L’épuisement au bout

La scène culturelle de l’archipel se fourvoie depuis bientôt vingt ans, en misant son énergie sur des dynamiques consensuelles, d’où disparaissent peu à peu les formes de subversion citoyenne, qui, jadis, permettaient à l’intelligence d’un peuple de se refuser à la bêtise collective.

La tradition et les expressions culturelles les plus anciennes, bien que certaines se noient, aujourd’hui, dans le folklore, usent d’une autre économie et d’autres circuits, liés aux rites sociaux, pour s’exprimer. La scène que nous évoquons ici est celle, récente, d’artistes, de poètes et d’intellectuels, fonctionnant selon un mode de consommation culturelle calqué sur des pratiques nouvelles, issues en partie du monde occidental. Elle a à peine plus de quarante ans, et tire une grande part de son histoire du msomo wa nyumeni des années 1970 et des dynamiques culturelles du siasa ya ufakuzi. Le monde politique a toujours cherché à l’instrumentaliser, sans lui accorder plus d’importance. Ce qui l’autorisait à prendre des chemins de traverse, et à garder une certaine indépendance dans ses contenus.

Les principaux acteurs de cette scène culturelle contemporaine n’ont plus qu’un mot à la bouche : survivre[1]. Pour ne point déchoir de leur perchoir. Affaire de consensus et de pouvoir, sans doute. Affaire d’époque et de mode, ensuite. Derrière les mots, s’affirme une réalité, en effet. Celle d’un pays perpétuellement en crise, où artistes, poètes, intellectuels, sont condamnés à subir le poids des discours dominants. Aux Comores, les ressources étant limitées, le bailleur, sur cette scène spécifique, n’a que deux visages : l’Etat et les organismes de coopération.

Le premier bailleur désigné offre, possiblement, un statut, de fonctionnaire à ses affiliés, et sert, souvent, de caution, pour convaincre le second bailleur. Une signature de ministre, une recommandation de la directrice de la culture, une intervention d’un conseiller du président vous rendent les choses possibles. L’institution, certes, n’est pas évaluée dans ses fonctions, mais elle permet aux uns et aux autres de trouver matière à se positionner dans le paysage. Jeu de jambes et placards dorés, la plupart du temps.

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Le deuxième bailleur, lui, transforme les hommes de culture en consultant, expert ou point focal, au service de cahiers de charges imposés depuis l’extérieur. Avec des missions, certes, utiles (genre, gouvernance, démocratie participative), mais qui finissent, très vite, par standardiser toute forme de pensée agissante. Il est parfois question d’une politique de re distribution de per diem contre un alignement idéologique, en rapport avec l’agenda du moment. Le nombre d’artistes quémandant leur droit d’existence auprès du système des Nations Unies, de l’Union européenne ou d’organismes aux noms un peu moins sexy, reste impressionnant, sur ce plan, malgré le fait que seuls quelques élus parviennent à tirer leur épingle du jeu.

Dans l’ensemble, la culture reste objet de décorum pour ces premiers bailleurs. Rien de bien surprenant ! Les décideurs en sont encore à s’imaginer les gens de la culture comme de vulgaires porte-voix sur un territoire, où celui qui paie l’orchestre, choisit le répertoire. Et justement, un phénomène intéressant, qui se distingue des pratiques générales. C’est le rapport entretenu par ce partenaire historique qu’est la France dans cet espace. Car lui développe une véritable réflexion dans le domaine. Outillé en matière de diplomatie d’influence, il ouvre les portes de son institut culturel (l’Alliance française) aux plus dociles. A ceux qui évitent les questions qui fâchent, en espérant bénéficier d’une quelconque obole.

On ne colonise pas un pays durant près de 200 ans, sans savoir comment séduire l’opinion locale, y compris en nuisant à l’esprit des artistes, poètes et autres intellectuels. L’imaginaire est quand même la meilleure façon de retirer l’initiative à un peuple, non ? « Un cachet, un visa, une tournée », écrit Fouad Ahamada Tadjiri. Les rêves des uns ramènent à une forme de servitude volontaire, tout en sachant qu’à l’exception de quelques maladresses (un directeur d’Alliance qui vire un artiste pour crime de lèse-majesté politique ou qui exige qu’un slameur vire les morts du visa Balladur de son répertoire), rares sont les injonctions claires, venant du dominant. A celui qui quémande un soutien, de comprendre ce que l’on attend de lui, sous peine d’être retiré de l’affiche.

