Evoquer les Comores, aujourd’hui, c’est vouloir parler d’une société de la résilience, qui a vécu ses neuf vies, tel un chat, mais en ayant emprunté mille autres à tous ces êtres, qui, de près ou de loin, ont posé leur pied en ces îles. On a quasi vécu dans une culture à l’aveugle, effaçant allègrement la trace derrière nous, sauf quand elle nourrissait une sorte de fantasme d’altérité. Ce texte est paru dans le numéro 18 du journal Uropve.
Cela, depuis le premier coelacanthe, histoire dont personne ne connaît vraiment l’origine, jusqu’aux premiers Austronésiens, venues d’Asie, sans oublier les cousins venus d’Afrique de l’Est, d’Arabie et de Madagascar – Bantu, Perses, Arabes, Indiens, Malgaches – ni ceux venus d’Europe – Portugais, Anglais, Français – sans vouloir aller plus loin. Des histoires à base de sang-mêlé, de marin qui déboule, de bras qui ne savent plus comment repartir, de légendes populaires, transmises de foyer en foyer, relient ainsi les filles et fils de l’archipel. Des histoires venues de l’ailleurs se fondre dans un volcan en rut, en espérant apporter un peu d’apaisement à des milliers d’homme débarqués là, sans le moindre espoir de retour possible. Avant eux, disait-on, il y avait eu les djinns et la terre. Après eux, il n’y eut que d’autres hommes en quête de vie et de sens. Ainsi sont nés les premiers habitants, qui, rappelons-le, ne s’appelaient pas encore « Comoriens », mais bien « gens des îles ». Wamasiwa…
Les Anciens se souviennent qu’un jour nos ancêtres furent plus que contents de trouver enfin une terre-refuge, où leurs récits de vie deviendraient on ne peut plus simple à tisser, selon la fameuse règle du shungu, et ce, bien avant l’arrivée du Saint Coran. Tout cela s’est passé il y a bien longtemps, avant le narcissisme des petites différences et la peur du voisin immédiat. Avant même que l’Etat français ne vienne imposer sa loi au grand nombre et que la force du collectif ne s’éteigne sur les places publiques, au profit des petites histoires personnelles, sans autre lendemain que la haine et la division. Sans doute qu’il y eut des heurts et des querelles sans fin, à ces époques passées, mais jamais au grand jamais personne ne parla de s’asseoir sur les liens jadis noués entre les uns et les autres, au nom du destin commun. Le mieux qu’on puisse dire est que ces hommes n’ont rêvé que d’égalité, à défaut de savoir comment sortir du mépris de classe et des schémas figés par le temps. On savait l’esclave toujours en train de courir après son maître, au nom d’une intégration sociale, fondée sur le don et le contre-don, et on rêvait du dernier chapitre de cette histoire, pour parvenir enfin à l’utopie d’une société idéale.


Une ouverture au palais du Gerezani. Des documents anciens exposés au musée du CNDRS.
Ce rêve s’est cependant éteint à un moment donné de l’histoire, et le pays n’a plus connu que des destins ratés et de l’amertume, digne d’un lendemain de défaite. À partir des années dites coloniales, les Comores se sont retrouvées engluées dans un imaginaire de pays déconstruit. Avec une première bataille perdue, qui a consisté en la perte des repères les plus intimes. Le citoyen de ces îles s’est mis à ressembler à l’image que lui fabriquait son maître. Une image éclatée, donnant l’impression d’un monstre à quatre têtes. Il eut fallu des écrits de résistance et des moments de rejet certain, à l’instar des premiers marrons connus de l’archipel, pour sortir de cette nouvelle identité en construction. Mais le temps étant ce qu’il est, le pays a vécu cette longue période, en récitant la leçon du vainqueur, après lui avoir tout concédé. Passons sur les faits, qui sont têtus ! Figurez-vous simplement qu’en 1975, lorsqu’on fit sonner les trompettes de la victoire, le citoyen donnait cette impression de devoir se chercher encore. Il y a bien eu cette jeunesse, militante et résolue, face à l’expérience de la domination, mais force est de reconnaître que parmi les théoriciens de la libération nationale, aucun n’avait pensé à l’importance du legs, au moment du passage à témoin.
Cette jeunesse a dû bricoler, s’inventer ses propres pères, à défaut de se reconnaître dans le miroir. Elle a surtout brocardé les féodaux, remis deux ou trois classiques de la tradition au goût du jour, au nom de la révolution et du msomo wa nyumeni. Mais on ne fabrique pas un pays avec des bouts de mémoire. Il ne leur a pas fallu 50 ans pour les voir revenir la queue entre les jambes auprès de leurs vieux oncles. Entre l’épuisement de l’utopie soilihiste en mode accéléré, les manœuvres du néocolonialisme triomphant, il n’a pas été facile pour cette jeunesse de négocier l’écriture d’un grand roman archipélique. Chaque enfant de ces îles, née durant ces années 1960-70, devinait assez bien qu’il finirait par avoir le pied décalé face au monde nouveau. Les choses ont eu beau changer d’un pouvoir à l’autre, jamais, durant ce temps, ne s’est produit le miracle, tant espéré. Prenez le premier habitant que vous trouvez sur le chemin, posez-lui la question de ce qu’il a été et de ce qu’il souhaite devenir, lui ne vous parlera que du présent, qui le déborde, et dont il n’arrive pas toujours à cerner le comment du pourquoi. Les années passant, on se rend bien compte que l’école aurait pu jouer ce rôle. On y aurait enseigné la complexité d’un pays, en partant de la langue et de l’imaginaire qu’elle promeut, en essayant également d’y adjoindre d’autres possibles. Mais si la chose reste pensée dans la plupart des esprits éclairés, les mots, eux, n’ont été suivi d’aucun acte. On parle, on ratiocine, on coupe les cheveux en quatre, mais au final, on ne sait plus comment retrouver le socle des communs. La malédiction du Comorien est d’avoir un jour été, et de ne plus savoir comment le rester.
