Du groupe aux individus, la fête a changé d’état d’esprit dans les îles. On ne mise plus sur les solidarités collectives. On fait davantage place au « surmoi » et au « m’as-tu vu ». Cet article, paru dans le n° 65 du journal Kashkazi, est ici remaniée et réactualisée par son auteur.« Du groupe aux individus, la fête a changé d’état d’esprit dans les îles. On ne mise plus sur les solidarités collectives. On fait davantage place au surmoi et au « m’as-tu vu ». Cet article, paru dans le n° 65 du journal Kashkazi, (juillet-août 2007) est ici remanié et réactualisé par son auteur.
Il fut un temps où faire la fête dans cette société se résumait à manger en compagnie du groupe auquel on vous assimilait. Vule, mandari ou réveillon : l’essentiel était de ripailler ensemble avec ses semblables. Une époque bénie où la fête servait avant tout de prétexte pour rassembler et renforcer les liens de proximité. A moins d’un événement bien singulier, on ne traînait théoriquement qu’avec les siens. Les cousins avec d’autres cousins, les notables avec leurs pairs, les cadres ou les lycéens dans leurs retranchements corporatistes.
En outre, on ne se retrouvait pas seulement par amour du festif, mais beaucoup pour se conforter dans ses rêves d’outre-monde. Voir l’autre s’ébaubir dans une nouba et se convaincre de ne point démériter par rapport à lui avait plus de sens que le fait de venir applaudir un artiste bien lambda dans une fête de la musique, plus ou moins digérée, localement. La fête, donc, pour se confronter à l’autre, se renifler, savoir qui est qui dans le quotidien partagé. La fête également vue comme un liant social. Sentir la présence du voisin à ses côtés, se retrouver dans les regards des uns, partager les mêmes envies que les autres.

Ce cliché, signé de Mbaraka Sidi, relate les premières fratries à se rendre sur la plage pour leur seul plaisir, depuis Moroni, la capitale.
S’encanailler à une époque était toujours synonyme d’un temps de retrouvailles. On allait au concert pour rencontrer les siens, et non pour saluer tel ou tel autre interprète, quel que soit son génie. On dépensait par ailleurs des sommes folles pour créer du faste et de l’envie dans ces moments de communion. « Shuhuli wandru » affirment les anciens. Plus on était de fous, mieux on se portait. Et on travaillait dur pour y arriver. On empruntait, on volait et on finissait par détourner, s’il le fallait, pour que la fête soit bonne. Faire péter sa trésorerie pour des agapes sans fin était certes stressant pour les moins aisés, mais se détendre auprès des proches (et des lointains proches) ôtait toutes les angoisses.
Un jeu qui en valait la peine dans la mesure où la fête n’était que simple alibi pour se fondre dans l’autre, le principal étant ailleurs. Cet esprit de fête s’inscrivait aussi dans une époque de solidarités villageoises, de croyances en une forme d’intérêt général, de rêves d’élargissement communautaire. On était heureux de présenter ses hôtes de marque à tous les membres du clan. En même temps, il y avait de quoi voir venir sur un plan matériel. Nous n’étions pas encore en cette période de crise inextricable. Les familles possédaient souvent un bout de terre, un cabri à sacrifier au menu le jour venu, un principe d’honneur à défendre. Toutes choses qui se confondaient avec notre capacité à festoyer avec l’autre sous le manguier de la plantation familiale.
Aujourd’hui, « al awal bahindru ya hula », comme le professe Maalesh dans une de ses chansons, et seul ! Manger a toujours cette importance dans les rendez-vous festifs. Mais les convives sont de moins en moins nombreux. L’entre soi prend de la place, les groupes se réduisent. On ne festoie parfois plus qu’en famille nucléaire. L’épouse, les enfants, la cousine ou la grand-mère. La proximité est devenue source d’hypocrisie et les autres passent pour des profiteurs. Nombreux sont ceux qui se coupent de leur milieu social, de leur groupe d’origine, de leur clan d’appartenance, pour se consacrer à des festivités plus personnelles. On fuit le village. Le clan, la famille, les proches. Car plus personne ne croit aux solidarités collectives. Ripailles et gaudrioles reviennent dans les cases mais sans le groupe, considéré comme parasite, suceur, bouffeur d’intérêts.

