs sauront apprécier. Un autre camarade remue du ntibe dans une grosse marmite, non loin de ceux qui découpent le manioc en morceau. Dans une salle à côté, on prépare le repas de ce soir, afin de soutenir les troupes. Tout le monde a l’air épuisé, mais la perspective du jour « J » est là.

Bientôt, minuit. L’envie nous surprend à regarder cette jeunesse habitée, qui s’invente son utopie à peu de frais. On repense au temps des maele ya mabea, du riz brisé et de la fratrie rassemblée. Shungu shangu sha havi ? Les repas n’étaient alors que des prétextes pour consolider des liens futurs. Car c’est à cette seule fin que s’attelle cette jeunesse. Demain, ils seront appelés à retrousser les manches et à relever un pays défait, en repensant à ces rares moments partagés en terre marocaine. Ici, ils apprennent à conjuguer leurs humeurs et à se nourrir de promesses pour des lendemains meilleurs. Ils apprennent à manager, à concevoir des applis, à imaginer des plans d’archi, dans la perspective du retour, mais se laissent, pour beaucoup, happer par des rêves d’ailleurs, là où l’herbe pousse mieux qu’au pays. Dans les années 1980, toute une jeunesse politisée est rentrée à Moroni, avec l’idée de tenter une révolution du grand soir. Ils ont fini broyés sous les bottes des mercenaires. Na shetwani kafungwa ! On ne sait jamais ce qui attend les diplômés du Maroc à leur descente d’avion. Anzafu se veut dubitatif : « En ce qui me concerne, je ne sais pas si je vais rentrer. Le pays ne nous propose rien, ne nous offre aucune perspective ». Il a déjà fait l’expérience d’un stage à Comores Telecom, et il est resté sur sa faim.

Sur la grande scène du théâtre national Mohammed V à Rabat.

A 8h du matin, se retrouvent les plus vaillants. Pour accueillir leurs camarades des autres cités. L’engagement à servir les autres contribue au succès de cet événement. Les anciens – jusqu’à l’actuel président de l’Union africaine – connaissent ce moment où l’on réapprend le goût du pays, en revoyant les siens, l’espace d’un week-end. Personne n’est là à Rabat pour soigner son ego en crise. Tous revendiquent une forme d’humilité au nom de la solidarité, cette valeur centrale. Nul besoin de préciser au passage que certains ont fini leur nuit dans des espaces qui ne transpirent pas l’opulence. Être étudiant, c’est apprendre à souffrir en silence, dans l’attente de jours meilleurs. Par ailleurs, les Comoriens disent : waungwana kawasamizana. A Rabat, on se serre les coudes pour faire place aux camarades de passage. Après des années de crise, en réalité augmentée pendant la pandémie, on pensait que c’en était fini des principes et des agapes de ce genre. Les membres de l’ACEM démontrent, si besoin est,  que les liens peuvent et doivent  être renouvelés à tout moment. Il en est qui ne se connaissent pas ici, qui débarquent du bled cette année, qui en sont encore à s’interroger sur leur vis-à-vis immédiat, qui croulent sous des tonnes de questions…

Mais il faut de tout pour façonner un monde. A 9h00  – drôle de certitude dans cette ambiance où tout le monde est fâché contre la montre – débutent les activités, proprement dites. Un Question pour un champion, qui perturbe quelque peu par son contenu, mais déride les esprits des plus jeunes en compétition. Un débat contradictoire sur Mayotte la grande occupée, un autre sur le rapport entretenu avec les traditions et les institutions de l’archipel, une conférence sur la culture et le patrimoine. Des moments qui rappellent la chaleur d’une vie passée au pays à ceux qui, ici, apprennent à fabriquer du « nous ». Chacun soutien sa section, mais applaudit le gagnant, quelle que soit son équipe. « Vous avez remarqué ? Ici, on s’affiche de Casa ou de Kenitra. Personne ne parle d’Anjouanais ou de Grand-comorien. Cela seul suffit à nous rendre fiers. Nous sommes Comoriens, même si parfois on peut regretter des réactions de la part de certains camarades, incapables d’avancer dans l’esprit du « nous », dont vous parlez » tente d’expliquer un étudiant, après que le consul général à Laâyoune, Saïd Omar Saïd Hassane, ait fini son speech d’ouverture. « Vous êtes en train de faire rayonner votre pays, à travers la culture, à travers ce que vous faites. Vous êtes nos ambassadeurs ».

