Fomboni la ville aux sept villages

La capitale mohélienne est avant tout une ville coutumière où sont chez eux les membres de sept localités liées par les origines et le mariage, et en marge de laquelle vivent les descendants de la main d’œuvre coloniale. Un reportage de Lisa Giachino, paru dans le journal Kashkazi[1].

Le regard d’un étranger de passage sur une ville est souvent en décalage avec celui que portent sur elle ses habitants. C’est particulièrement vrai pour Fomboni, qui cache bien plus d’histoires à demi enfouies que son visage de bourgade minuscule et son air de tourner en dérision le mot « capitale », ne le laissent penser. Pour le visiteur, Fomboni, c’est ce mélange d’argile, de feuilles et de vieilles pierres qui s’étend de chaque côté d’une longue avenue, depuis la Poste et l’hôpital jusqu’au terrain de foot et l’hôtel Akmal, en passant par un palais de justice sans doute parmi les plus modestes au monde, une brigade de gendarmerie on ne peut plus calme, une grande place où des ânes vivent leur vie d’âne sans la moindre pudeur, sans oublier le marché bordant la mer autour duquel tournent les taxi-brousse.

Fomboni, c’est encore ce lieu étonnant où il suffit de s’asseoir dans l’un des deux points stratégiques de la ville – devant le marché ou l’hôpital – pour voirapparaître la personne que l’oncherche. Où leshabitudes des unssont si familières aux autres que les chauffeurs et passagers des minibus, qui tournent plus d’une heure dans la capitale avant de partir pour les villages, savent qui attendre, où trouver celui qui doit récupérer ses clés, où déposer un bébé, à qui est destiné ce cabri sous le siège. C’est justement parce que tout est petit et que les hommes se connaissent bien que le moindre lieu est lourd de sens.

Derrière la route, du côté opposé à la mer, Mjimbia semble incarner la manière dont les gens de l’extérieur – pas seulement les étrangers, mais aussi certains Comoriens qui répètent bêtement que « les Mohéliens ont des voitures mais préfèrent se déplacer en âne » – se représentent la vie « à la mohélienne ». Cases de terre battue bien alignées, mosquées sans prétention entourées d’herbe, un pont sur une rivière, des bancs à l’ombre de grands arbres. Pas de bruits de moteur, mais de la musique à la mode qui s’échappe des murs d’argile. La plupart des Mohéliens qui vivent ici seraient pourtant bien en mal de prétendre jouer les ambassadeurs de l’île, de peur de se voir rire au nez. Kaambi Nourou, l’ex-Grand cadi, tout juste retraité, les classe dans la septième et dernière génération de peuplement de l’île, mafanyahazi (les travailleurs). Autant dire des Mohéliens de seconde zone…

Salim Djabir.

Comme deux autres quartiers de Fomboni, Mjimbia est né de l’importation de main-d’œuvre par les colons. « La Société Comores Bambao avait placé des quartiers de domaine au milieu de ses terres », explique Salim Djabir. « Ils faisaient notamment de la citronnelle. Les Anjouanais ont été introduits, il y a très longtemps, dès les premiers colons. Ils n’avaient pas le droit de construire et s’ils partaient, c’était pour un autre village de domaine. Ils sont restés dans des conditions difficiles jusque dans les années 60. C’est sous l’autonomie qu’ils ont pu respirer un peu. Car auparavant ils n’avaient pas la possibilité de s’instruire. Tout le monde travaillait, hommes, femmes, enfants. Ils allaient à la boutique de la société où on leur donnait du riz, des vêtements, du savon, qu’ils ne pouvaient pas aller chercher ailleurs. »  Mjimbia n’était alors pas relié au vieux centre de Fomboni par l’actuelle avenue bordée d’habitations, mais constituait un village à part, coupé de la vie ‘autochtone ». Les traces de cette existence marginale sont loin d’être effacées. « Ils n’ont pas pu s’intégrer réellement », poursuit Salim Djabir. « Les Mohéliens les ont souvent considérés, et aujourd’hui encore un peu, comme les remplaçants des esclaves. C’est vrai qu’ils étaient presque venus dans les mêmes conditions. La différence était que les colons n’avaient pas droit de vie ou de mort sur eux, c’est tout. Jusqu’à nos jours, cette population est restée très marginalisée et mène une vie précaire. Quelques cas rares ont pu s’en sortir et devenir instituteurs ou commerçants. Sinon, ils vivent grâce aux terres que leur ont laissées les colons et en étant la main d’œuvre par excellence pour la construction des routes ou des adductions d’eau… »

