Il y a quelque chose de pourri dans le royaume de la coopération culturelle à Moroni. Une perversion, diront certains. La volonté de la part d’un partenaire étranger de se substituer clairement aux autorités locales. Les créateurs s’en rendent bien évidemment compte, mais prétendent ne plus avoir le choix. L’obligation faite à leurs projets accompagnés (et à quel prix ?) de souligner l’origine d’une aide étrangère est d’une normalité indiscutable, mais en parler autant peut poser question, en cette heure où l’on célèbre le cinquantenaire de l’indépendance comorienne. L’impression d’un temps de déconfiture collective…
C’est loin d’être un secret, les artistes et les intellectuels ont été seuls à défendre la souveraineté de cet archipel, durant de très longues années. Ils disposaient de très peu de moyens pour ce combat, n’espéraient rien de l’État, encore moins du partenaire étranger. Ils misaient sur leurs seules voix pour troubler les rangs de l’adversité. Ni peur, ni doute, ils fonçaient droit dans leurs bottes. Puis il y a eu cette idée du partenaire extérieur. L’idée qu’une coopération étrangère pouvait aider à faire connaître la création locale. Les expatriés achetaient du « comorien » (des œuvres et des manières d’être) pour leurs maisonnées, leurs événements, leurs familles à l’extérieur. Ils ont ensuite mis les créateurs au programme de la plupart de leurs projets soutenus. Il fallait un geste créateur pour consacrer chaque nouveau projet, un peu comme la présence incontournable du lecteur de coran à chaque cérémonie de pose de première pierre. Histoire de faire bonne mesure…
Les élites culturelles ont commencé à saisir l’importance de ce soutien, venant remplacer l’absence d’une politique culturelle, sur laquelle ils n’avaient jamais cherché à réfléchir. Ils se sont mis à louer les bons offices des partenaires, omettant de rappeler ou de comprendre qu’il s’agissait avant de soft power. LE partenaire étranger soutenait la création pour susciter de l’intérêt pour sa présence, dont on ne maîtrisait pas tout à fait les raisons d’être. C’est là que la France a compris qu’elle pouvait jouer un rôle capital, en maintenant son action culturelle et ses mécanismes. Beaucoup l’ont peut-être oublié, mais cette coopération, diligentée depuis Paris, a pris un sérieux tournant dans les eighties. D’aucuns se souvient d’un certain Michel Jannin. Distribution de classiques français dans le tissu associatif, animateurs culturels déployés dans les Alliances des trois îles, projections de film dans les villages, appui renforcé et remarqué au projet du CNDRS. Un des principes du soft power consiste à créer un besoin, là où il ne se fait pas sentir. Après, il n’y a plus qu’à booster la dynamique des mendiants de service, qui en découlait.


Rendez-vous récemment soutenus ou suggérés par les services de coopération culturelle française. Faut-il s’en inquiéter ou se réjouir de voir la création comorienne ainsi accompagnée, en l’absence d’une politique culturelle nationale ?
A l’époque, cette coopération déguisée en bon samaritain ne disposait pas forcément d’un budget colossal, mais elle arrivait juste après le passage de Michel Vérin au service culturel de l’ambassade de France, des ministres français de la coopération (Galley en 1979, Cot en 1982, Nucci en 1983) et de la signature des premiers accords et des traités de coopération durable entre l’État français et l’État Comorien. Cette coopération qui date – selon les archives retrouvées de la même ambassade – de 1982-1983 annonçait une couleur, à défaut d’une odeur. L’ère de la mendicité avait bien sûr déjà commencé pour l’ensemble du pays, mais il y avait une part de dignité de la part des créateurs que le partenaire français tenait lui-même à respecter, d’autant que son nom apparaissait dans l’ombre de tous les services coopérants de l’État comorien, avec la présence notamment des fameux « conseillers techniques ». Cette ère s’est finie depuis la fin des années 1980, en laissant place à une volonté de plus en plus affirmée de prendre les devants de la scène pour les représentants consacrés des deux États.
Des murs de l’Agence Française de Développement, entre autres institutions, à ceux du SCAC (il est toujours de question de murs), on a vu émerger la tête sournoise de l’hydre, fidèle à elle-même, en service commandé. Du jour au lendemain, se sont imposées des figures locales mises en avant, de manière à ne plus avoir besoin de justifier quoi que ce soit. Il suffisait pour le partenaire de prononcer leurs noms et de les laisser parler à sa place. Si ce n’était la France, que deviendrons-nous, dans ce pays où personne ne nous comprend ? Nous ne citerons personne, mais tout le monde connaît ces figures, utilisées parce que populaire. C’est à ce moment-là que les créateurs ont cessé de questionner la souveraineté archipélique, en se mettant au garde-à-vous, pour assurer les remerciements au « partenaire généreux »[1]. Boul des îles, le célèbre ténor du groupe Ngaya, ramène l’ancienne conviction des acteurs culturels à feu Ali Soilih, qui aurait conseillé de mettre de côté le divertissement, pour se mettre au service de la patrie. À partir des années 1980, plus de convictions qui tienne : « Ndzaya na madjitso »[2] de la part de tous.
