Ces lieux disparaissent peu à peu dans l’archipel. Dans le langage courant, on les nomme ziara. Car on y prolonge des rites anciens, qui racontent autrement la mémoire de ce pays. On les associe souvent au monde des djinns. L’un de ces sites sacrés se situe à Mwandzaza Mbwani, dans la forêt de Mnambani. Reportage de Kamal-Eddine Saindou.
Mwandzaza Mbwani. Un village sur la façade ouest du centre de Ngazidja. Les pêcheurs flânent à l’ombre de leurs barques sur une crique de lave noire entrecoupée de bancs de sable blanc. Entre l’étendue de l’océan et l’imposant relief du volcan Karthala qui domine le flanc gauche, le paysage est propice au mythe des djinns, ces premiers venus de la mer sur ces terres émergées. Dans un même mouvement, les eaux de l’océan ont creusé la roche et atteint les zones champêtres du village.
Msiru wa Mnambani est l’un de ces plans d’eau où vivent les djinns. L’endroit est majestueux, paisible. Est-ce la légende des djinns qui entretient cet atmosphère intriguant ? Toujours est-il que malgré la propreté de l’eau du lac, nul ne s’est hasardé à tremper un bout de bras oud e pied dans cette eau. Ce serait provoquer les habitants du lieu, explique Ali Lekafou, le fundi (terme désignant ceux qui entrent en relation avec les djinns) qui nous fait visiter cette cité des djinns. L’endroit est sacré. Et l’on ne s’y approche pas, sans se soumettre à un rituel de l’hospitalité.
Assis près du lac, le fundi asperge l’alentour d’eau parfumée, prononce des formules de salutations dans notre langue et explique les raisons de notre visite. « Vous, gens qui habitez cet endroit, nous sommes venus en paix, vous rendre visite et espérons que vous acceptez notre visite. Nous espérons que vous exaucerez nos vœux et que nous quitterons ces lieux, sains et saufs ». Après nous avoir expliqué cette obligation de demander aux propriétaires des lieux, l’autorisation d’y entrer, le fundi dépose à deux endroits l’offrande que nous avons apportée. Du riz blanc, de la viande cuite, du lait caillé.


Sur le site sacré de Mwandzaza Mbwani avec Fundi Ali.
ous avions oublié d’apporter des pièces de monnaie, mais le fundi tolère cet oubli pour cette première fois : « Lorsque nous serons partis, ils viendront se servir », rassure notre accompagnateur. Ils ne se montrent pas et on ne peut pas les voir tels qu’ils sont, en réalité. Leur monde est invisible à notre regard. Ils se manifestent la plupart du temps en habitant nos corps. Ce sont des créatures comme nous. Ils ne sont pas originaires du village, mais les premiers à y avoir habité. Le fundi nous décrit ce qu’il présente comme des mystères de ce lac, surgi en pleine forêt. « Alors que nous sommes à la campagne, il y a du sable et des poissons dans le lac. Comment tout cela est arrivé jusque la ? »
Pendant qu’il répond à nos questions, une impression bizarre interpelle, l’un d’entre nous, qui propose, aussitôt, d’interrompre l’interview et de nous préparer à partir. Le fundi, dont le visage et la voix avaient subitement changé d’aspect, soutient la proposition, avale nerveusement une poignée de riz, donne une part à un autre accompagnateur (qui nous avait suivi) et place le reste au coin d’un arbre. Sur le chemin du retour, le membre du groupe qui nous avait demandé d’écourter la visite, nous confirme que les djinns s’étaient manifestés. Il en avait vu les signes sur le visage du fundi, qui commençait à se raidir avec de la bave au coin de sa bouche. Ce fut exactement le moment où il avala la poignée de riz, comme en réponse à une injonction.
Nous n’avions pas prêté attention, en effet, à ce propos qui a précédé son geste : « Je mange un peu pour rassurer nos hôtes que ce que nous leur offrons est sain. » A notre arrivée sur les lieux en milieu de journée, le fundi nous avait expliqué que les djinns quittaient le lieu dans la journée pour y revenir aux alentours de midi. Entre 12 et 14 heures, plus exactement. Mais que de là où ils se trouvaient, « ils nous entendaient et voyaient tout ce qu’on faisait ». Ils étaient de retour, à ce moment précis, où notre ami, voyant des changements dans les gestes et la voix du fundi, proposa de mettre fin à l’entretien. Si nous n’avons rien vu, le fundi sentait leur présence. « Je peux savoir s’ils sont là, parce que je suis des leurs, je suis habité », nous avait-il dit avant cette apparition.