Le nombre d’enfants déscolarisés reste cependant très important. « Ils vont au champ, vendent des sachets ou traînent », indique le maire de Fomboni. « Pauvres, illettrés, ils sont très complexés. » « Nous sommes très arriérés intellectuellement », disent d’eux-mêmes Boina Said, plombier, et Ahmed Souffou, chef de cabinet à la présidence de l’île, tous deux issus du quartier. « La plupart des gens vivent de l’agriculture de subsistance. » Les deux hommes ne s’en prennent cependant qu’aux propres faiblesses du quartier pour justifier la situation de Mjimbia. « Selon nos grands-pères les enfants deviendraient des délinquants ou des saoulards s’ils allaient à l’école », disent-il. « Mais nous, on a eu la chance d’y aller. » Ahmed Souffou fait même partie de cette nouvelle génération qui, à l’instar du président de l’île, Mohamed Fazul, fait frémir certains « Mohéliens de souche » attachés à leur suprématie. Ancien préfet, Tamadouni Bacar est ainsi de ceux pour qui partager les décisions collectives avec des descendants de quasi-esclaves est des plus irritant. « Avant, les gens de banlieue ne s’intéressaient pas à instruire leurs enfants, tandis que les Fomboniens, qui envoyaient leurs enfants à l’école, étaient obligés de payer les gens de banlieue pour cultiver. Aujourd’hui, ils vont à l’école et ce n’est plus possible », dit-il sur le ton du regret.

Un autre notable réputé très conservateur va plus loin : « Ils ne connaissent rien aux problèmes de Mohéli. Ils sont mohéliens, d’accord, mais qu’ils ne prennent pas part aux élections ! Pour eux, une élection n’est qu’un moyen de subsistance ! » Même réaction chez Tamadouni Bacar : « Fazul s’est permis de nommer n’importe qui comme ministre », sous-entendu : « Des gens de la banlieue. » Boina Said et Ahmed Souffou connaissent bien ces rancoeurs. « On vit avec eux, mais avec précaution, car ils nous infligent une certaine humiliation en nous disant : « Vous êtes des descendants d’Anjouanais. » Pourtant, on se sent mohéliens, c’est là qu’il y a le problème ! Nous sommes très nombreux par rapport à eux, et nous pouvons prendre les devants. C’est ça qu’ils ne veulent pas. » Les quelques réussites personnelles de Mjimbia, qu’elles soient politiques, économiques ou sociales, n’en laissent pas moins la population du quartier exclue de ce qui, aux yeux des Fomboniens les plus traditionnels, fonde leur véritable appartenance à l’île : le shungu (système coutumier) des madzalihana na ntsi wa anda na mila (les Mohéliens de souche).

Des vestiges de la vieille ville. Le Ngome. La porte du pangahari. Djumbe Fatima et sa cour, redessinée par Fundi Moussa sur les murs du Karthala. Des ânes en liberté, que d’aucuns surnomme joyeusement makabayila ya Fomboni. Des images qui rappellent une mémoire…

Assise devant son épicerie, Mariamou Said Ali mesure comme chaque après-midi le degré de pauvreté de ses voisins. Au jour le jour, les mères de famille envoient leur fille chercher la stricte quantité d’ingrédients nécessaires pour le repas du soir. « Un demi kilo de sucre, c’est 200 fc [40 centimes d’euro, ndlr]. Un quart, 100 fc. Et bien, on est obligé de diviser encore par deux », s’exclame-t-elle après avoir versé un fond de sucre dans la timbale d’une gamine qui lui tend 50 fc. « Et l’huile ! Je remplis des petites bouteilles de 25 cl, mais c’est encore trop, je suis obligée de les diviser. » Ça ne manque pas : une autre petite fille vient en recueillir quelques gouttes dans une boîte de concentré de tomate. Nous sommes pourtant dans le vieux Fomboni, le Fomboni de pierres, dont subsistent des fragments du ngome (rempart), qui le protégeait des invasions. Ses habitants possèdent et ont toujours possédé des terres, ce qui a motivé à la fin du XIXème siècle leur soulèvement contre les accords entre le colon Joseph Lambert et la reine Djumbe Fatima, qui les spoliait, et leur a permis de refuser l’engagement dans les plantations. « Ils ont pu évoluer dans l’instruction et le commerce », indique Salim Djabir. « Certains ont eu une propriété foncière, d’autres sont devenus armateurs… Ils ont pu instruire leurs enfants, qui sont devenus des cadres, acquérir un certain niveau socio-économique. » Unis par la solidarité du shungu, ils ont aussi pu observer avec quelque distance les rapports d’exploitation qui régnaient entre colons et engagés anjouanais.

