Ngoshawo urambuhe

Les fêtes communautaires et leurs danses. Reportage sur les fameuses journées culturelles que les Comoriens organisent de plus en plus en France. Pour renouer avec les valeurs de partage censées représenter le pays d’origine.

Le sol glisse sous des pieds vaillants. L’endroit semble quelque peu exigu. Ni parquet de danse, ni scène dédiée. Il y a à peine assez d’espace pour tous, mais le cœur des danseurs, lui, file droit. On danse le sambe, le lesso à l’épaule ou tenu entre deux bras. Ngoshawo ngoshawo/ Ngoshawo urambuhe hamlendje/ Ngoshawo urambuhe. Que l’aube renaisse de sa nuit, comme toujours. Les traditions refleurissent et redonnent vie aux croyances communes. Chaque participant exécute les pas avec plus ou moins de maîtrise. Un tour, deux tours, puis la mêlée s’emballe. On virevolte…

Ces moments intenses de retrouvaille s’organisent de plus en plus en France. Dans le cadre de journées labellisées « culturelles », les Comoriens reprennent la « geste » ancienne des gardiens du patrimoine, surtout en cette période estivale. Avec les beaux jours se concoctent les meilleures fêtes de village, qui représentent autant d’occasions de lever des fonds pour soutenir tel ou tel autre projet de développement, en faveur du pays. Au programme : gastronomie, défilé de mode, conférence, twarab le soir, et l’après-midi, danses traditionnelles. Comme au pays ! A la différence qu’ici hommes et femmes se retrouvent à danser au coude à coude. Là-bas, les participants se confondent rarement dans une même danse, à moins de se croire au bal.

Images d’archives des danses du mouvement Msomo wa nyumeni.

Ce phénomène est surtout né ou a plutôt pris de l’ampleur dans les années 1970. Quand le msomo wa nyumeni – mouvement culturel – voguait droit devant, il a été question de se réapproprier son identité, en valorisant d’antiques chants et danses que le temps avait fini par remiser dans un coin. L’ASEC – Association des Stagiaires et des Étudiants Comoriens – a été une des pionnières du genre dans l’Hexagone. A chaque raout, le revival était assumé. C’était l’époque des danses folkloriques, un peu partout dans le monde. Les Comoriens n’étaient pas en reste. Le patrimoine, re-questionné, se nourrissait par ailleurs de patriotisme et d’obsessions de lutte. Anti impérialisme, mise en question du féodal, revendications citoyennes. Les militants associatifs savaient manier le verbe, à la recherche d’une langue qui dise le monde en devenir.

Chamama, interprété par Chamsia Sagaf, continue encore de bercer les jeunesses soucieuses de forger l’avenir. Elle, comme d’autres artistes de renom sur cette scène comorienne, ont fait leurs premiers pas dans les rangs du msomo wa nyumeni. Entretemps, l’utopie s’en est allé, mais la tradition est restée. Des années 1980 à nos jours, les associations, à caractère surtout villageois, se sont multipliées sur les terres de France et de Navarre, prolongeant la volonté du Comorien de se mirer dans la glace, en se réclamant des siens. Hayasa ! Ce cri est repris depuis le fameux tube de Ridhoi. On danse, on se lâche, on se fige. Jeunes et vieux se laissent entraîner sur la piste. Les plus aguerris dans la ronde apprennent aux nouveaux arrivants comment intégrer l’ambiance et avec quels pas : « Il y a un esprit de partage. Ceux qui savent comment faire sont là pour indiquer la marche à suivre aux danseurs maladroits. La plupart des participants sont nés ou ont grandi ici. Ils ne savent pas comment ça se passe vraiment au pays ».

Certains n’imaginent pas qu’il puisse se poser des problèmes de mixité dans une simple danse. « Ici en France, on fait les Sabena[1]. On ignore sciemment les règles de conformité liées au genre. Les femmes dansent le sambe et le mshogoro, en même temps que les hommes. On trouve même des hommes qui dansent le tari. Ce qui n’arriverait jamais au pays » explique une maman. Le voyage dans l’ailleurs fait taire le délit de mixité genrée. « On n’a pas fait tous ces kilomètres pour se prendre la tête. On retient juste les bonnes vibes. Ces danses nous ramènent à une certaine idée du patrimoine, lieu de représentation de soi et de la communauté à laquelle on est censé appartenir. Ces danses sont autant de marqueurs d’ambiance ». Et c’est physique ! « C’est vrai que ce sont des danses qui exigent un peu de gymnastique à l’interprétation. On rit beaucoup des maladresses des uns et des autres. Mais les gens dans l’ensemble sont bienveillants. L’ambiance reste bon enfant ».

En région parisienne, notamment lors de la dernière fête nationale d’indépendance (première image).

Certaines associations l’ont bien compris. Elles animent des ateliers d’initiation à la danse à l’année. On fait appel à des spécialistes, récemment débarqués du pays, pour apprendre l’essentiel d’une danse, même si, la plupart du temps, la reprise va se faire sur un ton folklo. « C’est vrai qu’il y a un côté figé dans ces traditions. Mais le Comorien, qui, sans cesse, doit se battre au quotidien pour s’inventer des repères, a besoin de ces marqueurs culturels pour se sentir exister. Dans une journée culturelle, on est content de pouvoir déguster du mataba ou du pilau, de savourer quelques sambusa, kuskuma ou autres badjia, tout comme on est content de danser quelques pas de sambe ou de mgodro. Après, ils savent qu’il faudra attendre l’année d’après pour à nouveau retrouver ce sentiment d’appartenance. Sinon, le reste du temps, on essaie de montrer patte blanche à la société d’accueil. Il faut s’intégrer », commente un monsieur, engoncé dans un djuba, qui, lui, résonne hors temps.

