Petite histoire d’une jeunesse branchée, surfant sur les influences d’outre-rive, l’oreille en alerte. Salut les copains, les Beatles, les Shadows, la musique zaïroise et autres popularités des sixties, nourrissent leur univers. Jusqu’au blaze, qu’ils empruntent à un célèbre groupe de Birmingham. Petite histoire des Moody Blues. Acteurs d’un dynamisme inédit dans le Moroni de l’époque.
Savoir ramener à soi un ailleurs lointain, qui fascine. C’est ce que font ces jeunes du Moroni des années 1960, témoignant à leur manière des trépidations d’une époque. Leur conscience du monde passe par la musique, qu’ils captent via les canaux radiophoniques et discographiques. Suscitant des envies diverses, allant du vestimentaire à celle de prendre les instruments, pour reproduire la bande son du moment. Mais d’abord, il a fallu apprendre à en jouer. Et pour ça, les Moody Blues ne cachent pas leur reconnaissance envers la bande à Adina et Hassan Jaffar (Les Blue Jean), qui les ont laissé accéder aux guitares, voire appris à en tirer un son, qui leur parle.
Même si les fondamentaux ont été acquis ailleurs. Hassan Oubeidi, dont les pairs ne manquent pas d’éloges, pour dire ses talents de soliste au sein du groupe, doit son initiation à un certain Mohamed Djouss, qui possédait une guitare classique. Après leur rencontre, cela va vite, gamme de do, structure des accords, Hassan ne met pas longtemps à s’approprier l’instrument. Sa motivation ? Les Shadows. « Je suis tombé sur une brochure des Shadows, ça m’a emmené vers leur musique ». Il traine dans le quartier Philips, où un marchand d’électronique diffuse leurs tubes. Il s’amuse à les relever et se découvre une passion pour la musique instrumentale. Avec des potes, il crée les Dragons. Makarera, Said Hassan Dini et Abou Chihabidine. Aussitôt après, certains d’entre eux se retrouvent enrôlés dans les rangs de l’Asmumo. Hassane évoque l’influence de la famille.
Il est difficile à l’époque de résister à l’appel des deux grandes assos musicales de la capitale. De son côté, Oubeidilah Abderemane n’a pas vraiment eu le choix : « l’Aouladil’Comores est né sous une impulsion politique. Nos aînés, je pense à Mouzawar, se sont rendu compte qu’ils ne pouvaient pas mobiliser des jeunes, sans passer par la culture. Aussi, ils rencontraient un problème avec l’administration pour la création de l’asso, qui était trop assimilée au Parti Blanc, donc à la politique. Il leur fallait appuyer davantage sur le culturel. C’est comme ça qu’un beau jour, alors que j’étais chez moi, en compagnie de Cheikh Ahmed, j’ai vu arriver Abass Djous et Ali Mroudjae, pour nous solliciter ». Ils ne mettent pas longtemps à accepter. S’ils jouent du twarab pour se conformer à la demande, ils consacrent une partie de leur temps à la musique moderne et profitent des moyens matériels, mis à leur disposition.
Une marge dont ne disposent pas Hassan Oubeidi et ses amis au sein de l’Asmumo, où règne un certain conformisme, sous le joug de la vieille garde moronienne. Des deux côtés, les jeunes modifient profondément les sonorités du twarab, avec une approche guitaristique, jusque-là inédite. Mais cela ne leur suffit, ils sont traversés par les ondes d’une révolution mondiale, caractérisée notamment par le refus de l’autorité traditionnelle. Oubeidi et ses copains claquent la porte de l’Asmumo, et créent les Vautours, avec un pied, cette fois, dans l’Aouladil’Comores, qu’ils estiment moins conformiste : « les choses allaient très vite, on se sentait lésés, on n’évoluait pas, alors ceux qui étaient à Aouladil’Comores ont trouvé une stratégie pour nous attirer, ils avaient plus de liberté, ils jouaient tout le temps, on a quitté l’Asmumo ».



Les Moody Blues au lycée de Mutsamudu et à Madagascar.
Les Vautours rejoignent l’Aouladil’Comores, accueillis par leurs amis, qui se surnomment les Moody Blues (la bande à Oubeidilah). Cette appellation servira à désigner l’ensemble, sans doute par commodité, alors qu’il y avait, en réalité, deux formations. Peut-être que l’esprit de camaraderie était tellement poussé qu’on avait du mal à les distinguer. Les membres parlent d’un élargissement, plutôt que d’une fusion. Une grande famille où l’on retrouve des noms comme Abi Djous, Mahamoud Awadi, Gormos, Makarera, Mahamoud Izdine, Said Hassan Dini, Cheikh Ahmed, Salim Awadi, Said Omar Nassila (Al Capone), Elamine Tourqui et d’autres. Ils animent les bals, chantent des succès internationaux : « on voulait chanter les Beatles, on nous a parlé de Nassor Saleh, venu de Zanzibar, [du fait] qu’il pouvait nous aider à relever les paroles en anglais, on est allé le voir, c’est après ça qu’il nous a suivi dans l’Aouladil’Comores », raconte Oubeidilah.
Suivant une brèche ouverte par l’orchestre Seif El-Watwan, qui venait d’effectuer un voyage à Madagascar, les jeunes de Moroni décident à leur tour de s’y rendre. Il leur manque toutefois de l’argent pour le voyage, mais s’il n’y avait que cela… Leur âge – entre 16 et 17 ans – exige quelques sacrifices à la paperasse. Ils se hasardent à la rencontre des autorités, dont le fief identifié est au parlement, au temps de l’autonomie interne. Ils tombent sur Ahmed Abdallah Abderemane, qui, avec humour et bienveillance, les oriente vers Said Mohamed Djohar, ministre de la jeunesse. L’homme politique, qui a vécu à Madagascar, demande à assister à leurs séances de répétition, avant d’accorder une subvention (100.000 Francs), accompagnée de tous les courriers nécessaires. Ainsi pour la première fois, des jeunes de la capitale vont aller se produire à l’étranger.