L’épicerie de Mariama est voisine de deux petites constructions jumelles, rectangulaires et le toit pentu. L’une est en ruines ; la porte de l’autre, bien conservée, est close. C’est ici que les gens de Domoni, dont est originaire la famille de cette enseignante, venaient autrefois célébrer les étapes supérieures du grand-mariage. Aujourd’hui, les gens du village continuent de se déplacer pour certaines fêtes organisées dans la rue, juste devant ces maisons. Comme les habitants de chacun des sept villages « de souche » mohélienne. « Pendant le mois de maoulid, chaque groupe va organiser une fête avec les gens de son village qui viendront sur place », explique Mariamou. Fomboni est en effet la ville de sept villages, sept villages dont les habitants sont « chez eux » dans la capitale : Hoani, Domoni, Hamba, Wanani, Djoiezi, Mlambenda et Hanyamwada. Capitale à l’origine plus coutumière que politique, située dans une région propice et fertile, entre la mer et la forêt, elle s’est retrouvée au centre d’un système qui s’est perpétué jusqu’à nos jours. « Deux raisons majeures ont poussé les localités à se rassembler », estime Salim Djabir. « D’abord, il leur fallait construire une muraille de protection pour se regrouper face aux invasions. Ensuite, il y a eu des invitations réciproques entre les différents clans du nord, de l’est et de l’ouest », qui ont abouti à l’intégration des localités dans un même shungu, système coutumier qui régit notamment les mariages. Seule la région de Nyumachua, au sud, a fait bande à part. Soit que ses chefs aient préféré garder leur propre système coutumier, soit que l’éloignement géographique les ait finalement conduits à s’isoler.

Pour les sept autres villages, Fomboni est devenue le lieu de rencontre où tous se trouvent sur un pied d’égalité. « Chaque personne qui appartient à ces sept villages se proclame de Fomboni », lance le Grand cadi. « Un monsieur de Hanyamwada qui vient à la mosquée du vendredi, personne ne se demandera qui il est. » « Aux Mohéliens qui n’étaient pas de la région, on a accordé des espaces à l’intérieur du ngome. Des sortes d’ambassades où ils ont construit une maison pour réaliser les cérémonies » explique Salim Djabir. S’il est difficile de dater ces constructions, il est probable qu’elles soient contemporaines du rempart, à l’époque des razzias malgaches. « En cas d’attaque, les gens pouvaient se réfugier dans les fortifications et avaient une maison où s’installer. Les villageois du système pouvaient choisir de faire leur grand-mariage chez eux, ou à Fomboni. S’ils le faisaient à Fomboni, on emmenait la mariée dans la maison du clan. » Des familles se sont installées sur place et, occupant la maison commune, servaient de relais avec le village. Leurs descendants sont toujours là. Certains occupent le foyer coutumier, en respectant les règles d’autrefois, d’autres se le sont accaparé ou ont reconstruit sur son emplacement, d’autres encore l’ont vendu comme s’il leur appartenait… D’autres membres du clan les ont rejoints, donnant au vieux centre son caractère de « fédération de villages ». Mais aucun des occupants de ces maisons ne peut refuser d’y accueillir les cérémonies coutumières du clan, qui continuent de s’organiser collectivement autour d’un patrimoine matériel commun. « Chez nous, on prépare dans un petit coin », témoigne Troundra Aboubacar. « Toutes les maisons n’existent plus, mais le nom reste. » Le clan continue aussi d’entretenir un lot de vaisselle commune. « Quand on va donner les cadeaux à la femme, on fait une sorte de prime en fonction de la valeur des cadeaux. Si c’est l’or, on peut donner par exemple 100.000 fc [200 euros, ndlr]. Avec cet argent, le clan achète ses bols, verres, bassines, cuillères… » De quoi inviter les sept clans sans coup férir.

Des participants aux rituels du shungu sur le pangahari. Des images du photographe Mab Elhad.

Si elle a renforcé la solidarité entre les sept villages qui continuent de se marier et s’inviter entre eux, cette organisation a condamné toutes les « pièces rapportées » à créer leur propre système parallèle… ou à évoluer hors de toute appartenance coutumière. Il faut être du shungu, auquel on peut accéder par son père ou par sa mère, pour se marier à Pangahari – la place sur laquelle donnait le palais royal aujourd’hui détruit -, où l’on fait asseoir les mariés sur un lit et où l’on offre des feuilles de bétel dans des trousses d’écolier. « Les Mohéliens de souche à Fomboni gardent une sorte de système endogamique », observe Salim Djabir. « Les jeunes continuent. Les garçons comme les filles privilégient les personnes appartenant au système. Mohéli est une île d’accueil, mais il existe cette identité des Mohéliens d’origine qui se cherchent et se maintiennent par des mariages privilégiés. Et ça risque de durer. » Enseignante et mère de huit enfants, Mariamou Said Ali n’est ainsi pas prête à renoncer à son appartenance pleine et entière au clan. « Je dis à mes garçons qu’ils peuvent épouser la fille qu’ils aiment. Mais mes filles doivent épouser quelqu’un du shungu. Sinon, tu ne peux pas faire le mariage traditionnel, tu n’as pas d’honneur. Je ne pourrais pas être avec mes collègues, ce serait un problème pour moi de ne pas me mélanger avec mes camarades. » Concédant que les couples « mixtes » sont de plus en plus nombreux, Mariamou admet « qu’on le fait, mais on n’est pas satisfaits. C’est un peu dégoûtant puisque tu ne peux pas faire le mariage sur Pangahari ! »