Retour à Agdal, visages fatigués, à l’heure du débriefing. Qu’est-ce qui a fonctionné, qu’est-ce qui n’a pas fonctionné dans l’organisation ? Au lendemain de l’événement, le staff exécutif s’interroge et s’auto-critique, avant un éventuel bilan devant les membres de l’association.

Saïd Omar Saïd Hassane en est persuadé. Longtemps enseignant à l’université des Comores, il sait que l’avenir se conjugue avec cette jeunesse en quête d’elle-même. « Vous êtes l’espoir de notre pays. Vous êtes en contact avec la population (marocaine, s’entend), avec vos enseignants. Vous montrez le vrai visage de ce qu’est le Comorien. Et je ne peux que vous en remercier ». On se surprend alors à réfléchir à une grande enquête autour des efforts de l’Etat comorien pour former ses enfants, en se fondant sur l’expérience de ces étudiants au Maroc. Quels rapports entretiennent-ils avec ce pays qui les accueille, les accompagne, leur ouvre la perspective ? On prend toujours exemple sur la jeunesse formée en France, là où se retrouvent la plus importante diaspora comorienne au monde de nos jours. Les derniers arrivés au bataillon ne rentrent que lorsque l’échec menace de les emporter dans son tourbillon. Ceux qui réussissent à se forger une situation en Europe ont dû mal à fomenter des plans de retour. Cette phrase, incorrecte, leur revient toujours aux lèvres : « Pourquoi revenir dans un pays qui n’a rien fait pour moi ? » Pour quiconque sait par quels moyens ils ont quitté le pays, cette phrase est incompréhensible, voire est fausse. « L’État a fait ce qu’il a pu, mais qui d’entre nous peut déclarer, sans réfléchir, que c’est grâce au pays-hôte qu’il arrive au bout d’un cursus ? Nos études, primaires et secondaires, on les a fait au village, pas à l’étranger. On ne peut oublier les efforts de nos enseignants, de nos parents, de nos familles ».

En début de soirée, tous les étudiants se retrouvent dans l’enceinte du théâtre national Mohammed V, où les différentes sections de l’ACEM, fidèles à une vieille tradition remontant justement aux premiers étudiants comoriens arrivés au Maroc, rappellent ce qui forge une partie de leur identité, en mettant en scène un patrimoine populaire immatériel, celui des danses traditionnelles. Les uns à la suite des autres, ils sont montés sur la scène du théâtre pour dire qui ils sont, précédés protocolairement de leur président, Abdallah Mahamoud, et du ministre-conseiller, Housni Mohamed Abdou, à l’ambassade des Comores (le chargé d’affaires) à Rabat. Ils étaient là, certes, pour s’enjailler, mais pas que. A leur manière, ils ont su défendre les couleurs nationales dans leur pays-hôte. Un pas de danse après l’autre, nous avons eu cette conviction. Celle d’une jeunesse qui se revendique encore d’un pays. Qui s’imagine, plus que jamais, appartenir à un même territoire archipélique. Tous ont cette seule et même fragile ambition dans leurs rêves : «  On a besoin de croire en notre humanité de comoriens, comme vous le disiez tantôt. C’est ce qui explique que nous soyons tous réunis là, pour cette journée historique ». En attendant l’heure des bilans, le staff exécutif s’est retrouvé le lendemain de l’événement pour débriefer sur ses manquements, avant que le président n’aille prendre le train à 21h30 pour Casa, où il se devait de réconcilier des âmes éconduites, la veille, à la suite d’un passage mal négocié sur la scène du théâtre Mohammed V.

Soeuf Elbadawi