Un voyage qui se passe bien, hormis quelques fâcheuses péripéties, provoquées par l’Aouladil’Comores, qui, soudainement, aurait voulu prendre la main sur l’organisation. Se heurtant au refus des jeunes, l’asso-mère décide de ne plus leur prêter le matériel, revenant à ce qui était convenu. Le départ se fera quand même, ils loueront leurs instruments, sur place : « On a embarqué dans le navire Le Comorien, Salim Awadi a beaucoup vomi (rire), mais en dehors de ça, tout s’est bien passé, et sur place, à Majunga, tout était bien organisé, la communauté comorienne nous a bien accueilli, tu connais leur sens de l’accueil, et puis on apprend que l’Aouladil’Comores était quand même venu », relate Oubeidilah. Cette tentative d’ingérence vient amplifier les envies de liberté déjà présentes chez les Moody Blues.
Après deux soirées à Majunga, les jeunes rentrent à Moroni, où ils décident de voler de leurs propres ailes. Un besoin de s’affranchir, comme pour mieux coller à la rumeur du monde. « On a décidé de se détacher de l’Aouladil’Comores, on aspirait à autre chose que le twarab, on voulait animer les bals », raconte Hassan Oubeidi, qui rappelle aussi l’implication de certains membres, à savoir Mahamoud Awadi et Abi Djoussouf, lorsqu’il a fallu contracter un prêt à la banque pour s’acheter leur propre matos. Plus âgés, ils sont dans la vie active, le premier est ingénieur aux Travaux publics, le second inspecteur aux Impôts. Ensuite, ils ont pu compter sur le concours de Nassila, qui poursuivait des études dans l’aviation civile en France (« Premier comorien aux commandes d’un Boeing 747 »), pour l’achat des instruments.



Les Moody Blues à Ndzuani, Hassani Oubeidi, S. O. Nassila (Al Capone) et Gormos.
« Il a été acheter tout ça en Italie. C’était du matériel très sophistiqué. Nous étions les premiers à avoir ça aux Comores, raconte Makarera, on en parlait jusqu’à Madagascar, ce qui fait que Decomarmont (une maison de production) a fait le déplacement jusqu’à Moroni pour voir ça de près. Ils nous ont proposé de l’acheter, on a refusé. Nous sommes entre 1968 et 1970 ». En attendant, il fallait rembourser le prêt bancaire. Et ce ne sont pas les petits cachets touchés ici ou là, lors des bals communautaires, qu’ils vont y contribuer. Ils décident de repartir à Madagascar pour une nouvelle tournée, misant sur une diaspora très attachée à tout ce qui était en rapport avec le pays d’origine. En 1969, ils reprennent le bateau, bien que certains manquent à l’appel. Oubeidilah et Cheikh Ahmed n’obtiennent pas l’accord des parents, en effet.
Hassan Oubeidi, qui se distingue par son aisance à la guitare, fait au mieux pour remplacer ses copains de scène : « Deux musiciens absents. Je me suis retrouvé soliste pour les deux groupes. Je connaissais tout le répertoire des Moody Blues. C’était des morceaux chantés. Alors que nous, les Vautours, c’était instrumental. Dans le bateau, je commençais à répéter les morceaux pour passer le temps », raconte le guitariste, qui portait son bandana à la Hendrix. Ils font Majunga, ensuite Diégo. « Une tournée formidable, nous avions relevé un grand défi musical avec nos amis malgaches, lorsque nous avons interprété Purple Haze de Jimmy Hendrix, avec le guitariste talentueux Hassan Oubeidi et les batteurs chevronnés, Gormos et Mackarera, qui permutaient à la batterie, sans interrompre le rythme » durant le show, écrit Marcel Youssouf.
De retour à Moroni, les Moody Blues, qui bénéficient d’une bonne réputation, sont appelés à transmettre leur savoir-faire dans certaines localités de Ngazidja, marqués par les rivalités inter-quartiers, un peu calquées sur l’opposition Asmumo Vs Aouladil’Comores. Des amitiés se nouent à Mitsamiouli, Shindini, surtout à Foumbouni. Ce qui fait que lorsqu’ils décident, en 1972, de partir en tournée – encore – sur l’île de Ndzuani, ils savent pouvoir compter sur la protection de Dr Kassim (gynécologue, originaire de Foumbouni), en poste sur l’île. Ils dorment au lycée de Mutsamudu et se produisent dans le chef-lieu, puis à Domoni et à Ouani, avec un mandari festif à l’hôpital de Hombo.
Ils essayeront, plus tard, d’aller à Dar-es-Salam, mais cette fois sans y arriver. Oubeidilah avance une explication : « Je crois que ce qui a empêché ce voyage, c’est que nous étions à l’époque du Molinaco, ils avaient peur qu’on se retrouve embarqués dans des histoires de politique. Parce qu’ici, nous sommes, à ce moment-là, sous administration française. C’était les français le public à Moroni, et puis on trainait avec leurs enfants. ». Ensuite, rattrapés par la réalité scolaire, avec le baccalauréat en approche, les Moody Blues mettent de côté leur passion du son. Par la suite, ils partent poursuivre leur destinée (les études supérieures) en France, à ‘exception de Hassan Oubeidi, pour qui, ça sera la Pologne. De leur aventure subsistent quelques images et une bande son de faible qualité, enregistrée à l’Al-Camar, laissant percevoir quelques-unes de leurs compositions.
Fouad Ahamada Tadjiri