Lorsqu’on parle de legs, on met le doigt sur cette chose, qui, à l’évidence, a nourri l’archipel, avant de traverser les âges, tel un numéro de claquette conformiste, jusqu’aux générations actuelles : l’histoire du patrimoine. Les parents lèguent ce qu’ils peuvent à ceux qui arrivent après eux. Affaire de filiation, si l’on veut, de transmission, pour être exact : une génération s’en va, laissant à l’autre le soin de reprendre derrière elle. Aux Comores, on a l’impression que ceux qui sont apparus en dernier ont dû tout remodeler à chaque fois, tout en sachant bien que c’est faux. La preuve, c’est que le citoyen est toujours pris dans une course, afin de retrouver ce qui a été, et qu’il n’arrive pas toujours à exprimer dans sa langue d’aujourd’hui. Et c’est bien là tout le problème ! Dans sa capacité à dire ce qu’à été sa réalité d’avant de façon précise, de manière à pouvoir envisager une mise en question, dans la perspective d’un avenir meilleur. C’est drôle que l’on soit obligé de vivre cette histoire dans un sentiment de disruption permanente. A chaque fois le même discours. Avant moi, il n’y eut personne pour éclairer l’avenir. Après moi, c’est le déluge. Comme si l’on était incapable d’aligner les fils dans le bon sens et de tracer un long continuum derrière chaque citoyen de ces îles.


Des images du Gerezani et de la place Shangani.
Il semble que feu Ali Soilihi avait imaginé la possibilité de s’asseoir autour d’une table et de redéfinir le rapport du Comorien à son passé, en essayant de l’instruire dans une perspective d’émancipation, où le peuple pourrait se mirer à nouveau dans le legs, sans pour autant se laisser asservir par les démons issus de ce même passé. On n’a jamais trouvé le lien entre les logiques au pouvoir durant son règne et celles s’insurgeant dans les marges. Toutes parlaient le langage de la révolution. Mais aucune ne sut comment tirer le bon grain de l’ivraie, laissant à d’autres la possibilité de plaquer leurs grilles de lecture sur ce qu’est ou non la réalité du Comorien. Ces autres, bien souvent, furent des étrangers, déboulant dans ce pays, comme dans un cabinet de curiosité, travaillé parfois par un fort besoin d’analyse comparative avec les autres peuples, et parfois par le besoin d’asseoir une logique de domination, pour laquelle l’ensemble archipélique ne serait que morcellements et traces éparses, à peine reliés. Ce sont ces mêmes étrangers – on en exceptera quelques-uns – qui eurent à former les tenants actuels de la recherche comorienne. Ceux dont les travaux risquaient fortement de servir la logique d’un pays en reconstruction. Il en a résulté tout un tas de récits, à travers lesquels l’incapacité de dire ce qui rassemble s’est trouvé largement écrasé par le totalitarisme de ce qui divise.
Sans doute que le problème du patrimoine dans ce pays vient aussi de là. De cette littérature née du doute sur ce que l’on a été ou pas. De la difficulté à articuler une lecture, qui soit pertinemment différente, des événements listés par ces premiers ouvrages connus. Du retard surtout que l’Etat a mis à trouver le moyen de discuter de ces travaux – si peu nombreux, ceci dit – de manière à élargir la perspective, en fournissant aux enfants de cet archipel un autre regard d’eux-mêmes. De 1975 à nos jours, on est restés figés sur une ligne de démarcation absolument absurde, situant une île à côté des trois autres, comme si l’on parlait d’entités différentes, se regardant de loin, en chiens de faïence. On ne s’est jamais posé la question du bébé et de l’eau du bain – dans le bon sens du terme – pour savoir ce que l’on devrait garder ou pas pour l’avenir. Car qu’est-ce qui empêcherait le séculaire d’agir en profondeur sur les imaginaires en position, au-delà des questions de politique immédiate ? On en vient presque à s’auto-renier, alors que le patrimoine commun le signifie sans cesse à tous. On peut être de cet archipel, en se revendiquant de la nation que l’on souhaite, mais en n’oubliant pas que l’on n’efface jamais le passé, totalement. D’autant qu’il finit toujours par ressurgir. Et que dit-il, lorsqu’il remonte à la surface ? Que le commun de ces îles a permis de fabriquer une identité singulière à chacun de ses rejetons, quelle que soit sa fureur du moment. Quiconque cherche à faire « patrimoine », ne peut se refuser à cette histoire, qui permet, dans l’autre sens, de se revendiquer d’une réalité encore plus grande. Nous sommes un « pays-monde ». Autrement dit, à chacun son Glissant ! Ainsi, ferons-nous du lointain passé un socle qu’à nouveau chacun peut emprunter à sa mesure. Car il n’y a rien dans le legs qui différencie les êtres évoluant sur cet archipel. Il suffit de remonter jusqu’à la trace pour saisir ce qui nous fonde un avenir.
Soeuf Elbadawi