Dis-moi comment tu fêtes…

Des festins collectifs aux boums, en passant par le twarab, les manières de se réjouir ont évolué en fonction des influences étrangères aux Comores. Blasée par les cérémonies du mariage, la génération qui dansait le rock dans les années 70 est à la recherche de nouvelles formes de loisirs. Alors, comment fait-on la fête dans l’archipel ?…

 « On chante, on danse, on bouffe ». La trilogie festive – à laquelle il faut souvent ajouter la boisson – paraît universelle, mais pour l’historien Moussa Said, elle est omniprésente aux Comores : « Chaque évènement social est marqué par une fête particulière. A chaque fois, on chante, on danse et on bouffe. » A Ngazidja, « ça a commencé dans le sud du Mbadjini, aux VIIIème-IXème siècle, à l’é- poque des principautés guerrières », explique l’enseignant qui a travaillé sur les poèmes et chansons de la tradition comorienne. « Les chefs guerriers étaient désignés à l’issue d’une série de festivités. On réunissait les gens sur le masadaka juhu ya djumbe (la maison des princesses), et parmi tous les guerriers de la principauté, on désignait le chef par élimination. Pour être sélectionné, il fallait être fort et gourmand. Il y avait un grand repas, avec des grillades de chèvre grillée et des tubercules. Après avoir mangé, on creusait un trou de 50 cm que l’on remplissait de jus de coco. On mettait la tête dedans et on le vidait, puis il y avait des démonstrations de force sur place. »

Selon Moussa Saïd, ces anciennes pratiques expliquent l’omniprésence de la nourriture dans la tradition du « grand-mariage ». « Pendant deux semaines quand quelqu’un se mariait, on ne faisait que manger et danser », rappelle-t-il. Aux fêtes traditionnelles se sont incorporées et superposées une multitude d’influences extérieures véhiculées par la colonisation et surtout par les diasporas comoriennes de l’Afrique de l’Est, de Madagascar et de France. L’un des plus anciens apports étrangers est sans doute le twarab. Ce chant langoureux introduit dans l’archipel par les Comoriens de Zanzibar, a été intégré aux cérémonies de mariage jusqu’à devenir un élément incontournable des coutumes comoriennes. « Son succès est en partie dû au fait que le violon et le ud, instruments de base du twarab, conviennent parfaitement à l’esprit dans lequel se conçoivent le chant et la danse aux Comores : rigueur et simplicité », écrit Moussa Saïd dans son mémoire sur la poésie chantée de Ngazidja[1]. « Rigueur, car les Comoriens exigent beaucoup de raffinement dans les gestes, tout en restant le plus simple possible pour que toute la population puisse prendre part aux fêtes. »

Le twarab avait lieu dans la maison nuptiale en présence du marié, de ses amis et de ses proches. « La soirée débute après la prière du soir pour se terminer à l’aube », indique Moussa Said dans son mémoire. « Les gens venaient le vendredi soir, habillés de leur costume de fête. Parmi eux, les chanteurs de talent qui ont, auparavant, écouté, puis enregistré les chansons des grands auteurs arabes et swahili. Trois chansons sur quatre étaient en arabe ou en swahili, jusqu’à ce que Said Mohamed Cheikh demandât aux chanteurs de privilégier celles émanant des auteurs comoriens. Un animateur se tenait au milieu des musiciens, muni d’un sabre, et accompagnait les gestes de tous les participants. Ces derniers « chantaient en balançant la tête de droite à gauche successivement à l’unisson et en cadence » : c’est le fameux laza kitshwa (bouge la tête). En outre l’animateur désignait du sabre les personnes désireuses de chanter. Les plus âgés, eux, restaient dans la cour, en dehors. Ils passaient tout leur temps à jouer aux cartes et à parler des prochaines cérémonies. La fête durait ainsi toute la nuit et les repas se succédaient alternativement jusqu’à six ou sept heures du matin, moment où les invités et le marié prenaient une dernière tasse de thé et des gâteaux avant de s’en aller. »

Le temps de la modernité dans le twarab.