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Voilà le contexte dans lequel évolue cette scène culturelle, aujourd’hui. Un bric à brac dans lequel l’habitant de ces îles a perdu toute capacité d’initiative sur sa propre réalité. Ceux qui paient sont seuls à orienter le regard et à forcer les tendances. Il arrive que des têtes s’indignent. A cause d’un salon du livre en kit livré clés en main par un ambassadeur français un peu trop méprisant ou à cause d’un représentant de l’Union européenne, qui pense les Comores à côté de Mayotte, lors d’une fête d’autocélébration de son action, sur la Place de l’indépendance. Mais cette indignation, quand elle a lieu, ne porte jamais assez loin, pour changer les règles, d’autant que les bailleurs veillent sur les entrées et les sorties de leurs cages respectives.

Si c’est l’Etat, la police ou l’AND prélève la dîme de la terreur. Si c’est les organismes, un simple coup de fil suffit à fermer les robinets. Et si c’est l’ambassade de France, qui est en cause, les enjeux se complexifient. Car de nombreux leaders d’opinion se sentent alors obligés de jouer aux petits soldats en faction, afin de veiller au prolongement d’un statut quo, que personne n’a cherché à nommer. Une vraie mission, qui s’absout de tout regard critique, et qui n’a même plus besoin d’être téléguidée depuis l’enceinte fermée de la représentation française à Moroni. En échange, on arrose. « On », pronom malhonnête. En vérité, « on »  se contente, dans ce cas, de promettre…

Rien de bien surprenant, là non plus. Le pays s’enfonce dans une époque trouble, où toute parole subversive, y compris celle des intellectuels, éternels dégradés de la conscience archipélique, et des artistes, dont la culotte trop courte ne permet plus de se hisser sur l’estrade, se noie dans une fange, où le narcissisme des petites différences entre déclassés empêche toute entreprise critique face au réel. Jadis, les poètes furent pourvoyeurs de sens. La tradition pouvait compter sur des gens de bonne volonté à la conviction pleine. Mais ce temps n’est plus. Même les miettes de ce qu’on a assimilées à l’esprit du msomo wa nyumeni ont fini d’être bouffées au banquet des déplumés, à force de déni et de frustration entremêlés.

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Puis la peur a fait son chemin. La peur de manquer. S’inscrire dans un projet financé par le deuxième bailleur garantit de tenir debout, encore quelques temps. Et si ce projet suppose de détester son voisin, de s’asseoir sur le destin commun ou de se renier sur des valeurs fondamentales, ce n’est pas si grave. « On » se rassure, en disant qu’il y a eu pire dans ce pays. Puis il y a la peur du fouet, de la part du premier bailleur. De nos jours, il suffit de dire non au pouvoir pour que le PIGN[2] te transforme en chair à pâté, et sans qu’aucun citoyen ne menace de prendre la rue. On est sorti du régime des soilihistes, de la terreur mercenaire, mais les vieilles pratiques ont la vie dure. Très tendrement, l’autorité a déployé son manteau de soumission sur le dos d’un grand nombre d’habitants de ces îles, au risque de tous nous confondre dans un sentiment de servitude volontaire.