Ali Lekafu est connu parmi les personnes du village de Moindzaza, habités par des djinns. C’est aussi un habitué de ce lieu, où il vient souvent chercher des plantes, des racines d’arbustes, pour désensorceler des possédés ou guérir des malades qui le consultent. « Je peux parler directement avec eux. Parfois, je viens les consulter, lorsque j’ai un problème qui me dépasse et pour lequel je n’ai pas la réponse ». Une personne habitée ne s’entretient pas directement avec le djinn, qu’il ne rencontre pas physiquement, selon ses dires. Le contact se fait par la possession ou tout simplement pendant le sommeil, durant lequel le djinn, par exemple, se manifeste en possédant le corps de la personne que l’on annonce habitée.


L’une des offrandes faites par fundi Ali Lekafu sur les lieux.
« On m’avait toujours amené ici depuis mon enfance. C’est plus tard que j’ai été habité. Je me souviens que je rentrai le soir d’une cérémonie de possession à Selea ya Bambao. En marchant seul sur la route, j’ai eu subitement des maux de tête. Les céphalées ont continué pendant près de 5 mois. J’avais perdu les cheveux, les cils et les paupières. Le jour où ces gens se sont installés dans mon corps, j’ai eu tellement mal que je me suis évanoui. La famille a pensé que j’étais mort. » Sa grand-mère, qui le veillait, pendant que l’on préparait le linceul, a tout d’un coup tout arrêté. « Elle a appelé ma mère et lui a dit que j’étais vivant, mais que j’étais habité par un djinn. Ma grand-mère est habitée aussi. Elle avait tout compris. A mon réveil, elle a expliqué que j’ai croisé les djinns le fameux soir où je revenais de la cérémonie de possession, à un lieu dit « Mri Mhuwuu ». C’est effectivement à cet endroit que ses maux de tête ont commencé…
Personne ne peut savoir s’il sera habité un jour ou pas. Est-ce le fait d’un hasard, d’une prédestination où d’une sorte d’héritage comme c’est le cas de fundi Ali, qui a grandi dans une famille où des membres étaient déjà habités par des djinns ? Seule certitude selon le fundi, être possédé par un djinn ne porte pas préjudice, malgré les crises de convulsion, qui agitent le corps, lors de la manifestation du djinn. « Neka wu wade wa djini, nawu sihe mdru » (un djinn ne tue pas le corps qu’il habite). Ali Lekafu ne comprend bien évidemment pas le discours religieux, qui fustige le recours aux djinns, comme étant de la superstition, une survivance de rites animistes contraires à l’Islam. « Quand je consulte le djinn, je ne rejette pas Dieu, c’est aussi à lui que je m’adresse. Dieu a créé les djinns avec du feu, avant de créer les hommes de terre. Ces gens ont réellement vécu et se sont dispersés sur la terre. Consulter les djinns ne veut pas dire renoncer à sa foi. Ce sont des intercesseurs entre Dieu et les hommes ».
La perpétuation de ces pratiques, malgré le poids acquis des religions, témoigne d’un fort lien avec les ancêtres, d’une mémoire qui rattache l’humain à ce qui l’a précédé. Dans l’imaginaire comorien, les djinns ont habité le pays, avant l’arrivée des humains. Vrai où faux, cette mythologie fondatrice donne sens à son appartenance à cette terre, lieu de son existence. Sans pouvoir conceptualiser cette réalité qui le constitue, la croyance au djinn est, selon le fundi, s’assimile en la croyance en Dieu. Pour lui, il n’y a pas d’incompatibilité avec la foi en un Dieu unique, en l’Islam. « Je connais un fervent religieux, qui condamne le recours aux djinns. Lorsque sa femme fut très malade et que la médecine moderne semblait ne pas trouver un traitement contre sa maladie, la famille a consulté les djinns. A sa guérison, j’ai demandé au mari s’il considérait toujours les djinns comme haram (péché) ? L’homme a souri et n’a pas répondu ».
Ali Lekafu est musulman, ne maîtrise pas l’arabe, s’adresse aux djinns dans sa langue maternelle, mais à la fin de chaque rituel, il lit des versets du Coran pour remercier Dieu. Contrairement au discours dominant, les gens qui recourent aux djinns sont de plus en plus nombreux, confirme le fundi de Mwandzaza. Sans renoncer aux traitements scientifiques, ni à leur foi, ils croient aux méfaits des mauvais sorts qu’ils exorcisent et au pouvoir de ces créatures qui échappent à notre présence sur terre.
Kamal-Eddine Saindou