Les pratiques de la fête se complexifient aux Comores. Au début des années 2000, Kashkazi avait fait son tour d’horizon sur les nouvelles formes festives dans cet espace archipélique. Nous reprenons deux de leurs articles ici[1]. Ils y évoquent et les bals de jeunes et le bal poussière. Une tendance en hausse…
Ce sont les bals de jeunes qui font rage à Moroni. Le dernier endroit où l’on se lâche, si l’on n’a pas l’âge d’aller en boîte. Ambiance électrique sur fond de coupé-décalé. Le Comorien a toujours apprécié de pouvoir danser. Images de corps en nage qui s’entrechoquent. Battements de mains, « caméra chinois » et jeux de hanche. Une jupette bleue en jean s’excite sur la cuisse droite d’un jeune bodybuildé au sourire de maquereau.
Nous sommes au club house du Tennis Club de Moroni pour un bal de jeunes, ce dimanche 2 juillet. Le dernier endroit de la capitale où l’on se défonce sans complexe, si l’on n’a pas encore l’âge d’aller traîner ses basques en boîte de nuit. Entre la discothèque pour grand public et les mandari des années 1980, ce type de bal propose un cocktail de sensations chaudes aux amateurs, à prix pas cher. Accessible aux couches les plus populaires, le bal de jeunes s’arrête théoriquement vers minuit, à deux heures pour les plus courageux.
Fortement critiqué par les gardiens de la morale, devenu commercial pour continuer, le bal des jeunes est une machine à sous, dédiée à une jeunesse décomplexée. Des jeunes qui se refusent aux marques du temps passé. Des jeunes qui voient en la danse une manière d’exister. Qui ont besoin de plaisirs faciles, de flirts, de coups à boire, d’amitiés viriles, hors du périmètre social de naissance.

Bal de jeunes.
Des plus vieux en profitent pour venir cueillir l’innocence des adolescentes dans ces bals où l’individualisme affiché libère de toute inhibition et s’immiscent dans ces fêtes de jeunes célibataires à la recherche d’inattendu, prêts à s’embarquer dans des états seconds pour forcer le destin. Des fêtes qui ne rassurent pas à la manière des fêtes traditionnelles où l’on baille. « Le twarab et compagnie, on a tous une canne et on est en rang », résume Yasser, 17 ans, l’air blasé. « Le bal des jeunes, c’est chacun pour soi. » Chacun pour soi, et tous pour les nanas : « On y va pour chercher les filles », explique Ali. « Pour s’affoler un peu. Y en a plein qui tchatchent là-bas… »
A l’instar de leurs aînés, les lycéens ont appris à faire sonner la monnaie pour attirer ces demoiselles. A en croire Ali, l’argent est indispensable pour séduire. « Avec les filles des bals, on négocie directement : « On peut se connaître ? J’ai 2000 fc [4 euros, ndlr]… » Et elle va te répondre : « Oh, ce serait mieux 5.000 fc [10 euros, ndlr] ! » On va dans les voitures, et on fait des relations. »
L’invention des bals de jeunes date des années 1980 dans la capitale. Le Club des Amis, sous la direction d’Elamine Tourqui, est la première boîte de nuit à ouvrir ses portes aux ados. A l’époque, on craignait d’encourager la jeunesse à la débauche. Mais les promoteurs répondaient aux parents scandalisés qu’ils n’avaient qu’à bien tenir leurs enfants. La boîte ne faisait que répondre à une demande de la part de certains milieux aisés. L’opinion était loin d’imaginer que la tendance aller évoluer jusqu’à devenir un phénomène de société.
Un son des Vickings pour Bal poussière.
A Maore, le type de fête le plus répandu, outre le mariage, est le bal poussière. Apparues dans les années 1980, ces soirées organisées au sein du village – le plus souvent sur le stade de foot ou dans le foyer des jeunes – et animées par un orchestre qui joue en live des rythmes locaux (mgodro essentiellement), ont vite gagné leur galon d’événement numéro 1 le week-end, supplantant les fêtes traditionnelles délaissées par les jeunes, surtout depuis une dizaine d’années. Tandis que la sortie en boîte de nuit reste l’apanage des citadins, le bal poussière permet aux villages de brousse de ne pas tomber dans la torpeur du samedi soir, et aux jeunes filles qui n’ont pas l’autorisation de quitter le village, de sortir sans s’éloigner du cocon familial.
Et qui dit bal poussière à Maore dit Les Vikings de Labattoir. Né en 1975 parce que Alpa Joe – alors animateur principal de l’île – avait provoqué des mamans du village, ce groupe n’a cessé de gagner en importance depuis, devenant le plus populaire de l’île. « Nous avons d’abord animé des mariages de Petite Terre, ce pour quoi nous avons vu le jour », raconte Abdou Anchidine, chanteur et porte-parole de l’association. « Puis dans les années 1980, nous avons été en Grande Terre, puis nous avons fait des bals poussières, des concerts. Aujourd’hui, nous animons environ 100 spectacles par an. »
Le bal poussière se construit toujours sur la même base : « On débute vers 21h30, on joue 1h30, puis un prend une heure de pause où on met la sono, puis on rejoue 1h30, puis une nouvelle pause de une heure, et on rejoue… En moyenne on joue 4 heures par soirée, et ça se termine vers 2 heures. Parfois, on peut jouer toute la nuit. » Pour les villages, la venue des Vikings, qui ont leur rythme bien à eux, est souvent jour de fête. Les habitants des localités voisines y viennent. « C’est l’occasion de retrouver des gens qu’on ne voit pas souvent », affirme Abdou Anchidine. « C’est un bon moment de convivialité. » Mais depuis quelques années, l’ambiance se dégrade autour de la scène. « Depuis dix ans, avec l’arrivée de l’alcool, c’est moins festif. Il y a toujours des embrouilles et du coup, les anciens qui venaient avant ne viennent plus. Il n’y a plus que les jeunes. » Ce qui n’est pas pour leur déplaire : draguer, c’est toujours mieux sans les parents.
Soeuf Elbadawi, Lisa Giachino & Rémi Carayol
Image à la Une : bal de jeunes à Moroni.
[1] N° 65 du journal Kashkazi.