C’est une vérité universellement reconnue et admise que le travail des femmes fut tout au long de l’histoire régulière, efficace et quelque fois centrale, qu’il a toujours accompagné celui des hommes[1]. Cependant, une vision partielle du fondement et de l’évolution de la société a longtemps occulté cette présence indispensable pour l’enfermer dans une zone marginale et informelle. Les femmes vivront longtemps cette situation contradictoire, qui explique le malaise silencieux entourant leur condition[2].
Ce schéma a perduré et perdure encore dans nos sociétés. Jusqu’à la fin des années 1970, dans la zone Sud de Ngazidja, dans la ville de Fumbuni, s’était développée une grande activité de fabrication d’ustensiles de cuisine, et au-delà de l’utilitaire de certains objets servant pour la décoration et l’ornementation. La poterie, activité principale de certaines femmes de cette région, avait pris les allures d’un véritable artisanat de pointe dans les années 1950.
Entre la ville de Fumbuni et de Male, qui, selon la tradition, est le plus vieux des village de cet archipel, s’étend une plate-forme argileuse longue de 5 kilomètres, véritable champ de pétrole pour cette région dominée par la féodalité (de la terre/ au nom de Dieu) et où les femmes étaient naturellement condamnées à l’oisiveté, dans l’attente vaine des maigres fruits du travail du mari ou du frère. Des femmes âgées de 30 ou 40 ans, généralement issues de familles de pêcheurs, donc ne possédant pas de terre, constituaient la grosse majorité des potières.

Femme portant un récipient en terre cuite.
Ce fait devra être analysé plus longuement. Le travail était très dur pour ces femmes. Il suivait plusieurs étapes : le forage, l’acheminement de l’argile dans les maisons où se tenaient les ateliers. Là, les femmes battaient cette pâte pendant des heures et des jours entiers.Après, elles s’y livraient au travail de fabrication proprement dite. Elles modelaient et remodelaient de leurs doigts fins et empâtés toutes sortes d’objets de cuisine : marmites, assiettes, bols, cruches, encensoirs. Avec souvent une prédilection pour les formes rondes et les volumes. Elles allaient ensuite cuire leurs créations dans de grands fours, installés à la sortie du village.
Enfin, elles peignaient avec de la chaux vive ces objets que le feu avait rendu rouges vifs, en les revêtant de figures de toute sorte, où l’imagination se délivrait des carcans de l’utilitaire pour retrouver la dimension esthétique et symbolique. Par un travail exigeant et minutieux, les potières contribuaient ainsi à créer les bases de ce que Braudel a nommé la culture matérielle. Plus tard, devait intervenir la phase de commercialisation. Une phase ardue ! La plus éprouvante et aussi la plus intéressante, dans la mesure où les femmes s’ouvraient au monde de l’échange économique, à la compétition et à la négociation de leurs produits. Elles devaient traverser à pieds Ngazidja, par des chemins de fortune, dormant de village en village, pour vendre leurs produits.
Ce voyage pouvait durer une dizaine de jours. A Moroni, à Mitsamiouli, où un commerce fructueux se faisait avec l’Afrique de l’Est, les femmes vendaient leurs produits, pendant que dans les petits villages, elles continuaient à faire du troc. Au sortir de leur périple dans l’île, elles ramenaient de l’argent, des tissus, des nattes, des boucles d’oreille, une lampe de Zanzibar ou d’autres menus objets, rappelant ainsi la monétarisation inéluctable de leur activité. Le retour était toujours triomphal. Il était suivi de séries d’échanges endogènes, de festivités annonçant la période des mariages, marqués par des prestations de prestige coûteuses au cours desquelles la communauté, obéissant aux lois de la convivialité et des hommes, consommait ses gains (accumulation).

Femmes au marché de Mitsamiouli dans les années 1970.
La boucle pouvait alors se fermer, avant que ne s’entame un nouveau cycle. Pour un nouveau commencement. Cette histoire que nous racontons en l’honneur de femmes, qui ne pouvaient plus dormir dans le rêve illusoire du mari et de la providence, et qui, au contraire, s’éreintaient les corps dans les fosses argileuses et sur les pistes ingrates des montages de Ngazidja, cette histoire méconnue appelle quelques remarques, néanmoins. Dans la perspective d’une histoire générale des techniques, d’abord. La poterie révèle en effet ce que Levi-Strauss a repéré sous le nom de paradoxe néolithique[3]. C’est au néolithique que se confirme la maîtrise par l’homme des grands arts de la civilisation : poterie, tissage, agriculture et domestication des animaux.Nul aujourd’hui ne songerait à expliquer ces immenses conquêtes par l’accumulation fortuite d’une série de trouvailles, faites au hasard ou révélées par le spectacle passivement enregistré de certains phénomènes naturels.
Mais cette brèche historique ouverte dans l’économie domestique et dans la mentalité des femmes n’a pas produit ici l’accélération en chaîne constatée ailleurs. Elle est restée bloquée dans les lois d’une convivialité répétitive. Dans le choc provoqué par le poids de la colonisation. La maîtrise par ces femmes d’une technologie importante[4] et les bénéfices divers qu’elle génère (libre circulation dans le pays, possession d’un capital financier, participation active dans la vie du foyer, bref, tous les éléments de l’autonomie individuelle), n’a pas suffi à élargir leur perspective, encore moins à faire bouger les codes dans lesquels elles étaient enfermées. Pire, par un retournement idéologique et paradoxal des choses, ces potières devenaient avec l’évolution des rapports entre les Comores et l’extérieur, marginalisées, de plus en plus marquées du sceau de l’infériorité sociale.
En arrière-plan, elles auront à subir la même division sociale du travail, obéissant au vieux partage du dedans et du dehors, où la casserole continuera à coller à la femme comme un destin. Lorsque les premières casseroles en cuivre pénétreront dans la société comorienne, ramenées d’Inde, de Mombassa et de Madagascar par les commerçants indo-pakistanais, cette économie domestique et ses opératrices s’essouffleront. A partir de là commencera une autre histoire, celle de la mort du savoir-faire local, des initiatives de création et de la marginalisation accrue des femmes. Aujourd’hui encore, le réveil de la société se fait par les multiples initiatives prises par les femmes sur le terrain économique. Ainsi la situation de la femme est symptomatique de la situation générale de la société, marquée par la dépossession et l’aliénation. A travers elle, c’est une société qui allait perdre son autonomie technologique et ses capacités d’innover.
Ismael Ibouroi
[1] « Les femmes, un continent oublié » (Al-Watwan, 1992).
[2] Article paru dans Mrehuri/ Revue de culture comorienne.
[3] Levi-Strauss, La pensée sauvage (Presses Pocket), p. 22.
[4] Quelques aspects de la technologie comorienne – Mrehuri n°2.