Dans le monde d’aujourd’hui, à la suite du CEPAD, des accords de coopération durable renouvelés entre la France et les Comores, la culture a toutefois pris un poids énorme sur la balance. Au nom d’une diplomatie d’influence rendue soudainement offensive, la France s’est mise, de façon plus ou moins articulée, à se substituer, sans honte, à l’État comorien, qui apparaît sans cesse à moitié nu, avec son absence toujours effarant de politique culturelle. Les créateurs sont tous allés se réfugier à l’ambassade de France, certains en se mettant sous un capot, d’autres en faisant le mur pour passer dans les rangs de l’adversité. Les acteurs de théâtre, de la danse, des arts visuels, de la littérature ou encore du cinéma émergent sont allés s’aligner devant ce partenaire, souvent indélicat, en espérant obtenir un visa d’entrée en territoire Schengen, et d’autres fois pour un simple petit accompagnement financier. À la longue, l’autorité française à Moroni a fini par comprendre qu’elle pouvait déborder ses limites de compétence, vu que les intéressés étaient les premiers à célébrer cette aide venue du Ciel (et quel ciel ?), en n’oubliant pas d’enfoncer leur ministère de la culture, toujours absent sur la liste des partenaires identifiés.


Projet de série également soutenue par l’action culturelle française à Moroni. La seconde image est une question posée à tous les participants consacrés de ce projet, sur lequel nul n’avait le droit de mettre en valeur la langue comorienne, bien que s’adressant aux jeunes comoriens. une exigence de l’ambassade…
Il est une chose cependant que d’aucuns ont omis de préciser au passage. La coopération culturelle entre la France et les Comores est avant tout une affaire d’assujettissement politique. Si l’État français n’entretenait aucun lien avec l’État comorien, avec des enjeux cruciaux posés sur la table, il n’y aurait pas cette coopération, où le créateur se voit parfois pris au piège du non-dit et du droit de réserve sur la situation de domination, perdurant entre les deux nations. La majeure partie des artistes et des intellectuels, que la souricière de l’ambassade de France attrape, vous répondent qu’ils n’ont aucun avis sur l’histoire politique en mouvement, tout en démontrant leur satisfaction à l’idée de défendre la main qui donne et ordonne. Situation délicate, où l’on voit peu à peu ces mêmes élites culturelles ployer devant l’adversité, comme en d’autres temps les hommes devant leur messie. Plus besoin de prendre la photo pour l’autorité française en place, Place de Strasbourg. Les artistes et les intellectuels soutenus se chargent de faire le travail de com qui sied, sans qu’elle ait besoin de forcer quiconque à le faire. Sur les six derniers mois, Moroni affiche le label « avec le soutien de l’ambassade de France » (selon une tradition de remerciements bien achalandée) sur tous les projets en vue, même si personne n’a idée de ce qui est octroyé en échange.
Sous d’autres cieux, on aurait pu traiter n’importe quel créateur du coin de collabo. Aux Comores, ces mots ne veulent plus rien dire, puisque tout le monde ou presque en est. Encore heureux que certains vous répondent par cette contrariété, qui se confond avec un Même sur les réseaux : « on n’a pas le choix ». Comme si un occupant pouvait vous donner le choix. Le festival du film, la fête de la musique, les livres et les lives en tournée, tous made in Ambassade de France vue depuis la capitale. C’est de bonne guerre ! La France défend ses intérêts. Mais ces créateurs, prétendument « comoriens », qui profitent d’une aide officiellement octroyée à l’État comorien, bien qu’empruntant des figures très peu officielles, on est en droit de nous interroger sur leur rôle. À l’heure du cinquantenaire de l’indépendance comorienne, on a vu s’écrouler les idéaux d’une époque où la souveraineté avait un sens. Abou Chihabi qui chantait, jadis, la révolution contre l’impérialisme[3], a provoqué, il y a peu, l’émoi national, en jouant lors d’une fête du 14 juillet pour ladite ambassade de France. Prise de guerre ! On va le dire, pour aller vite. Seush, chorégraphe émérite, qui vient d’installer sa compagnie en France, après avoir essuyé les plâtres depuis l’archipel, signe un spectacle à l’Alliance – L’Anjouanais – où il ne manque pas de stigmatiser une identité assignée depuis les débuts de la colonisation par cette tutelle française. On se demande dans quel but. Encore une prise de guerre ?

