Pour ne point sombrer dans le « psittacisme » de la critique

Rencontre avec Mahdawi Ben Ali, journaliste culturel de la presse nationale. L’occasion pour nous de reparler des limites d’une pratique, censée informer le lecteur sur son imaginaire immédiat. Mahdawi ou comment porter haut les couleurs d’un métier rare que tout le monde à Moroni confond avec le travail d’un publicitaire.

Mahdawi a d’abord été comédien de la compagnie Numbaba de Singani, slameur de Ngani Slam, ensuite. Puis il a suivi les pas de son grand-frère, Nassila Ben Ali, aujourd’hui à la tête du journal Al-Watwan. Mahdawi Ben Ali (MBA) y écrit sur les arts et la culture depuis 2019. Après une licence en droit à l’Université des Comores, il a préféré se consacrer à la défense du monde artistique et culturel, en se raccrochant à cette devise : « Un peuple sans culture, c’est un peuple sans mémoire, et un peuple sans mémoire, ce n’est plus un peuple, c’est un troupeau qui préfère se battre pour une télé que pour une idée»[1].

Une façon pour lui de contribuer à valoriser l’imaginaire de ce pays, sur lequel il s’interroge, sans cesse. Un métier qui l’amène à écrire sur des sujets que beaucoup négligent, par manque de culture. Lui ne s’en étonne pas. Il verbalise. Documenter les pratiques culturelles reste en effet un domaine négligé. On ne lui reconnaît pas toujours sa nécessité, y compris dans les milieux dédiés. On y confond souvent le métier de journaliste avec celui d’un communicant. Ceux qui sollicitent MBA pour la promo d’un spectacle ou une expo, ne s’attendent pas forcément à ce qu’il émette une opinion sur leur travail. Rares sont les acteurs culturels qui vont  apprécier la logique critique du chroniqueur qu’il est.

Or écrire devrait servir à questionner l’évolution et les perspectives du secteur. Le journaliste apporte une valeur ajoutée, en interrogeant les limites des différents acteurs en position dans cet espace insulaire. « Peu de gens comprennent le travail d’un journaliste culturel et son apport dans le domaine » selon MBA. Qui voit son métier comme une manière d’avoir des yeux et des oreilles partout, afin de scruter les tendances en vogue, en plongeant, s’il le faut, dans l’histoire, pour mieux traduire les éléments factuels. Mais encore faut-il être compris dans sa démarche. Nombre de créateurs locaux ont connu un parcours autodidacte à qui manque l’essentiel d’une culture, pour ne pas dire un savoir, pourtant nécessaire à leurs pratiques respectives. Les créateurs du cru manquent de références et n’admettent pas d’être questionnés, quel que soit leur domaine d’expression.

Mahdawi Ben Ali, artiste. En clown et dans le spectacle Radjadji Boto.

La lecture des expériences passées pourrait pourtant aider ces acteurs culturels, ainsi que leur(s) public(s), à se réinventer un imaginaire. Mais le fait est qu’ils ne lisent pas, ignorent les tenants et les aboutissants des pratiques, qui, pourtant, font leur existence. En dehors de quelques rares exceptions, les plasticiens ont du mal à raconter l’apparition de la peinture contemporaine dans ces îles. Les jeunes musiciens ou chorégraphes rament pour expliquer l’influence du msomo wa nyumeni dans leur monde au début des années 1970. Qui se rappelle encore des vestiges du debe ancien que Damir Ben Ali, anthropologue, situe avant l’indépendance ? Qui connaît l’histoire véritable de Trambwe ou de Burhani Mkele ? Il faudrait pour cela recourir aux sources écrites, lorsqu’elles existent. Ce que les uns et les autres ne font qu’en étant obligés, pour des recherches à l’université, jamais en dehors. Le Comorien méconnaît généralement l’étendue de son histoire et de sa culture. Ce qui fausse les données du monde de la création.

« Nous vivons dans un pays de tradition orale où la lecture est une gymnastique difficile. Tout le monde n’aime pas lire » constate MBA. Certes, il reconnaît que la page « culture » est la plus suivie du site d’Al-Watwan, mais il avoue que le chemin reste encore long pour les passionnés et les curieux comme lui. « Il faut travailler encore plus pour inciter l’opinion à s’intéresser davantage » aux œuvres. Le journaliste est censé combler un manque, en approfondissant les sujets, en les raccrochant au monde réel. Mais là aussi se pose un souci : l’espace accordé à la culture par les médias locaux est négligeable ! Pas le temps d’étoffer, pas le temps de nourrir le débat. La politique occupe tous les espaces. Pour se faire rapidement une place dans les médias, les journalistes choisissent de se consacrer à la chronique politique pour se faire un nom.

