Les récents événements survenus à Mayotte expriment une tragédie d’archipel. Des hommes, des femmes et des enfants hués, brutalisés, chassés de leurs habitations. Leurs cases détruites, brûlées. Des amas d’êtres humains, commotionnés, installés dans des espaces réduits, sans le minimum de dignité. Les images font le tour des réseaux sociaux. Mais comment expliquer toute cette violence ? Article de Mohamed Anssoufouddine publié dans le n° 4 du journal Uropve en juillet 2016.
Les pratiques de discrimination et de violence observées à Mayotte ne sont que la résurgence d’une séculaire politique d’exploitation et de contrôle d’un archipel, laquelle dès le début, s’est dotée de ses propres moyens de survivance : la haine, la division et la violence. Une idéologie coloniale…
L’homogénéité de la population comorienne, dans son unité linguistique, culturelle et cultuelle, n’a jamais offert le prétexte de la division tribale. Il a donc fallu en inventer un, de prétexte, dans cet archipel qui, jusqu’au début de la colonisation française, n’a eu qu’une question de classes pour seul clivage. Une opposition entre l’aristocratie arabo-chirazienne et la paysannerie inféodée. Pour asseoir sa domination, le colon réussit cependant à inoculer, insidieusement, d’autres germes de division. Le prétexte de la division est tout trouvé : l’appartenance insulaire !
Et c’est avec un colon français, Alfred Gevrey[1], juge impérial, historien et ethnologue à ses heures, que nous vient, en 1870, cette étonnante description du comorien selon son île d’origine : « Les hommes (de l’île de Ngazidja) sont tous d’une stature colossale, et d’une force herculéenne. Est-ce à la salubrité du pays qu’il faut attribuer cela ou à la beauté de la race elle-même ? Mais si c’est à cette dernière cause, comment les naturels de Hinzouan (Anjouan) et de Mouéli (Mohéli), qui prétendent à la même origine, ne sont-ils pas ainsi ? Et comment les animaux mêmes participent-ils à cet état prospère ? ». En plus d’être déshumanisantes, ces affirmations distillent le venin de la division : « …et ils (les comoriens de Ngazidja) resteront tels, encore longtemps, car ils ne sont pas près d’entrer, comme les Anjouanais, dans la voie de la civilisation. »
C’est à Mayotte que vont s’expérimenter toutes ces abominations, dès le début de l’aventure coloniale. Déjà au XIXe siècle, les colons français montent les « Mahorais » contre leurs compatriotes des autres îles. Là où l’on parle aujourd’hui de « clandestins », de « migrants », « d’Anjouanais », de « gueux », à l’époque, l’on parlait de voleurs, de maraudeurs, de pyromanes, de paresseux. Les « Mahorais » sont poussés par les colons, de la même manière que cela se passe en 2016, à se rendre justice. En effet, les Comoriens des autres îles avaient, à l’époque, l’habitude de pratiquer la culture sur brûlis, chose qui ne plaisait pas aux colons. A leurs yeux, ces Comoriens incendiaient la terre. À ce problème, la réponse apportée par le colon était la suivante : « De cette façon, les communes seront intéressées à faire elles-mêmes leur police ; et elles la feront, ou elles paieront.[…] ils ( les comoriens des autres îles) refusent de s’engager sur nos ateliers, volent nos outils et nos bœufs, maraudent nos cannes et nos cocos, nous tiennent en alertes continuelles avec leurs incendies, etc, etc., au lieu de laisser augmenter, il faut diminuer autant que possible le chiffre de la population indigène »
Plus de cent ans après cette incitation à la haine, la colonisation française aux Comores, dans ses différents avatars, continue à toujours prendre appui sur ce clivage entre les îles. La France a d’ailleurs subtilisé l’Île de Mayotte, en s’appuyant sur cette fibre insulaire : transfert de la Capitale de Mayotte à Moroni en 1958, décompte île par île des résultats du référendum d’autodétermination pour l’indépendance, etc.

C’est également sur la base de ce sentiment d’appartenance que les manipulations de L’Action Française pour un rattachement de l’Île d’Anjouan à la France en 1997ont fini par se solder en une reconfiguration de l’espace politique. L’appellation du pays change (la République fédérale islamique des Comores devient l’Union des Comoriens), le drapeau aussi, et un système de présidence tournante entre les îles, sous-tendu par une forme de sectarisme insulaire, est mise en place.
Cette bourrasque séparatiste, qui secoua l’Île d’Anjouan en 1997, est partie de Maore. Le projet de Mayotte française s’est progressivement construit par une déstabilisation du reste l’archipel. À coup de présidents tués, de coups d’État, de régimes mercenaires, de séparatismes, le jeune État comorien est sapé jusque dans son amour-propre. Même si aujourd’hui l’on ne parle plus de mercenaires, le fantôme de Bob Denard est là, nous poursuit, tout comme “la présence française dans cette partie prétendument indépendante est une réalité avec laquelle il faut donc compter”.