Les gens ont peur, et surtout, ils ont peur d’eux-mêmes, d’autant qu’ils vivent dans la défiance permanente. Plus personne n’accorde sa confiance au semblable. Comment les artistes, les poètes et les intellectuels se comporteraient-ils différemment de leurs concitoyens ? Baisser les yeux devant l’inacceptable ou se complaire dans les rêves détruits du grand nombre ne grandit personne. Mais les temps sont rudes. L’épuisement, à force. « Consensus » et « mou » sont des principes en hausse dans les esprits. Ceci explique la démission des artistes, la fuite en avant des poètes, le renoncement aux valeurs d’indignation de la part des intellectuels. L’imaginaire qui fait de l’individu ce qu’il est ou ce qu’il a toujours été devant la nature hostile de ces îles – un ersatz d’espérance, une équation possible, pour une humanité retrouvée – est en train de se mourir à petits feux.  Il est question de fondamentaux en somme…

Pour sortir de cet engrenage, il faudrait être capable de rompre. Une rupture nette avec ce qui a prévalu dans le passé. Il y a eu tellement d’eau sous les ponts de la colonie rampante, tellement de promesses sous les arbres verts d’une souveraineté tronquée, qu’on s’est laissé confiner, sans discuter, dans un océan de dépendance, sans horizon autre que celui du dominé/ dominant. Il est presque normal de voir l’ambigüité et l’opportunisme emporter les meilleurs d’entre nous. L’instinct de survie est un fabuleux carburant. Mais nous devons pouvoir prendre de la hauteur, également, sur toutes ces questions.

La pratique dans ce microcosme consiste à s’opposer, les uns aux autres, faute de mieux. A s’étriper dans l’espace public. Une vérité (contre une autre) que personne n’a pris le temps d’expérimenter, avant de la labelliser comme issue possible, dans la tourmente généralisée, et le tour est joué. C’est un peu l’histoire des deux gamins, qui pensaient ramasser une pièce d’argent, qui se chamaillent sur un possible partage et qui, finalement, s’étripent, avant de l’avoir ramassée. Un vrai désastre. Celui qui tente de les réconcilier, après moult discussions, se rend compte, bien plus tard, que la pièce manque au puzzle. Elle n’a jamais été ramassée. C’était juste une possibilité. Et là se pose la question : pourquoi tant de querelles pour ce qui n’est jamais advenu ? Les acteurs culturels sont dans cette agitation perpétuelle, où les effets de manche n’ont pour seul effet que de masquer les enjeux réels.

Un jeune auteur, Fouad Ahamada Tadjiri, a tenté d’interroger nos petites faiblesses dans un texte articulé, sans amertumes. Des leaders d’opinion ont voulu le livrer à la vindicte, car tous se sentaient visés, avant d’avoir cherché à comprendre ce qu’il disait. La seule façon d’assumer ce réel qui est nôtre, sans fictions, ni jeux de jambes, est peut-être d’apprendre à dépasser ces oppositions d’un autre âge, où s’exprime l’absence de pudeur, ou si vous voulez, notre incapacité à ressentir de la honte, face à ce que l’on devient, à force de mendier notre existence. C’est sans doute moral comme position, mais il en faut pour sortir du trou dans lequel nous sommes en train de nous enterrer vivants, et aussi pour réinventer cette scène, durablement. La rupture devient nécessaire. Ne serait-ce que pour éviter (à tous) l’ultime épuisement…

Soeuf Elbadawi

[1] Cf. « Artistes, poètes, intellectuels », article de Fouad Ahamada Tadjiri, sur ce même site.
[2] Escadron de l’Armée Nationale de Développement (AND), dépendant du corps de gendarmerie national.
Cet article s’est contenté de questionner le fonctionnement de cette scène dans la partie indépendante de l’archipel. Mais il serait probablement intéressant de voir comment certaines pratiques, y compris dans des formes de clientélisme avéré, se perpétuent à Mayotte, où les artistes, poètes et intellectuels n’ont que le droit de revendiquer leur appartenance à l’occupant français, qui tient la bourse. Tout autre discours (qui fonctionne à contre-courant ou qui génère une perspective critique) est fortement censuré, et contre-indiqué, pour la survie même des acteurs ainsi désignés. Il y a quelque chose de l’ordre de la chape de plomb…
Les images illustrant cet article (scène de clown, de la fête de l’Europe sur la Place de l’indépendance, de l’Alliance française de Moroni, du PIGN en plein exercice de lynchage, de l’ambassadeur de France Judes et de l’ouverture du salon du livre) nous viennent des réseaux sociaux.