Grand-mariage, gaspillage

Ce slogan, nombre de jeunes le clament. Trop coûteux, le grand-mariage[1].

 C’est immanquable : vous pouvez aborder la question sous toutes les formes possibles, la même réponse des jeunes interrogés sur le sujet revient sans cesse, tel un refrain. « Trop » pourrait être le titre de la chanson. Ou plutôt « Trop… et pas assez ». Trop d’argent, trop d’or, trop de luxe pour ces grands-mariages. Pas assez d’argent, de biens vitaux, de confort pour cette société.

Aturia, étudiante, est sans pitié pour la coutume « argentivore » : « Le grand-mariage, c’est une mauvaise chose dans la mesure où nous vivons dans un pays sous-développé. On construit des maisons immenses, on dépense des sommes folles pour le grand-mariage, alors qu’à côté, des gens n’ont rien à manger ! » Pis, pour elle – elle rejoint en cela Damir Ben Ali -, « le grand-mariage détruit l’économie du pays. Dans une famille, une personne préfère garder son argent en vue du mariage plutôt que de payer l’école aux enfants, de leur donner à manger convenablement, de leur offrir une belle vie ! C’est un défi pour l’avenir, le grand-mariage »[2].

Abdou Mohamed Youssouf, tout nouveau bachelier, est moins catégorique. Pour lui, effectivement, « on gaspille pas mal d’argent au cours des grands-mariage. Ce sont des devises qui partent à l’étranger alors qu’elles devraient servir à investir ici ». Et de lancer ce constat terrible dans un des pays dits les plus pauvres du monde : « L’argent il est là, il ne manque pas, mais il part en fumée ! » Malgré tout, Abdou pense que cette coutume a encore un rôle à jouer : « Dans les villages, cela permet une distribution d’argent, et cela permet aussi de réaliser des projets, mosquées, écoles, réparation des routes… » Pas inutile donc, juste mal utilisé.

Image extraite d’une série signée Jean-Marc De Coninck.

Chipinda, étudiante, qui assure qu’elle fera le grand-mariage, est encore plus mesurée. Certes, « des dépenses folles sont faites », dit-elle, mais « c’est notre culture, notre coutume, on doit la préserver ». Selon elle, « il faudrait limiter l’argent dépensé, surtout l’or, car c’est quelque chose qu’on garde chez soi, c’est de l’argent qui dort, qui ne sert à rien ». Y croit- elle, à ces limitations ? « Bien sûr, cela fonctionne. A Moroni, ils l’ont fait » – il y a trois ans, les notables de Moroni ont limité le nombre de souverains (8 grammes d’or) à 50, contre 100 auparavant. Armia est du même avis : « Nos enfants changeront ça. Ils dépenseront moins ».

Aturia est moins optimiste : « Comment veux-tu faire ? Certaines personnes sont capables de dépenser des sommes folles pendant la semaine du grand-mariage, et le lendemain elles n’ont même pas de quoi se payer à manger !? C’est notre coutume, OK, mais nous sommes aussi des musulmans. Et l’islam n’a jamais dit de dépenser de telles sommes… Soilihi voulait s’attaquer au grand-mariage, parce qu’il avait compris que c’était le seul moyen de développer le pays ».

Toutes et tous s’accordent donc pour dire stop à de telles dépenses[3]. Stop aux montants, stop également au fonctionnement : « Les gens qui se marient achètent tout à l’extérieur, regrette Antuf. C’est idiot. Ici on peut tout faire : les repas, les bijoux, les cadeaux… Pourquoi aller ailleurs ? » Au début du 20ème siècle, rapportait en 2002 Damir Ben Ali dans Tarehi (n°6), un chef de famille qui avait servi du riz importé pendant un grand-mariage était devenu la risée de l’île. Aujourd’hui, c’est la situation inverse qui prévaut : tout est importé. « Il faut changer ça », pense Aturia.

Reste à savoir si ces jeunes, opposés à de telles dépenses, respecteront leur propre parole. Pour Damir Ben Ali, de tous temps, les jeunes se sont opposés au grand-mariage, « puis quand ils vieillissent, il le font »… Chipinda assure que non : « je ferais comme je veux, je dépenserais moins d’argent ». Pourra-t-elle résister à la pression familiale ? « Bien sûr. C’est moi qui déciderais ».

Historien et anthropologue, Damir Ben Ali, a étudié la question.

D’un point de vue économique, qu’est-ce qui a changé entre le grand-mariage d’aujourd’hui et celui des origines ?

A l’origine, le grand-mariage organisait durant toute l’année les travaux collectifs de production du village. Tout le monde œuvrait pour ceux qui allaient faire le grand-mariage : certains cultivaient les champs dont les produits servaient au grand-mariage, d’autres coupaient le bois ou brûlaient les coraux pour construire  la maison de la mariée… Tout cela a disparu aujourd’hui. A l’époque, quand il y avait une fille qui se mariait, toutes les filles de son âge fabriquaient des draps, des rideaux. Il était inimaginable d’acheter des imprimés. Cela fonctionnait sur la base de l’échange de services. Je vais vous donner un exemple marquant. Aujourd’hui, il y a une cérémonie qui s’appelle le tibou. Peu de gens savent qu’il s’agissait à l’origine d’une plante, qui fournissait l’essence des parfums utilisés pour cette manifestation. Cette plante a disparu, mais la manifestation existe toujours, sauf qu’on échange de l’argent. Aucun travail collectif n’est réalisé. C’est significatif.

Ce système existe-t-il toujours ?

Aujourd’hui aussi, c’est communautaire, mais les gens participent avec de l’argent, qui a pris la place du travail. Avant, le travail avait une valeur sociale, plus maintenant.