À partir des années 1960, l’arrivée de la guitare, de la batterie, et le phénomène des boto (mot qui désigne à Madagascar un jeune homme élégant) bouleverse les habitudes du twarab. Il devient « une grande compétition au cours de laquelle villages et quartiers rivalisent d’éclat. Lors d’un twarab, on applaudit les associations qui ont acquis de nouveaux instruments et on se moque de ceux qui n’ont pas pu se les procurer ». Quant aux boto, ces jeunes Comoriens vêtus « de la chemise cintrée, des colliers autour du cou, des vêtements délavés » qui contestent les bonnes manières de la coutume, ils lancent à la fin des années 1960 le phénomène du mshago. « Le mshago a lieu tous les samedis, lors du twarab dans les villages de la Grande Comore », écrit Moussa Said. « Les jeunes boto,venus assister à la cérémonie, font un cercle autour des musiciens. Ils se tiennent ensuite les hanches et dansent, ce que l’on a pris l’habitude d’appeler le mbili-mbili(deux à deux). C’est l’animateur qui donne le ton, le twarab s’accélère et tout le monde est entraîné dans des mouvements d’ensemble qui consistent, comme le nom l’indique, à faire deux pas à droite et deux pas à gauche. Ils accompagnent ainsi les musiciens dans leurs œuvres tout en reprenant en chœur les refrains des chants.

Moroni traverse alors ce qui est resté dans les têtes comme l’insouciance de ses « années folles ». On est à la fin de la période coloniale et l’influence culturelle occidentale commence à se faire sentir. La radio, les disques et le cinéma font irruption dans la vie des citadins. « Las d’écouter les mêmes rythmes et de voir se profiler devant eux les mêmes images et les mêmes scènes, les gens se tournent vers d’autres moyens de divertissement », écrit Moussa Said. « A la radio, ils écoutent à longueur de journée les chants de Johnny Halliday, Enrico Macias, et surtout les succès des chanteurs africains tels Sam Mangwana et Prince Nico. Mieux encore, on se bat pour faire venir de l’étranger les instruments de musique, dont ils se servent afin de pouvoir imiter leurs œuvres. »

On joue alors de la musique pop, du twist, du disco, du cha cha cha. « Cela a commencé comme pour le cas du twarab par gagner les grandes villes. » Les orchestres de musique moderne concurrencent ceux de twarab. « Ils jouent le rôle d’école musicale, car ils recrutent les jeunes campagnards, qui désirent s’initier aux nouveaux rythmes. Ces derniers viennent s’installer à Moroni et ne retourneront chez eux que lorsqu’ils auront appris à manier les nouveaux instruments. Au village, ils se substituent petit à petit au mbandzi [chanteur populaire traditionnel, ndlr], car les gens éprouvent un grand plaisir à les voir jouer de leur nouvel instrument. » Dans les années 1970, sur les ondes de l’ORTF, Abdallah Mansoib anime une émission qui fait le tour des villages de Ngazidja pour enregistrer ces orchestres. « Pour les jeunes, c’était l’occasion de montrer qu’ils avaient une batterie et de rivaliser d’exploits musicaux », commente Moussa Saïd. « Les notables étaient partagés : ils avaient du mal à les accepter. Car ils buvaient, fumaient, avaient un comportement je-m’enfoutiste. Mais ils ne pouvaient pas les rejeter : ils en avaient besoin pour montrer que dans le village, il y avait quelqu’un qui savait jouer de la batterie ! Ils ont cassé la tradition musicale. Maintenant, le rythme sur lequel on danse provient du mshago, ce rythme inspiré du djerk, qui s’accélère avec la batterie. »

Le temps des poussins.

