De la critique en archipel

Petits propos sur un débat miné. Quelle que soit la manière dont elle est formulée, la critique aux Comores se vit rarement comme une pratique vertueuse et louable. Elle se vit plutôt comme un coup, inutilement asséné à autrui. Critiquer revient à ne pas aimer ou encore à être contre. Cela fait de vous un jaloux, un ennemi, un esprit retors. La notion même de critique, dans le parler populaire, est réduite au blâme : tsawe ngoni kritike…

Vous le savez avant de vous y engager : la riposte sera musclée. Ainsi tait-on les travers de l’autre, pour ne pas risquer de voir les siens déballés sur une table, dans ce petit pays insulaire, où l’on peut longtemps user de l’évitement pour se préserver de la rumeur ambiante. On feint sans cesse de se noyer dans la cécité. On élude autant que possible les zones de conflit. L’exercice critique n’est guère évident dans un tel contexte. Cela revient à se fabriquer des ennemis à tout bout de champ, à moins d’éviter les questions qui fâchent. Discuter le sens d’une action ou interroger les limites d’un discours, ne plaît pas toujours. Ce que se propose de faire pourtant le Muzdalifa House. Le site ambitionne de transcender la binarité du j’aime / j’aime pas.

Nous aspirons à l’avènement d’une critique, en rapport avec la quête de tout ce qui peut contribuer à raconter le pays, autrement. Une quête de récit dans un temps où les réseaux sociaux saturent les esprits de fake-news au nom des communs. Nous lisons, visionnons, écoutons, interrogeons la façon dont certains actes résonnent dans nos imaginaires.On parle de critique avec des outils et des limites qui portent un éclairage. Mais on sait tous qu’on ne peut critiquer impunément aux Comores. On espère à chaque fois que le débat, s’il y’en a un, volera plus haut que la fois précédente. C’est rarement le cas, mais on s’y accroche. Lorsqu’un artiste tel que M’toro Chamou chante la dépossession de Mayotte dans Sika Mila, nous y voyions là l’occasion de réinterroger le legs. Cela passe par une mise en perspective de son discours, de ses ambiguïtés, perceptibles. Ce que l’artiste a eu du mal à admettre venant de notre part, le mot « critique » étant alors synonyme de mauvaise publicité à ses yeux.

M’toro Chamou, artiste. Sur l’album Sika Mila, il pose la question de la dépossession.

Il arrive que les personnes que nous interpellons nous éconduisent. Certains se refusent au débat critique par mépris ou par peur d’être emportés par la ferveur de nos interrogations. La fragilité de leurs contenus n’aide pas toujours à y voir clair. Ajoutons que nos questionnements sont aussi d’ordre citoyen. Ils visent à nommer le délitement archipélique. Ce qui a pour effets, souvent, de mettre tout le monde mal à l’aise. Si nous prenons la question du silence des artistes et des intellectuels face aux milliers de morts du visa Balladur, le débat devient vite tendu. Certains ont eu peur d’être pointé du doigt pour avoir renoncé aux principes d’une communauté d’archipel, au nom de leur propre survie. Nous cherchions, effectivement, à nommer le lien existant entre les moyens offerts à certains créateurs par l’autorité française et leur silence. Le visa Balladur concerne de plus 20.000 morts. Une tragédie ! Mais interroger les pratiques artistiques qui en découlent dérange nombre d’artistes.

Si l’on prend le cas de Soumette Ahmed, directeur du CCAC à Moroni[1], sa réaction a été vive, suite à l’un de nos articles, parus en mai 2017. Refusant de se soumettre à une enquête en amont, il a conclu étrangement à une volonté de nuire de notre part, relevant de la jalousie ou de la haine. Notre principale interrogation portait sur l’importance des financements alloués par le SCAC[2] dans la direction ou la programmation du CCAC. Une manière de poser le débat sur l’indépendance de la création et sur le rôle du soft power dans le domaine culturel. Le débat a vite dérapé, une fois l’article publié, donnant l’impression que l’on ne peut éviter l’invective et l’intimidation, lorsqu’on s’emploie à discuter des questions de domination dans l’archipel. Difficile d’envisager un débat serein, construit, argumenté, alors même que nous pensons la critique comme une chose qui nous grandit.