Les déchaînements actuellement observés à Mayotte ne sont que l’avatar d’une sourde violence auto-entretenue depuis plus d’un siècle. Déjà en 1974, dans une opposition entre les indépendantistes (serrelamain) et les ténors de Mayotte Française (soroda), un pogrom pareil à celui d’aujourd’hui eut lieu : « S’ensuivit une phase de « purification » envers « les serrelamain » : serment d’allégeance, paiement d’amendes. Expulsions, véritables ostracismes à la grecque… »[2] Les stigmates de l’époque sont encore présents à Anjouan où un village (Hamabawa) a vu le jour, au bénéficie de ces déplacés de Mayotte. À Hamouro, en 2003, un élu (maire) a incendié un village « d’Anjouanais », événement qui inspira le roman éponyme de Salim Hatubou.
Cette violence dérègle la relation que l’on tient de l’ancêtre commun. Un état de déliquescence supplante progressivement la légendaire homogénéité culturelle de l’archipel. Il s’installe, dans un élan d’autophagie collective, une communauté de la désunion, une déstructuration de l’espace, un rejet de cette terre à laquelle le comorien s’est naturellement attaché.
Un processus d’« anarchipellisation » est en marche. Avec dans la partie indépendante, la déstabilisation, la course à l’enrichissement outrecuidant, la mendicité érigée en valeur nationale, l’impunité. Un fonctionnement de la société restée toujours féodale. Des couches populaires laissés-pour-compte en matière de soins et d’éducation. Et dans la partie dite française de l’archipel, les haines cultivées, la perte fulgurante des repères ancestraux, les mirages miroités, l’afflux massifs des frères du Continent et de la Grande Ile malgache, la fabrique effrénée d’une société de consommation, le déplacement forcé des populations, l’éclatement des familles…

Quarante ans après la séparation avec les îles sœurs, Mayotte est en train d’accuser les contrecoups d’une politique discriminatoire, amplifiée par l’action d’une toute puissante administration policière. Des enfants y sont nés. Ils n’ont pas eu la chance d’aller à l’école. Ils se sont trouvés dans la rue. Ont même vu leurs parents bousculés, expulsés, désignés à la vindicte. Ce sont ces enfants qui sont la cause présumée de l’insécurité grandissante sur l’île.
Si la partie française s’est choisie un destin de consommateurs et dispose d’un projet articulé autour du déni, de la réécriture de l’histoire et de l’autolyse, la partie indépendante, elle, souffre d’une carence d’initiative, de volonté et d’action.
Bien qu’une certaine classe – l’élite, le milieu politique – se soit toujours fait l’apôtre des victimes, il ne s’est malheureusement développé aucune conscience collective en relation avec les frères et sœurs malmenés, ces derniers mois, à Mayotte. N’ayant jamais su faire preuve de réelle empathie à l’égard de ces sinistrés d’un genre nouveau, le discours de cette élite (et de ces politiques) est perçu par le peuple comme l’écho d’une joute démagogique. Une expression de salon, déconnectée du réel. Les soucis du peuple n’interpellent pas cette élite et ces politiques, qui se complaisent dans le clientélisme entretenu par l’adversité : obtenir un visa, une carte de séjour, la double nationalité, comorienne et française. Une équation impossible pour ceux qui ne font pas partie de ce cercle.
Le « mahorais » de son côté, jongle en permanence entre son âme profonde de « comorien » et sa posture existentielle de « français ». Un temps, le « mahorais » qualifie son frère « comorien » de « clandestin » et le pourchasse ; un temps, il débarque à Anjouan, car possédé par l’esprit d’un ancêtre commun sur le retour, esprit dont l’exorcisation n’est possible qu’en se rendant, parfois, sur l’autre île sœur. Les « mahorais » participent aux rassemblements confrériques, perpétuée dans les autres îles, entre autres choses. Ils y viennent aussi visiter leurs tombeaux familiaux ou bien à l’occasion d’un mariage. Ces mêmes « mahorais », qui se comportent avec une violence extrême, faciliteront l’obtention du visa par leurs cousins des autres îles.
L’on s’ingénie à réduire la poésie de cette humanité et la vitalité de tous ces échanges par des chiffres et des statistiques. A la faveur de cet espace rendu mortifère, les experts se perdent en conjectures et individualisent “les causes” de ce qui est désormais labellisé sous le nom de “migrations clandestines” : causes économiques, sanitaires, familiales…
Est-il possible de sérier les mouvements d’une population dans son espace naturel ? Les comoriens ont juste besoin de circuler librement dans leur espace. Quoi de plus naturel ! Mayotte française est une chose. La circulation entre les deux rives en est une autre. Le flux humain, d’un point A à un point B de l’archipel, traduit la réalité existentielle d’une population dans son espace naturel.
Anssoufouddine Mohamed
[1] Alfred Gevrey, Essai sur les Comores (1870), Kessinger Publishing 2010.
[2] Ahmed Ali Amir, Uropve N° 3, 3 mars 2016.