C’est la période des « surprises parties ». « La seule et unique radio, c’était l’ORTF, qui passait tous les tubes français, même s’il y avait aussi l’influence de la musique du Congo Kinshasa », rappelait l’année dernière Ahmed Ouledi[2]. « Les Moody Blues, les Poussins, les Karts jouaient du rythm’n blues et de la variété française. Il y avait des gens qui dansaient très bien le rock’n’roll ! Les gens ont dansé sur « Poupée de cire, poupée de son », sur « Retiens la nuit »… » « C’était des années de liberté », nous confiait aussi Gaby, fêtard émérite de ces années-là. « On s’amusait tout simplement. On était avec les filles de la promo. On buvait un peu pour s’amuser avec nos pattes d’éléphant, nos chemises cintrées et nos cheveux longs. On était branchés à la mode que ceux qui voyageaient nous faisaient découvrir. Ici on était coupé du monde, sans télé, avec juste des tourne-disques et le goût de la fête. » Après l’indépendance, l’influence française se prolonge par l’intermédiaire des étudiants qui reviennent pendant les vacances. Les boums se poursuivent pendant les années 80. Des boums sages, souvent sous le contrôle des parents. « Ça se passait dans une maison familiale » se souvient le chanteur Salim Ali Amir. « On était obligés d’inviter le frère pour qu’une fille vienne, et quand on dansait il y avait les mamans autour… On dansait sur la musique africaine, antillaise ou occidentale. »

C’est à cette période que se développe l’habitude de cotiser pour manger et s’amuser en groupe (mandari). On organise des pique-niques, des boums, des bals, pour se retrouver, particulièrement durant le mois qui précède le ramadan, selon la tradition qui veut que l’on profite de la vie, en prévision des privations du mois de jeûne. Des bandes d’amis passent leur temps libre à concocter un programme de distraction : « On organisait un circuit où on mangeait le début du repas dans un endroit, le reste dans un autre, et où on finissait en dansant encore ailleurs, histoire de ne pas s’ennuyer », se souvient un adepte de ces soirées.L’autre grand moment consacré à la fête est le 31 décembre, ignoré seulement s’il tombe pendant le ramadan. « Les gens de 30-40 ans cotisent entre couples et louent un endroit », indique Salim Ali Amir. « Certains sont devenus des spécialistes. Le groupe Mbonda existe à Moroni depuis vingt ans. Mbonda signifie canne, il s’est appelé comme ça en référence à celle qu’il y a sur la bouteille de Johnny Walker. Chaque année, ils font cotiser leurs proches et organisent un bal. » Hérité de la colonisation, le réveillon est devenu pour la bourgeoisie citadine un moment d’apparat à la sauce occidentale : « Il n’y a qu’à voir la manière de se comporter dans les fêtes de Moroni », commente Ahmed Ali Amir. « C’est classe. Chacun veut montrer qu’il est bien habillé, les femmes qu’elles se comportent bien avec leur mari, et elles font très attention à leur manière de parler… »

Mais si les couples de Moroni mettent encore un point d’honneur à sortir le réveillon du jour de l’an, l’engouement pour ces moments entre amis est tombé depuis une dizaine d’années. Morosité, repli sur soi… les Comoriens font grise mine. D’où la nostalgie pour les années 1970-1980. « Il n’y avait pas que la politique », nous disait Ahmed Ouledi. « C’est l’un des problèmes majeurs de la morosité ambiante : aujourd’hui, en dehors des échanges politiques ou des célébrations de mariages, il n’y a pas d’autres espaces. » Pour Gaby, ces années étaient « incomparables avec la tristesse contemporaine. Aujourd’hui, même quand on est au chômage, on se sent occupé par je ne sais quoi. Et quand bien même on toucherait un bon salaire, on ne saurait pas où aller. La vie a tellement changé ». La première explication à cette sinistrose est celle du contexte économique. « Avant il y avait une insouciance, on n’avait pas les mêmes contraintes qu’aujourd’hui », se souvient Hissane Guy. « Les salaires tombaient tous les mois, les allocations familiales existaient. » Aujourd’hui, difficile de cotiser pour s’amuser quand chacun peine à joindre les deux bouts, quand il faut payer les frais de santé et, si l’on peut, l’écolage des enfants…