Une tendance qui revient à négliger le reste. « Dans ce pays, les médias se ressemblent tous, ils n’ont d’yeux que pour la politique. Les journalistes culturels se comptent sur les doigts d’une seule main. Certains médias ne jugent pas nécessaire d’avoir une rubrique culture ». Ajoutez-y le fait que l’actu culturelle ne parle que de la seule capitale. Comme si le pays autour n’existait pas. Le regard est toujours braqué sur Moroni. La faute aux moyens, selon Mahdawi : « Faire des reportages, par exemple, sur des sujets, loin de la capitale, est un peu compliqué ». Se déplacer, trouver son sujet, rencontrer de nouveaux interlocuteurs, élargir le champs des sujets, ce n’est pas toujours chose évidente. Pendant que certains continuent à discourir sur la culture  « vitrine d’un pays », d’autres passent peut-être à côté de l’essentiel, puisqu’on ne leur parle que de l’établi.

Mahdawi Ben Ali.

« Le monde de la culture regorge [pourtant] de sujets inédits » pour les médias, note MBA. Mais faire ce boulot impose à tous des modes de fonctionnement. Qui mettent les journalistes et les acteurs culturels en porte-à-faux. « Certains artistes n’invitent pas les médias à leurs évènements. On quémande parfois un pass pour pouvoir écrire sur un événement. Les autorités nous invitent, juste pour justifier les budgets alloués à leur communication ». On parle globalement d’un contexte de presse où le journaliste, quel que soit le domaine qui l’occupe, doit se débrouiller pour trouver le moyen d’honorer ses missions, sans le soutien de sa hiérarchie, parfois. Ses interlocuteurs admettent de le prendre en charge (défraiement), mais exigent d’être encensés dans les colonnes du média pour lequel il travaille. Une attitude qui finit par dévaluer le rôle du journaliste. Il devient une sorte de caisse de résonnance. Comme si les uns payaient pour qu’on les célèbre, et non pour éclairer leur travail, de façon réellement critique : « J’ai plein d’anecdotes de ce genre ».

Les médias nationaux, n’ayant pas les moyens de leurs ambitions, se plient comme des toutous à cette loi qui ne dit pas son nom, même si la tendance finit par fragilise leur discours. Par leur imposer des logiques mercantiles, qui n’ont rien à voir avec la critique. « D’ailleurs, les organisateurs pensent que l’article va forcément paraître le lendemain », quand on les rencontre. Ce qui est loin d’être le cas, à moins de négocier avec la rédaction. Mais il arrive que certains journalistes en profitent à leur tour, en s’attribuant des « privilèges », fixant jusqu’au prix de leur déplacement pour un événement. PourMBA, la question mériterait « une réflexion approfondie ». Des habitudes sont probablement à questionner, si l’on veut rendre justice à ce métier. Pour l’instant, écrire dans les médias au nom de la culture amène les uns et les autres à « psittaciser ». Car le microcosme culturel comorien ne supporte pas d’approche critique de son travail. Tel s’est plaint, tel autre a appelé le rédac chef, tel autre encore souhaite un droit de réponse.

Pire ! Lorsqu’on les prend à témoin de l’actualité, censé les nourrir, les acteurs culturels préfèrent se taire. MBA prend exemple sur l’actualité récente : Uwambushu à Maore. Les créateurs comoriens ne sont pas si nombreux à s’exprimer sur l’île occupée. Le journaliste, qui parle de « mutisme sonore », de  « silence assourdissant », est formel. « Certains artistes et poètes oublient qu’ils sont leaders d’opinion. Ont-ils peur qu’on leur interdise de se produire à l’alliance française de Moroni, seul lieu où ils peuvent se produire avec des bonnes conditions, ou ont-ils juste peur qu’on leur refuse le fameux visa, sésame pour l’eldorado ? » Lui a l’air de s’en soucier. Mais osera-t-il questionner ces réactions face à l’inextricable dans un papier ? Al-Watwan, son journal, voudra-t-il d’une telle analyse dans ses colonnes ?  « Il est possible de faire la Une des journaux, en mettant un président ou un ministre au-devant de la scène. Des Comoriens meurent la nuit en mer entre Anjouan et Mayotte et le matin, on tire tous sur une autorité qui a fait don de 10 ordinateurs à 1000 étudiants à la fac ».

Ansoir Abdou Ahmed


[1] Nicolas Beuglet.