Comment imaginer une scène culturelle, au sein de laquelle il n’y aurait pas d’appareil critique pour interroger ou interpréter les pratiques en place ? La critique a cet avantage de nous mettre en face de nous-même, tout en signifiant notre présence au monde. En décortiquant le roman sulfureux de Natacha Appanah, écrivaine mauricienne, sur l’archipel, le Muzdalifa House rappelle le risque encouru d’une réécriture de l’Histoire. Animés par l’envie de raconter le pays autrement ou de questionner la mémoire et la géographie, nous cultivons une forme de vigilance par rapport au discours ambiant. Nos limites – qui n’en a pas ? – n’empêchent pas le questionnement, et si besoin, nous faisons appel à ceux qui en savent plus que nous. D’où cette envie de tendre la main à quiconque déroule un discours sur ce pays rêvé : spécialiste, acteur, simple citoyen…

Mohamed Nabhane, auteur d’une critique sur un livre de Mamaye idriss.

La démarche critique se fonde sur des nécessités. On se souvient de cet adage soilihiste : « adabu mbali, matswandzi mbali ». Ailleurs, on parle déjà de postcritique, pour dire un temps où la critique commence à s’échapper des limites de son propre diktat. Nous, on en est encore à se demander si oui ou non on a le droit de poser une question. Récemment, il y a eu cette critique du livre de Mamaye Idriss – Le combat pour Mayotte française (1958-1976) – signée par Mohamed Nabhane. Sa chronique, parue sur le site du Muzdalifa House, prévient, d’emblée, le lecteur : « Il s’agit d’un point de vue […] rendu un peu plus compliqué par l’ambivalence de mon amitié avec l’auteure du livre et l’honnêteté intellectuelle ». Comme si la proximité venait annuler tout élan critique. « Elle ne devrait pas l’empêcher, reconnaît cependant Nabhane. Elle la complique. Peut-être même qu’elle va jusqu’à déformer le point de vue. J’ai l’impression que je devais faire attention aux termes que j’allais employer. Davantage que si je ne connaissais pas l’auteure, que si ce n’était pas une amie. Quand j’ai écrit, à titre d’exemple, l’article sur le livre de Natacha Appanah Tropique de la violence,je ne me suis pas posé de questions, je n’ai pas essayé d’arrondir les angles – si je puis dire – en dehors des règles de respect d’usage ».

A la question, justement, de savoir la réaction de Mamaye Idriss, après lecture dudit article, Mohamed Nabhane dit avoir été surpris. Il pense qu’elle n’a pas su faire la part des choses entre l’ami et le critique : « Mon article l’a choquée, profondément heurtée. Elle l’a pris un peu comme un coup de poignard dans le dos. Le malentendu vient de l’idée de « compromis à l’université française ». Son livre n’étant pas clairement écrit pour défendre l’intégrité territoriale de Mayotte comorienne, j’ai cru (peut-être à tort et je le regrette) que Mamaye Idriss faisait une concession à l’université française. Idée qui m’est venue de la façon dont Sophie Blanchy (auteur de la préface) jugeait son travail : « même si l’origine et l’histoire familiale de tous les auteurs mahorais et comoriens les fera toujours suspecter, localement, de prendre tel ou tel parti, on doit reconnaître à Mamaye Idriss le mérite d’avoir réalisé un vrai travail d’historienne ». C’est ce vrai travail d’historienne et cette injonction de ne pas prendre tel ou tel parti qui m’a fait penser à un compromis. Je me demande – et là je reviens à ta première question – si l’auteur du livre n’avait pas été une amie je n’aurais pas adopté un autre point de vue. Je n’aurais peut-être pas pensé qu’il s’agit d’un compromis à l’université française, mais que tout simplement le livre était très ambigu et qu’il défendait l’option de Mayotte française. A commencer par le titre ! »

Fouad Ahamada Tadjiri


[1] Centre de création artistique des Comores.

[2] Service français de coopération et d’action culturelle.

L’image à la Une se rapporte à un débat organisé au Muzdalifa House en juin 2013 autour de la jeunesse et de son avenir, rassemblant toutes les couches sociales à Moroni.