Les dernières sorties à succès : les soirées djaliko, ici à Moroni…

Mais les raisons ne sont pas seulement financières. Il a suffi d’une génération pour que la conception des loisirs change complètement. Les jeunes qui organisaient des boums dans les années 1970-1980 ont adopté de nouvelles formes de fête, tout en continuant à se rendre dans les manifestations traditionnelles. Les deux systèmes ont existé parallèlement, mais, puisque l’on s’amusait ailleurs, la fête traditionnelle est devenue un devoir bien plus qu’une occasion de réjouissances, d’autant plus que sa monétarisation la rend pesante économiquement. On y mange moins, on y fait souvent acte de présence. A l’âge mûr, les anciens « boumeurs » se rendent compte que non seulement ils n’ont pas les moyens de se distraire comme ils en ont envie, mais ils sont obligés de dépenser de l’argent dans des cérémonies qui ne les amusent plus. « Maintenant dans un mariage, il y a de moins en moins de bouffe. A Moroni, il n’y a presque que le djaliko qui reste. Ça casse tout », estime Moussa Said. « Aux mariages, on ne s’amuse pas », avoue Hissane Guy. « On est en train de penser à quel argent on dépense, à qui on en doit… Les mariages, ce n’est pas une partie de plaisir. Les gens n’affichent pas un sourire, ils sont coincés parce qu’ils n’ont pas l’habitude de sortir. »

Les moments de chants et de danse délivrés du poids du mariage se font rares. « Quand on était petits, une fois par semaine, les mamans et grand-mères nous initiaient aux danses », se souvient Hissane Guy. « On passait un bon moment avec la génération plus âgée. Les hommes, eux, dansaient un ngoma avant la prière de trois heures, une fois qu’ils étaient revenus du champ et lavés… Et le vendredi après-midi, on avait une petite fête du quartier. » Ce plaisir là n’est pas complètement oublié. A Maore par exemple, les jeunes filles sont toujours enthousiastes de se glisser dans les « body » bordés de dentelle et les saluva achetés collectivement et d’emprunter les bijoux de leur mère pour participer à un tari ou un mbiwi. Mais dans les villes, il a tendance à disparaître. « Avec les constructions hors du quartier natal, ma génération ne fait plus ça », témoigne Hissane Guy, la cinquantaine. « Sur un temps très court, le fossé s’est creusé entre la génération de ma mère et la mienne. La rupture est due au fait que les deux cultures ont cohabité, mais nous, on n’a pas fait avec les jeunes ce que faisaient nos parents avec nous. Pour moi m’amuser, c’est ce qui ne rentre pas dans le devoir social. C’est sortir, me donner du bon temps. Avant, ce qui était traditionnel constituait un loisir. On pouvait s’amuser sans parler d’argent. Mais maintenant, ce n’est plus le cas. »

Alors que les vieilles dames n’ont toujours pas d’autre sortie que les mariages, leurs filles cherchent à « s’évader du quotidien ». « Nous maintenant, comment on s’amuse ? On s’invente des loisirs, parce qu’il n’y a pas grand-chose. En ce moment, la seule distraction pour notre génération un peu plus ouverte, je dirais que c’est le karaoke… On essaie de s’occuper autrement. On est en train de construire une autre forme d’utilisation du temps libre, entre parents et enfants. On les occupe, on les sort, on les promène… Mais on n’a toujours pas rompu avec le mariage. C’est un vrai paradoxe. Le paradoxe comorien va jusqu’aux loisirs ! »

Lisa Giachino


Image à la Une : une fête de quartier à Sanfili, Moroni.

[1] Contribution à l’étude de la poésie chantée de Ngazidja, M.Said, Mémoire de maîtrise à l’Université de Nice, 1984.

[2] Kashkazi n°24, janvier 2006.

AUTRES PRATIQUES CONNUES. Vule à Maore, uhoha ou djosho à Ngazidja, le repas de grillade en plein air s’est toujours pratiqué, que l’on se retrouve au champ pour manger ensemble ou qu’il s’agisse d’une invitation de mariage. Sous la colonisation, les jeunes imitent les pique-niques sur la plage des colons et, dans les années 1980, est lancée la mode de cotiser entre amis pour organiser une grillade collective. A Maore, pouvoir d’achat et importation de mabawa aidant, les vule se multiplient et ont été repris à leur compte par les wazungu : quel fonctionnaire n’organise pas son vule de départ avant de rentrer en France ? Dans les îles indépendantes, ils se font rares, faute de moyens, mais sont exploités par les hommes politiques qui offrent des agapes à leurs jeunes partisans.