Anissi Chamsidine, ex gouverneur, auteur d’un livre, paru l’an dernier, sur la question de la souveraineté nationale, aujourd’hui à la tête d’une fondation consacrée à la mémoire archipélique. Il est l’auteur d’un post facebook, produit en réaction par rapport au projet de « L’Anjouanais », spectacle de la cie de danse TchéZa.
« Nous savons que les Barbares ont un art. Faisons-en un autre » disait Bertolt Brecht l’Allemand. Anissi Chamsidine, anti séparatiste notoire, excédé par cette dernière proposition, parle d’un « outil de division masqué sous couvert de culture. Ce spectacle soutenu par l’Alliance française et l’Ambassade de France, ne célèbre pas l’identité comorienne. Bien au contraire, il s’inscrit dans une logique très dangereuse de fragmentation et de perpétuation de clichés ravageurs, sous prétexte d’humour et de « regard critique ». Il légitime les préjugés, alimentant depuis des décennies les rivalités entre nos iles, servant les intérêts d’une puissance étrangère, toujours prompte á exploiter nos divisions ». Il ajoute, sans filet : « La France, puissance coloniale historique, instrumentalise la culture pour raviver les tensions que notre nation tente de surmonter. Comment croire que ce spectacle, financé et promu par ses institutions, ait pour but d’unifier les Comores ? Il s’agit plutôt d’un cheval de Troie visant à saper notre souveraineté, en exacerbant les fractures locales ». L’ambassade de France outrepasserait-elle ses droits, jouant avec le feu ? Et si la compagnie TchéZa était assez grande pour y voir son propre intérêt, au moment où elle est en train de quitter le pays pour s’installer en France ? Les créateurs comoriens sont tout, sauf idiots. Ils savent pour qui ils servent la soupe, contre deux ou trois miettes de pain en retour.
Mais peut-on expliquer le silence de la plupart par le seul « visa de sortie » du pays ? Le fameux visa Schengen ? « S’ils étaient aussi bons qu’on le dit, commente, un tantinet moqueur, un internaute, ils iraient parader en Afrique de l’Est, de l’Ouest, du Nord, en Arabie ou en Asie, et ne s’amuserait pas avec une seule carte, qui est celle de la France. Nos artistes sont des bras cassés, même pas capables de se rendre à Mada ». Car nombre d’entre eux courent, il est vrai, après une reconnaissance depuis la France (qui n’arrive pas toujours), pour justifier leur renoncement actuel au débat sur la souveraineté. Frantz Fanon avait ce mot à la bouche : « Chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission : la remplir ou la trahir ». À Maore, île occupée, continuent de se noyer les « nôtres », et sur la place de l’indépendance, la France finit d’installer ses lumières à énergie solaire pour éclairer ce qui ne s’y voit pas : l’émancipation d’un peuple. Il y a longtemps, toute une jeunesse s’était mobilisée dans le cadre du msomo wa nyumeni ou derrière le discours soilihiste contre l’inimitié de la France. Cette jeunesse a fini dans les prisons de feu Ahmed Abdallah, sous la menace de la bande à Denard. Mais elle a continué à soutenir un langage contre l’ennemi qui n’a plus de nom, jusqu’au jour où le mot « résistance » est devenue une insulte dans les consciences de nos l’archipel. Ailleurs, on s’étonne de voir toute la crème de la culture à Moroni embarquer sur le bateau France, avec les idées de souveraineté en berne, mais on devrait savoir que la vraie coopération commence par le respect de ce que l’on est.
Hous B.
A la Une, l’affiche de L’Anjouanais, spectacle présenté par la compagnie dans les termes qui suivent : « L’Anjouanais » est un spectacle où le Comorien anjouanais, dans sa pluralité, est mis à l’honneur. L’anjouanais s’est construit une identité à partir des clichés (les travailleurs, les sanguinaires, les riches, les sauvages, les pingres… etc.) L’Anjouanais s’amuse de ses contradictions : aux yeux des Comoriens tantôt des rebelle de son royaume tantôt sous les plus patriotes de l’archipel… C’est un regard sur sa grandeur, les préjugés, ses préjugés, sa rencontre avec les autre iles de l’archipel, leurs rivalités ou encore leurs luttes partagées ».
Un communiqué vient par ailleurs de sortir, de la part de la fondation Beshelea na Ntsi. Cliquez ici pour y accéder.
[1] V. la référence dans Le kaffir du Karthala de Mohamed Toihiri (éditions L’Harmattan).
[2] « La faim » qui mène à la mendicité, « les regrets » pour ceux qui ont démerité.
[3] « Viva Komoro », « Vura nkasi ya napondri riwashinde », « djumwa uruma maji ya limbi mtsanga »…