Cuisine comorienne ?

Les ingrédients de la cuisine comorienne ont voyagé́ dans le temps et l’espace. Des peuplements bantu à la colonisation européenne, chacun a apporté́ son grain de sel pour en faire un ensemble métissé́.  La cuisine comorienne : un bon morceau d’Afrique, une pincée d’Orient, un zeste de Madagascar. Paru dans le Kashkazi du 13 juillet 2006, l’article était une approche, qu’il faudrait sans doute nuancer, aujourd’hui. Mais il offrait le point de vue de deux anthropologues respectés, disparus depuis, sur un lointain vécu.

Romazave malgache. Pilao oriental. Biriani indien. Manioc, lait de coco ou mataba. Derrière ce brassage de saveurs et d’influences, pour Salim Djabir, la gastronomie comorienne est à l’image de la civilisation de l’archipel : « Le type même de la société́ swahili. Un solide fondement négro-africain sous une dominante arabo-musulmane ». Sans oublier quelques spécialités locales… Ce Mohélien passionné d’histoire divise les plats comoriens en deux grandes catégories : « La cuisine négro-africaine est très simple, elle utilise peu d’épices et de beurre. Ce sont des grillades, des bouillies, des pates à base de farine de tubercules ».

Héritée du peuplement bantu, elle ne s’est pas beaucoup éloignée des pratiques alimentaires du temps des mafé[1], décrites par Jean-Louis Guébourg dans La Grande Comore : « [La femme] cultivait quelques tubercules (patates, taro), pratiquait le ramassage des coquillages, des huitres, du poisson, soit au moyen de nasses en lianes tressées, soit par empoisonnement. L’homme était un enleveur de bovins, la viande étant consommée durant les fêtes religieuses, et l’on évaluait sa fortune et son rang social au nombre des têtes de bétail, tout comme en Afrique de l’est ».

« Quand les bantu se sont installés, ils ont amené́ des graines, des couteaux, tout ce qu’il leur fallait », estime aussi Moussa Issihaka, autre passionné d’histoire, qui, pendant des années, a sillonné Ngazidja pour le Centre national de recherche scientifique, enregistrant des récits de la tradition orale. « Ils avaient des ignames, des patates douces, et une sorte de taro appelé́ jimi ponga, pas celui qu’on mange actuellement. Il fallait le mettre sur le feu pendant une journée entière pour le préparer ». Pour Moussa Issihaka, les recettes utilisées dans sa jeunesse sont issues de ce premier peuplement : « Avant, on prenait les racines, on les pilait, on préparait une pâte, on laissait sous le soleil et ça devenait craquant. Ça se mangeait avec de la sauce poisson ou du lait caillé. C’était un simple plat familial ».

Plant de mataba sur le nguu à iconi.

« Ils avaient du mil et certaines espèces de riz », complète Salim Djabir. « Dans ma jeunesse, on mangeait du mil ».  Selon lui, la boucherie comorienne a, elle aussi, hérité́ de pratiques anciennes et très simples en matière de consommation de viande : « On coupe un peu n’importe comment, sauf quand la coutume destine tel morceau à telle ou telle personne. C’est différent des cuisines orientale ou occidentale, où on choisit des morceaux bien particuliers. Sur le marché́ de Mwali, on a l’habitude d’acheter la viande par tas de 3 kilos. Tout est mélangé́, poitrail, foie, intestins… seule une minorité́ va commander un morceau particulier. En général, l’essentiel est de faire bouillir la viande, de la cuisiner ».

La cuisine d’origine orientale possède une image de plus grande sophistication – comme tout ce que les Arabes ont amené́ aux Comores. « On utilise plus d’épices, d’huiles, de beurre, il y a une forte consommation de sucreries. C’est plus une cuisine urbaine. Le plat considéré́ comme le plus raffiné, le pilao, est souvent servi dans les réceptions. C’est le plat oriental qui résume tout : riz, épice, viande, beurre. Ce sont les familles aristocratiques qui ont l’habitude d’en manger. Ce n’est pas tout le monde qui sait faire le pilao ». La cuisine africaine n’en est pas forcément dévalorisée : « Les vule sont très demandés ».

Les Comores comptent tout de même quelques plats bien à̀ elles tels que la spécialité́ anjouanaise du mataba, feuilles de manioc pilées cuites dans le lait de coco. Inventé à partir des ressources facilement disponibles, « le mataba est endémique », assure Salim Djabir. « Dans les années 60 à Moroni, les gens ne le connaissaient pas. Il y en avait seulement à Anjouan et Mohéli. Et je n’en ai jamais vu en Afrique ».

Des spécificités culinaires qui ont donné́ lieu dans les têtes à une classification des îles selon leurs mets préférés : « On dit que la spécialité́ de Ngazidja, ce sont les gâteaux et le thé, avec les bonnes femmes qui pilent et préparent toute la nuit… Mwali, c’est la cuisine au coco. Niumachua est très spécialisée dans les goûts de la noix de coco. Ndzuani ce sont les sauces, les rôtis, les épices, l’achari, le mataba… Et on dit que les Mahorais ont le goût de la cuisine malgache : les bouillies, les romazaves, des brèdes et du poisson dans un bouillon léger avec beaucoup de riz… »

Ntibe et tarots frits.

