Pour un fonds de garantie au service de la culture

La bataille pour l’accès au crédit, menée depuis plus de deux ans par l’association Ilatso, en faveur des acteurs de la culture, ne semble pas rencontrer d’écho auprès des institutions de la place. La structure envisage de créer un fond de garantie à caractère privé pour accompagner certains de ses projets.

« Cela fera plus de deux ans que nous interpellons l’institution bancaire, sans parvenir à la convaincre. On a commencé par tabler sur la microfinance, puis nous sommes partis frapper à la porte de maisons plus grandes. Nos arguments ne doivent pas être assez bons pour mériter un quelconque examen de leur part, alors qu’elles nous sont nécessaires pour fonder une réelle économie de la culture. Nous avons épuisé toutes nos hypothèses sur cette question ». Ainsi s’agace Soeuf Elbadawi, artiste et auteur, chargé des opérations au sein de l’asso Ilatso (il vient d’en prendre la présidence), une jeune structure rassemblant des acteurs culturels, créée à Moroni en septembre 2022.

A la Meck Moroni, institution pourtant attirée par le projet, l’association a fini par faire chou blanc. Auprès d’Exim Bank, idem ! « D’une institution à l’autre, on a des réponses discutables, qui ne laissent aucun doute sur le fait que la culture ne leur paraît pas un secteur profitable. Accéder au crédit pour eux est impossible. Nous aurions apprécié une offre de leur part. Mais nous avons bien compris que la question, elle-même, leur paraît saugrenue. On ne mise pas sur la culture, à moins de focaliser sur des mécanismes d’aide, assurés par des partenaires tiers ». Io tabiri ! ont l’air de répondre certains financiers de la place. Les poètes, les artistes et les artisans ont besoin d’un sérieux coup de main pour élargir leur perspective, loin des politiques d’influence, mais il ne découlera pas de ce qui existe. Il faudrait peut-être une révolution pour qu’il y ait un changement dans les usages.

Ilatso pose pourtant des questions fort pertinentes. Comment Studio 1 s’y prendrait-il aujourd’hui pour s’imposer ? Qui mettrait un kopeck pour la relance de l’Al-Camar ou l’accompagnement d’un concept comme celui du Twarab Ayn à Moroni ? Qui s’inquiète de former les acteurs d’un secteur réduit à sa plus expression, sans moyens, ni soutiens, depuis des années ? Pourquoi les autorités ne se décident-ils pas à envisager une politique digne de ce nom, en assurant un soutien à des initiatives telles que celle du CCAC ou du Tché-za School de Seuch dans la capitale ? Autant de questions qui rongent cette scène, abandonnée des décideurs. « L’extrême fragilité dans laquelle évoluent la plupart des acteurs du secteur n’attire pas. Pourtant, tout le monde disserte sur l’apport non négligeable de la culture dans le devenir économique du pays. On tient même des discours sur le rôle de la culture dans le tourisme. Uga, uga, pour reprendre les paroles du rappeur AST ».

Une rencontre lors du Fuka Festival à Mirontsy entre de jeunes scolaires et les artisans du street-art Makinz et Tcharo. Comment transmettre un désir de créer dans un environnement aussi fragile ? La question est souvent posée…

Les concernés eux-mêmes sont persuadés qu’ils ne peuvent défendre leurs projets qu’en mendiant une existence auprès d’institutions, qui, elles, n’analysent pas la viabilité des projets sur le long terme, mais leur solvabilité dans l’immédiat. Le dialogue de sourds est évident entre les parties prenantes. Le pire, c’est de voir que ces décideurs n’ont aucune espèce de respect pour la chose culturelle. « Parfois, je me demande s’ils comprennent vraiment de quoi il est question ». Les membres de l’association Ilatso espéraient convaincre en deux ans, en vain. L’an passé, ils ont essayé de contourner l’obstacle, en développant Walimizi autour des métiers de la culture. Une appli, déjà fonctionnelle (téléchargeable sur Playstore), qui sera pour le coup officiellement lancée en décembre, et qui valorise cette scène. L’UCCIA, les établissements Nassib et la Meck devaient la supporter. Mais rien n’est acquis ! Même si l’UCCIA et les établissements Nassib semblent confirmer leur contribution prochaine.

« Le lancement officiel se fera au mois de décembre. Il s’agit d’un atout essentiel pour les acteurs de la culture, qui ont besoin d’un outil favorisant leur visibilité. Avec cette appli, nous créons une présence sur chaque mobile comorien ». L’asso a par ailleurs pris part à l’organisation d’un événement récent, dédié à la littérature comorienne d’expression française. C’était en février. Un partenariat conclu avec le New Select (Ets Nassib) et l’association Konceptus. L’événement a rassemblé différents auteurs (Rahma Said Salim, Mab Elhad, Bachirou Mahmoud, Youssouf Moussa, Anissi Chamsidine, Soeuf Elbadawi) : « C’est un aperçu de ce que l’on peut réaliser à plusieurs. Mais sans argent, nous ne pouvons miser sur plus gros. Nous pensons que la culture peut aussi générer de l’argent. Mais il y a besoin pour cela de deviser ensemble avec tous les partenaires et de privilégier certains projets qui serviront de moteurs au reste. Les acteurs culturels ne sont pas bêtes. Ils sont capables de défendre un savoir-faire, de générer des revenus. Encore faut-il nous faire confiance ».