Le shungu mohélien a pourtant intégré des éléments extérieurs quand ceux-ci ont su comment s’y fondre. Au temps des sultans, des Grand-comoriens sont venus prêter main-forte à Mwali contre Ndzuani. On les appelle masuja ma watwani (les défenseurs du pays). La tradition rapporte qu’à l’issue des combats, les Mohéliens leur ont demandé de rester. Selon le grand cadi, ceux qui se trouvaient à Fomboni se sont mariés avec des Mohéliennes et ont donc fusionné avec le shungu. Salim Djabir affirme lui qu’ils ont reçu un emplacement à l’intérieur du ngome, mais n’ont pas pu accéder au système de mariages. Les autres ont en tous cas fondé quatre villages – Itsamia, Bangoma, Miringoni et Mbatse – où ils ont fait venir leurs femmes, et ont jusqu’à présent un système coutumier distinct. Si les mariages « inter shungu » sont relativement rares, les descendants de Grand-comoriens ont réussi à trouver leur place. Parmi eux par exemple, Kaambi Nourou, l’ancien grand cadi, qui explique les mariages endogamiques par la volonté de conserver les terres à l’intérieur du clan, et par le fait que « tu peux faire quelque chose de grandiose, mais qui ne représente rien dans l’endroit où tu le fais », c’est-à-dire qu’un mariage hors du shungu est accepté, mais ne donne aucun droit social. Les Malgaches de Ramanetaka (mashangiria yezi, les gardes du pouvoir) se sont eux aussi complètement fondus dans la masse. A Fomboni, seuls leurs noms et certains traits physiques les distinguent des autres habitants, indique Salim Djabir. « Ramanetaka leur avait recommandé de se convertir. On peut expliquer leur intégration par le fait que c’était des Merinas et qu’il n’y a pas eu de continuité d’immigration, contrairement aux Sakalaves de Mayotte. »

Les descendants de travailleurs anjouanais sont donc les plus marginalisés. Pour Djabir, leur mise à l’écart tient surtout à leur niveau socio-économique. « C’est sûr que les gens des quartiers pauvres ne peuvent pas épouser les Mohéliennes de souche. Mais ça changera quand ils accèderont à l’instruction et à la richesse. Il est arrivé que des Anjouanais venant de Mutsamudu soient intégrés par le mariage. » En attendant des jours meilleurs, Boina Said, Ahmed Souffou et quelques hommes de leur âge de Mjimbia ont décidé de créer leur propre shungu. D’après leurs dires, le but est de dissuader les filles d’aller épouser ailleurs, en s’entraidant pour assurer une dot minimale de 500.000 fc (1.000 euros) par mariage. Pour Salim Djabir, c’est surtout parce qu’ils  » »n’étaient pas invités dans les festins de mariage des autres ».

Fomboni, ses ânes, ses vielles pierres, et son univers impitoyable…

Lisa GIACHINO

L’image en Une : le pangahari en fête.

Sept générations de peuplement. L’ancien grand cadi recense sept générations de Mohéliens, suivant leur statut, leurs origines et leur période d’arrivée. Les premiers sont bien-sûr les madzalihana na ntsi wa anda na mila, les « Mohéliens de souche » intégrés au shungu de Fomboni. Les madzalihana na ntsi tout court appartiennent eux au sud de l’île, qui possède son système coutumier à part. Viennent ensuite les masujaya ma watwani, les soldats Grand-comoriens venus en renfort sur l’île au temps des sultans. Mamuhadjirina matwasi mawatwani désigne les membres de la famille du sultan de Maore Boina Combo, venus se réfugier à Mwali au XIXème siècle. Mashangiria yezi, les soldats de Ramanetaka, ont fondé les villages de Wallah et Mirereni. Wanguana warima correspond aux esclaves installés sur les hautes terres du plateau Djando. Enfin, mafanyahazi, les travailleurs anjouanais des plantations, présents surtout dans la région de Fomboni.


[1] N°62, avril 2007.