Avant quand ?

Il y a eu deux phases. La première date de sous la colonisation : la société Humblot (colon qui possédait une grande partie des terres de Ngazidja, ndlr) importait tout à bas prix. A cette époque, on importait même le manioc ! Les gens qui travaillaient pour Humblot recevaient de l’argent et n’avaient plus le temps de travailler les champs du village, donc ils achetaient. Les travaux collectifs liés au grand-mariage ont disparu.La deuxième phase date de l’époque où nos voisins, la Tanzanie, Madagascar, sont devenues indépendantes (début des années 60, ndlr). Les Comoriens, qui vivaient là-bas, sont partis, car ils étaient français, et sont allés en France. Quand ils revenaient ici pour le mariage, ils amenaient de l’argent et du matériel, qui ont changé les modes de vie. Aujourd’hui, ceux qu’on appelle les Jeviens amènent même des cartons de jus de fruit achetés à Dubaï. La monétarisation et l’utilisation de produits importés ont changé le grand-mariage, qui a suivi les modifications de la société.

Une danse à Ntsudjini lors d’un grand-mariage à Ngazidja.

Cette évolution s’inscrit-elle dans une évolution plus générale ?

Oui, le grand-mariage s’inscrit dans la mondialisation, dans le sens de l’appauvrissement de la société. Il tue la créativité des artisans, des commerçants, des artistes.

Le grand-mariage subit-il cette évolution ou l’accompagne-t-il ?

Le grand-mariage a entraîné les importations. Il a toujours été un moteur.

Justement, représente-t-il un moteur ou un frein pour les Comores ?

Ce n’est pas un moteur… Son existence se justifie, elle permet de maintenir la cohésion familiale et villageoise, mais pour le pays, c’est un frein au développement. Avant, le travail représentait la valeur sociale la plus importante. Plus maintenant ! Aujourd’hui, c’est l’argent. Quelle que soit la manière. Quelqu’un qui a détourné de l’argent peut faire le mariage avec cet argent, cela ne dérange personne. Avant ce n’était pas possible. Cette évolution n’est pas propre aux Comores…

Le grand-mariage ne suivrait donc que l’évolution générale ?

Oui.

Propos recueillis par Rémi Carayol


La photo en Une est extraite d’une série signée Jean-Marc De Coninck sur le grand-mariage à Ngazidja

[1] Articles parus dans le n°1 de Kashkazi le 4 août 2005.

[2] Damir Ban Ali avait calculé le coût moyen d’un grand-mariage à Ngazidja (lire Tarehi n°6). Il arrivait à une somme astronomique : 29 millions de francs comoriens, soit près de 59 000 euros. Ces dépenses étaient réparties ainsi : 17 millions fc pour la famille de l’homme, dont près de 7 millions en espèces (le reste en nature) ; presque 12 millions fc pour la famille de la femme, dont là aussi près de 7 millions en espèces. Et encore : il ne s’agissait que d’une moyenne ; certains mariages peuvent dépasser cette somme. Trois ans après, Damir assure même que « le coût global a encore augmenté ». Dans un pays où le salaire du fonctionnaire moyen ne dépasse pas les 50 000 fc (100 euros environ) par mois, cela fait beaucoup. 580 mois – 48 ans – de travail exactement.

[3] A Ndzuani une dot consensuelle selon Kamal Ali Yahouda. « Le mariage à Ndzuani est avant tout une occasion festive durant laquelle les familles des convives en profitent pour inviter les proches, les connaissances, les notables… afin d’officialiser l’union de leurs enfants. Selon un programme bien défini par les deux familles, il s’étalera sur une semaine après le nikah, qui sera célébré soit sur la place publique, soit dans l’intimité en présence du strict minimum des membres des deux familles. Dans ce cas, une cérémonie publique aura lieu le même jour, en fin d’après-midi. Le Barzangue suivra le soir ou le même après-midi : les hommes sortiront leur bushti et autre djoho pour honorer le roi d’une soirée comme on le dit ici en parlant du marié. Cette cérémonie est organisée par la famille de la mariée. Elle symbolise l’acceptation officielle de l’époux au sein de sa nouvelle famille. Dans la tradition anjouanaise, c’est après cette cérémonie que le mari peut s’installer chez sa femme ou l’emmener avec lui dans une maison.

Le soir, les femmes feront retentir leurs tari pour le hutowa mwendze, une cérémonie hautement en couleur au cours de laquelle les femmes ornées de leurs parures dorées, tampa et gawni, chanteront les louanges du mari, sa famille. L’épouse se verra couronnée et habillée comme une reine anjouanaise et viendra se courber devant son époux pour recevoir sa bénédiction. Cette cérémonie sert de visas pour la femme de prendre part à toute manifestation féminine publique, puisqu’elle est enfin reconnue comme femme à part entière. Si l’homme verse à la famille de sa future femme la dot qui reste jusqu’aujourd’hui consensuelle, chacun selon sa bourse donnera autant qu’il peut le haki (les bijoux en or importés le plus souvent des pays du Moyen-Orient). D’autres montent les enchères en doublant ou en triplant la mise, afin d’afficher leur aisance financière et sociale.

Il est rare de voir à Ndzuani des festivités culturelles en dehors des célébrations de mariage. Une menace grandissante pour la culture en voie de délaissement, que seul le mariage fait perdurer. Car mises à part les cérémonies suscitées, on aura droit à une brochette de danses traditionnelles majestueusement officiées par les hommes et par les femmes. Si celles des hommes sont ouvertes à tous, celles des femmes sont réservées à un public féminin ».