Repas organisé (vule ou djosho) par une promo « excellence » de jeunes bacheliers à Ndzuani. L’occasion pour eux de se dire au revoir avant l’université et de ne pas oublier les moments passés ensemble durant près de trois ans.
La grimace s’invite au banquet dès que vous tapez l’incruste. On ne doit venir au repas que si l’on vous y convie. Hena mndru n’emnankuhwahe ! A chacun son poulet. La vie semble tellement rude ces jours-ci pour le Comorien qui s’en sort. Ne parlons pas de ceux qui n’entrevoient pas le bout du tunnel. Certes, sourire n’est pas encore tarifé, mais cela ne saurait tarder. Les amitiés de naguère ont pris la tangente. La méfiance règne. Vous posez la question de savoir comment les uns et les autres discutent de l’avenir, ils vous crient tous qu’à l’impossible nul n’est tenu et que Dieu dans sa mansuétude saura reconnaître les siens. En attendant, ils se satisfont de petits péchés mignons sans trop de conséquence. Place à la fête des pauvres ! Le comorien, d’habitude si dépensier en matière de fête, réfléchit avant d’engager le moindre kopek. « Heureusement qu’il existe encore des usages coutumiers, qui obligent à avoir la min moins lourde » s’exclame un notable.
En même temps, et c’est le paradoxe de cette histoire, nul n’a renoncé à la fête en elle- même. Elle s’est juste « privatisée » pour mieux se prolonger dans le temps. Le prétexte du groupe ne tient plus. C’est un fait. Mais il arrive que les plus aisés entretiennent encore leur position sociale, en étant obligé d’inviter le grand nombre. Les hommes politiques pour faire passer leurs slogans de campagne. Mawlid, mariages, aïd el fitr. La fête est cependant perçue comme une chose trop personnelle pour être laissée sous le contrôle du clan de nos jours. Désormais, l’individu la ramène à son seul plaisir. On recherche d’ailleurs des espaces qui garantissent l’anonymat pour s’éclater en force. On évite autant que possible les lieux où l’on risque d’être jugé, jaugé, condamné par les siens. On se lâche volontiers hors de son périmètre de vie. Dans les boîtes de nuit, les bals de jeunes, sur les plages en version couple, dans des pensions pour jeunes filles faussement prudes, en week-end à deux sous la pleine lune ou même dans un hôtel à Dubaï.
On refuse de trinquer pour tous et on ne dépense que par rapport aux amitiés profitables. On choisit précisément avec qui on boit sa bière pour ne pas avoir à payer de tournées aux faux frères. L’alcool coule justement à flot durant cette période. Non pas comme moteur à plaisir, mais comme accélérateur des sensations d’oubli. Car il s’agit bien d’oublier les lendemains difficiles, les secrets de familles, les querelles de voisinages, le mépris des chefs, les fins de mois difficiles, les écolages des enfants à régler. On se livre au Dieu des fêtards dans l’espoir de tourner le dos aux petits malheurs de sa vie. Les petits soucis mis dans les grands, on est en quête de sensations fortes et immédiates. C’est cela aussi qui a changé dans les habitudes. Ne plus avoir à contenter le groupe ne suffit plus. On veut surtout vivre quelque chose de nouveau, d’inédit, de transcendant. Plaisir de la découverte. Plaisir des sens. Besoin de voyager dans des paradis où la jouissance de l’individu est reine.


Un mawlid à l’occasion d’une réussite au bac et une soirée hot à la Rose Noire à Moroni. Entre la tradition d’un côté, la modernité de l’autre, une troisième voie est peut-être à trouver…
On se fabrique sa fête sans les autres. L’exemple le plus parlant : ces corps qui se tordent en boîte. « Je danse, je m’éclate, je me défonce, et ceux qui m’entourent sont comme s’ils n’étaient point là ». A chacun sa joie. A chacun son bonheur. A chacun son trop-plein de fardeaux. Le rapport au corps a d’ailleurs changé à cause ou grâce à ces nouvelles dynamiques festives, qui s’entretiennent à moitié en solitaire ou plus franchement à deux. Au-delà de sa seule apparence, le corps veut être palpé, chéri ou choyé. Le plaisir d’une caresse, même si furtive dans une soirée quelconque, remplit les cœurs. Du temps où le groupe imposait sa loi, le corps était plus au naturel, moins taraudé par la quête d’un improbable bien-être, où le je se mire que dans le je. Seules les filles et quelques vieux beaux s’interrogeaient à ce sujet au seuil de la vieillesse. Et à peine si l’on forçait sur le litron de déodorant ou sur le prix d’une nouvelle robe. On pouvait mettre le même pantalon trois fois de suite chez les garçons, et les filles pouvaient tailler leurs vêtements dans le même tissu, sans problèmes.
Aujourd’hui, c’est chose impossible ! Le corps devient objet de désir. On s’habille chic et cher, on se vautre dans des parfums capiteux, on fréquente les salons de coiffure en nombre, on se prête au jeu des esthéticiennes, on se refile conseils et mode d’emploi pour fanatiques de pandalau. On se fait belle ou mignon pour séduire. La fête s’accompagne d’un érotisme des corps. Même les hommes s’y mettent. Au-delà d’être les lieux d’une certaine élégance, les fêtes sont devenus un outil d’exhibition aux vertus presque aphrodisiaques. La conscience de soi s’en ressent, fortement. Dans le passé, on partait à la fête pour se voir dans le regard des autres et pour les égaler en allure. Aujourd’hui, on s’y rend pour se sentir revivre intérieurement. Exit les regards désapprobateurs de la vieille école. La nouvelle génération porte le miroir dans sa tête ou dans sa culotte. L’hédonisme renvoie d’abord au moi profond. Le string qui remonte un peu au-dessus de la fesse droite, le visage qui a pris des couleurs à force de soins et de maquillages, la paire de Westons ou le veston de fausse marque Smalto renvoient d’abord à une volonté d’autosatisfaction.
On passe plus de temps à préparer son samedi soir qu’à traîner dans le lieu même où se déroule le bal. On dépense des sommes folles pour entretenir sa bidoche ou son joli minois. Pour se sentir exister. Dans cette société où l’on était bridé de tous côtés, constamment surveillé, le corps devient le dernier rempart de liberté. On s’affranchit des valeurs du communautarisme de village, en étant maître de ses formes et de ses désirs, à défaut de maîtriser le cours de sa vie. Il y a une forme d’égotisme des corps qui se met en branle. Cela résonne comme une manière de dire non à la morosité ambiante. Une sorte de pied de nez pour jouisseur impénitent. Car on jouit égoïstement pour mieux se jouer de la vie. Les rares moments où l’on joue pleinement la carte du groupe, c’est pour mieux étendre ses filets dans un jeu, fait de surmoi et de m’as-tu vu…
Soeuf Elbadawi
Image à la Une : un autre cliché de Mbaraka Sidi, illustre photographe, sur un banquet de mariage (meza) à Moroni.