Les journées culturelles remplacent les bals d’antan. « Les familles les préfèrent au bal, parce qu’elles peuvent venir à plusieurs, et ça les occupe toute une journée », explique notre guide, qui rappelle le ba.ba. « On a plus de chances de bénéficier d’une salle communale. Les autorités en France sont plus attentives à nos demandes. Elles comprennent qu’une communauté a besoin de se retrouver. Il n’est pas rare de les voir partager les discours de bienvenue, parce que c’est l’occasion pour eux de recruter des voix pour les prochaines élections », précise un responsable d’association. Une journée culturelle est un moment rendu nécessaire à la longue. « Je pense que si on était au pays, on ressentirait moins cette envie de se mêler à la foule des convives, lors des moments traditionnels. Alors qu’à Paris, on le vit comme une rare occasion de se sentir plus Comorien, surtout lorsqu’on a grandi entre deux immeubles de banlieue et qu’on a rarement l’occasion de voir autant de comoriens rassemblées que dans un week-end consacré au village d’origine ».

Les journées culturelles sont aussi l’occasion d’ouvrir la porte aux autres communautés. « Mes collègues de bureau, à force, ne ratent jamais une telle occasion. Il va y avoir une journée culturelle, comme l’an dernier ? me demandent-ils, toujours ». La communauté comorienne est parfois suspectée de sombrer dans l’entre-soi. Les journées culturelles, bien que labellisées « villageoises », se réclament d’une autre perspective. L’humanité entretenue durant ces raouts, qui ont lieu les week-ends, séduit un public autrement plus large. « Il n’y a pas que des histoires de village. Des associations portées sur le développement ou même sur la politique organisent ce genre d’événement. MYM par exemple, qui est une association de combat citoyen nous invite à la fête de l’indépendance comorienne. Mais ce qui est intéressant, ces derniers temps, c’est qu’il y ait la possibilité, un même jour, de se rendre à plusieurs rendez-vous, œuvrant pour la même cause. C’est nouveau de voir la fête nationale célébrée à trois endroits en région parisienne. C’était le cas, cette année », constate un organisateur.

Lors d’une journée culturelle organisé par l’ACEM (Amicale des étudiants Comoriens) à Rabat-Salé au Maroc, l’année dernière.

A Paris, Lyon, Marseille, se multiplient ces occasions, qui font penser à d’autres pays, où se retrouvent les Comoriens, pour célébrer leurs traditions. Au Maroc, au Sénégal, à Madagascar, à la Réunion. « Cela part souvent du milieu étudiant, qui éprouve le besoin de se retrouver, au nom de la solidarité. Mais figurez-vous que certains apprennent à danser le sambe ici en France. Au pays, ça ne les a jamais vraiment intéressés, auparavant. Les participants lors d’une journée culturelle redécouvrent leur pays avec d’autres yeux. Et pour certains c’est l’occasion de renouer le lien avec leurs communautés de village ». Les tractations de mariage se nourrissent du tohu-bohu de ces grandes fêtes communautaires, où les familles peuvent se poser en gardiennes du lien. Leurs enfants apprennent à mieux se connaître, trouvent matière à prolonger de vieilles alliances entre les lignées. « Nombre de mariages ici ont repris le principe. On les célèbre à la manière des journées culturelles. Les invités s’y retrouvent et partagent un même pas de danse. Mêmes des ukumbi s’organisent en France. Il n’y a plus besoin de payer le déplacement de toute la famille au pays pour être heureux. Et il n’y a pas mal d’argent qui circule là-dedans, avec les traiteurs, les marieuses, les revendeurs d’objets, censés représenter le pays. On peut parler du trafic d’or entre Dubaï et Paris ou Marseille », ajoute, sur un ton plus cynique, un convive.

Récemment, les contrôles aux frontières se sont faits plus stricts. « Longtemps, on a pisté les Comoriens sur le retour. Ils préféraient ramener du cash sur eux, plutôt que régler des frais bancaires pour des transferts. La carte bleue est en train de révolutionner les habitudes, les transferts d’argents sont plus simplifiés également. Mais une nouvelle offre s’est présentée, entretemps. Ce sont des Comoriens, qui reviennent de Dubaï, avec de l’or à vendre pour les mariages au bled et ici », confie son voisin. Ces journées culturelles sont l’occasion de transactions, qui ne disent donc pas leurs noms. On y négocie le mariage de tel ou tel, on y revend l’or, tout comme on y montrer le savoir-faire des uns et des autres aux couleurs du pays. Artisans et traiteurs font leurs commerces à ces occasions. « Ce sont des mini festival où l’on promeut des produits locaux. Les associations culturelles ne sont que des excuses parfois pour satisfaire au business de certains membres de la communauté. Mais la culture, c’est aussi cette capacité à vendre ce qui nous représente. Imaginez que la majeure partie des gens qui viennent là ne fréquentent que rarement la culture, en dehors de ces moments de retrouvaille. Ils ne vont pas au cinéma, pas au théâtre, pas à l’opéra. C’est leur seul moment de démocratisation culturelle. Et on y parle le langage du divertissement, et non de la grande culture. Cela aussi, il ne faut pas l’oublier » poursuit le convive cynique.

Farah Zineb


L’image à la Une est signée Ned.

[1] « Faire le Sabena, qui n’a plus de repères ».