L’auteur de Un dhikri pour nos morts la rage entre les dents[1], ouvrage consacré par un prix Ile de France, des apprentis, stagiaires et lycéens en 2013-2014, souhaite interpeller les décideurs. « On a du mal à convaincre. Mais c’est connu ! Le revenu de certains auteurs-compositeurs double de volume durant les périodes de mariage par ici, mais ils ont besoin de financer des séances de studio pour assurer une meilleure production. Qui pourrait dire que ce n’est pas une affaire rentable ? Un éditeur comme Komedit a besoin de fonds pour assurer une meilleure distribution de ses livres dans l’archipel. Qui peut le nier ? Un styliste comme Chakart ou Farouk n’aurait-il pas envie de financer une meilleure production pour accéder à plus de marché ? Nous ne sommes pas idiots dans la culture, nous sommes capables de produire des business-plan comme tous les autres acteurs ». Économiques, s’entend. Rendre le crédit accessible pour les acteurs culturels est donc une nécessité, un début de considération, un premier pas.

Une singularité bien comorienne : le billet de banque comorien est le premier au monde à se réclamer de la poésie. Le verbe de Mbae Trambwe ou de Mab Elhad y est repris. On se demande pourquoi cette confiance n’agit pas sur le reste…

« Les banquiers et les promoteurs de la microfinance ne veulent pas changer de discours sur la culture. Ce qu’ils veulent, c’est accompagner ce qui marche déjà, et non ré-inventer un monde pour demain. A force, ils ne financeront que des grands-mariages et du béton ». D’où l’intérêt de travailler, au sein de l’asso Ilatso, à la création d’un fonds de garantie privé, qui assurera, selon certaines conditions, des moyens de financements à certains projets menés par ses membres. « C’est le seul moyen de lutter contre la précarité du secteur et contre le manque de vision à long terme. Et puis il faut aussi savoir qu’il y a une volonté de casse de tout ce qui permet de penser dans ce pays. La culture en fait partie ». Avec l’UCCIA, il a été question à un moment de nourrir un projet de création de salles. Des opérateurs économiques de la diaspora auraient manifesté leur souhait de développer un réseau de diffusion du spectacle vivant. Ayant travaillé un temps à l’idée de transformer l’Arène d’Oasis (Moroni) en espace culturel alternatif, avec le soutien notamment du patron des établissements Nassib (aujourd’hui à la tête de l’UCCIA), Soeuf Elbadawi regrette que les autorités communales (l’ancienne équipe) aient bloqué le projet.

« Nous avions pourtant des soutiens financiers conséquents. Mais on dirait que tout le monde se donne le mot pour ne pas prendre les acteurs culturels au sérieux. On a beau essayer, ça bloque à tous les niveaux, et ça commence sérieusement à nous mettre la honte. Il faut toujours qu’il y ait un truc qui cloche ». Il le regrette, amèrement. « Tout se passe comme si les réunions finies, on s’auto-congratulait dans l’entre-soi, sans penser au suivi. On aime ça, dire qu’on aide la culture, qu’elle est importante pour le pays. Sauf qu’à la fin, on comprend que les personnes avec qui l’on parle ne se sentent en rien concernés par la réalité des projets. Nos contenus ne les interpellent guère et ils ne sont pas toujours les bonnes personnes pour statuer. Ils donnent leur accord, uniquement quand ils pensent pouvoir capter des fonds d’aide. C’est limite absurde ! Je vous laisse imaginer la tête du banquier en face, lorsqu’on lui parle d’investir. A peine s’il justifie son total désintérêt ». L’association Ilatso essaie de forcer au dialogue sur la question. « Sans l’apport des décideurs économiques et politiques, il ne se passera rien, on mourra ». Au pays de Trambwe, il n’ait donc pas de place pour ceux qui misent sur une poétique de l’espérance. Un comble ! Quand on sait l’importance d’une action culturelle pour le destin commun. Et à nouveau cette question, qui résonne dans le vide. Et l’État dans tout ça ?

Chamsoudine Ahmed (Nassib/ UCCIA), l’un des rares décideurs à admettre les gens de la culture à sa table, a annoncé une nouvelle, très récemment. Un dispositif vient selon lui d’être mis en place. Avec l’UCCIA et des financiers de la place (comprenant quelques banquiers), ainsi que des représentants de l’État. Son objectif : accompagner des projets économiques audacieux, en misant sur le principe du business-plan qui marche. Les candidats au crédit n’auront plus besoin d’engager leurs bijoux de famille. Les acteurs culturels n’auront surtout plus besoin de mettre l’or de leurs grand-mères en gage pour avoir droit à la confiance des investisseurs. De quoi remonter le moral des troupes. Mais comme le souligne l’adage populaire : « Ne fuhe ngerambe kondze ». Soeuf Elbadawi, dont une partie de l’activité se réalise, principalement, à l’étranger, aujourd’hui, accepte, lui, de rentrer au bureau d’Ilatso, pour repartir au front. En espérant que d’autres acteurs rejoignent le projet : « le temps est peut-être venu de nous parler entre poètes, artistes et artisans, afin de définir une stratégie commune et de défendre nos projets, au lieu de continuer à nous taper dessus. Ce qui ne nous a pas trop réussi jusque-là, reconnaissons-le ».

Med


Image en Une. L’ancienne bâtisse de l’Al-Camar, cinéma d’avant-garde, s’il en est, aujourd’hui condamné à se mourir de sa belle mort.

[1] Paru en 2013, Vents d’Ailleurs.

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