Les Comores doivent également à la grande île l’introduction du poisson et de la viande séchés. « Quand les gens travaillaient à Madagascar, ils envoyaient des bœufs », explique Moussa Issihaka. « On tue les bœufs là-bas, c’est moins cher. On les met dans des paniers, on envoie, et d’ici on envoie l’argent. C’est comme ça qu’on a commencé́ à manger du requin, du poisson, de la viande séchée. Beaucoup de foyers se sont développés grâce à̀ ce commerce de poisson et de viande. Beaucoup d’enfants ont suivi des études à Madagascar car leurs parents faisaient du commerce là-bas ».

A l’heure de la viande congelée, les deux hommes sont d’accord : si la qualité́ des importations alimentaires est souvent médiocre, les Comoriens ont au moins échappé́ aux grandes pénuries et à l’extrême rareté́ de la viande. « Même en 1978, à Anjouan, des femmes portaient des haillons », rappelle Moussa Issihaka. « Nous étions enfermés, loin du commerce international. Les Arabes venaient dans les grandes villes de bord de mer. Tout le monde ne profitait pas de leurs produits. Les Comoriens ont commencé́ à tous manger de la viande à partir de 1975, même si avant, presque tous les habitants étaient éleveurs. Mon père était un grand éleveur : il m’a laissé́ sept parcelles. Mais on n’a jamais mangé́ un cabri en dehors de l’anniversaire de la naissance du prophète, ou quand un chien en croquait un ! Par contre, il y avait du poisson à gogo pendant le kashkazi, surtout ici, à Iconi. Quand on était petits, on allait sur la route et on échangeait de la canne à sucre contre un petit morceau de poisson ».

« Il y a eu une certaine évolution dans tous les sens, mine de rien », observe de son côté́ Salim Djabir. « Pour une certaine catégorie de population, la qualité́ de la nourriture a baissé́. Mais s’il est vrai qu’autrefois pendant les fêtes, on consommait beaucoup de produits locaux, c’était seulement à certains moments. Le poisson, on en consomme beaucoup plus avec les moteurs et les frigos. Il y a eu quelques années terribles, dans les années 60-80, où on se bagarrait pour acheter un kilo de poisson à la plage. Quand un pécheur arrivait, tout le monde se précipitait jusque dans l’eau, il y avait même des blessés ! Des histoires où une arête tombait dans un œil… on découpait sur place, les gens se disputaient. Aujourd’hui on mange des produits décongelés, recongelés, trop gras… mais on n’a pas le choix. Quelles seront les conséquences sanitaires ? »

Lisa Giachino


[1] Chefs de clans autour du Xe siècle.

DEUX OU TROIS QUI SE DISENT. Les cocotiers ont été́ importés aux Comores il y a plusieurs siècles et fournissaient l’une des grandes importations sultaniques. « Le sultan Mwinyi M’ku, qui fut ntibe, a donné son nom à plusieurs produits : mangue mwinyi, poisson basi mwinyi, canne bunga la mwinyi… » explique Moussa Issihaka. « Il importait de Zanzibar car il avait des relations avec les Anglais. Il se déplaçait même au Mozambique ». La plupart des piments consommés aujourd’hui ont été́ importés. Il y a un demi-siècle, les Comoriens ne disposaient que des tout petits que l’on trouve encore sur les marchés. Qui a introduit l’utilisation du piment ? La réponse reste floue. Pour les oignons ? « Quand j’étais enfant, il y avait des oignons de Zanzibar. Ce n’était pas à la portée de tout le monde », indique Moussa Issihaka. « On avait de tous petits oignons autrefois, dont on mangeait les feuilles », dit S. Djabir.

La tomate existait autrefois sous une forme sauvage, rapporte Salim Djabir. « Quand j’étais jeune, il y avait des petites tomates qui poussaient naturellement. Elles étaient très bonnes et on pouvait les faire bouillir, faire des achari… On les mangeait aussi écrasées dans la braise ou dans l’eau bouillante ». Les premières espèces de paddy auraient été́ introduites dès le XIIIe siècle. Le riz n’est presque plus cultivé localement aujourd’hui. Pour instaurer « l’autosuffisance alimentaire », Ali Soilihi voulait remplacer le riz importé par du maïs produit localement. « Ça aurait pu marcher un peu mais l’histoire du riz… mine de rien, on dit qu’il date du premier peuplement », observe Salim Djabir. « Les Comoriens ont un goût pour le riz. Il entre en plus dans la réalisation des coutumes… Et puis, même le paddy, c’est plus facile à̀ décortiquer que de piler du maïs ». Les épis jaunes ont cependant été́ adoptés comme nourriture d’appoint : « Quand j’étais jeune, on le préparait à l’eau comme le riz ».

Quant aux chèvres, « on a tendance à̀ dire que les cabris ont été́ introduits par les négro-africains », annonce Salim Djabir. C’était l’un des premiers bétails, comme la volaille. Et pour le frampe ? L’arbre à pain aurait été́ importé par les colons, dont Léon Humblot, pour nourrir leurs travailleurs. « Il avait amené́ deux espèces : une qui donnait des fruits pour les cochons, l’autre pour les hommes », raconte Boinaheri Mlamali. « Les Comoriens l’ont tout de suite adopté ». A Mwali, ce serait Joseph Lambert qui l’aurait apporté́. A Ngazidja, Humblot a aussi introduit les jacquiers, les goyaviers mais aussi des pêchers dont cinq ou six continuent de donner des fruits… (d’après LG)