Aboubacar Saïd Salim, doyen des écrivains comoriens, vient de s’en aller à 74 ans. « Fundi Abou » – comme l’appellent certains – compte des erreurs et des manquements des années post-soixante-huitardes. Son roman le plus connu – Le bal des mercenaires – relate l’épisode peu glorieux du mercenariat au temps d’Abdallah.
« Fundi Abou, c’est l’histoire d’un homme cabossé dans tous les sens du terme » affirme Soeuf Elbadawi. « Il y aurait beaucoup à dire sur sa vie, sur les souffrances endurées. Mais il avait cette lumière dans le regard que personne ne devinait au premier coup d’œil. Il avait le regard extralucide. Il savait passer le réel de ces cinquante dernières années à l’aune de la grande histoire, avec ces traumas et ces échecs, en se convainquant de la possibilité d’une autre vie en cet espace. On va probablement se contenter des oraisons funèbres. Saluer le fundi, le doyen, le plus grand, et il l’était, mais on oubliera le clown céleste, qui savait conjuguer son peptimisme – mot inventé par le poète Habibi pour dire le pessimisme et l’optimisme entremêlés – avec le droit de ce peuple à l’espérance, en misant sur les inconnus d’une équation. C’est ce qui faisait sa grandeur et sa complexité. Respect pour cet esprit qui, longtemps encore, continuera à veiller sur nous ».
Dans le temps, fundi Abou, qui est parti le 2 septembre dernier, avait écrit une nouvelle – La révolte des voyelles[1] – perturbante pour le commun des Comoriens. L’histoire d’un homme, un taiseux, du nom de Nkiziu, qui se retrouve à être le seul à comprendre la révolution en marche des voyelles latines, qui ne veulent plus figurer dans un monde de violence. L’écrivain était en train de traduire son vécu immédiat. Ceux qui ont connu Nkiziu, le vrai, savent que c’était une manière intelligente pour fundi Abou de ramener son petit monde à plus d’humilité.


Fundi Abou croqué par l’artiste Abab. Aboubacar Saïd Salim, lors d’une rencontre littéraire dans le cadre d’Esprit des lunes à l’école Fundi Abdoulhamid à Moroni. Il a eu à former des générations et des générations d’élèves comoriens.
Nkiziu était un pauvre hère, dont tout le monde se payait la gueule de son vivant, parce que parlant, les uns disent, de façon inaudible, les autres disent, de façon nasillarde. L’idée du fundi avait ceci de grand qu’il arrivait à transformer ce personnage ridiculisé en héros, le seul traducteur en l’état d’une humanité exigée par le langage lui-même. A l’en croire, le monde irait mieux, s’il comprenait Nkiziu, malgré son handicap. Mais les écrivains ne sont-ils pas les premiers Nkiziu de l’histoire de cet archipel ?
Voilà ce qu’était en réalité fundi Abou, qui, bien que convaincu des limites de l’homme en ces terres, croyait en la possibilité de perturber le jeu des figés, en y introduisant une dose d’humour et d’espérance. Fundi Abou est ainsi parvenu au peptimisme de Habibi, dont se réclamait déjà Sassine, à l’instar de ce personnage de Saïd le palestinien, qui, ayant traversé les tragédies et les souffrances de son peuple depuis la création d’Israël en 1948[2], s’accrochait plus que jamais en la possibilité d’une renaissance.
Fundi Abou est de ceux qui ont connu 1968. De quoi rendre plus d’un comorien malheureux, vu que les idéaux de l’époque ont tous été sacrifiés. Il en a fait un roman de jeunesse – Et la graine…[3] – qui lui valut un prix à une époque où le collège signifiait encore un principe d’excellence en écriture. Le texte raconte le lourd tribut que la jeunesse comorienne révoltée dut payer, bien avant le printemps parisien et ses échos de par le monde, afin de recouvrir le manteau de sa dignité. Une jeunesse décidée à défier le colon et le notable, avec fracas et démesure, le poème bien enfoui dans la poche.
Une prise de parole d’Aboubacar Saïd Salim au Muzdalifa House, à l’occasion de l’inauguration de la première exposition consacrée à la littérature comorienne d’expression française.
Fundi Abou était de cette trempe de jeunes fougueux, partageant la folle envie de faire péter les absolus d’une révolution des grands soirs. C’est le message que porte son écriture, dans sa volonté de nommer « les obscénités de l’histoire », comme l’exprime Saïndoune Ben Ali, poète. Le bal des mercenaires[4], son roman le plus ambitieux, entré au programme, sans que personne n’ait jamais établi le lien avec l’autre roman imposé aux élèves comoriens (Les justes de Camus), ramène à une expérience atroce. Fundi Abou a bien connu les geôles des mercenaires dont il parle dans ce roman durant les années 1980 _ La grande époque des salto-arrières du mouvement révolutionnaire comorien.
Mohamed Toihiri, autre doyen de ce paysage insulaire, consacré premier romancier de l’archipel avec La république des imberbes[5], le signifie dans son hommage au poète disparu : « Le bal des mercenaires décrit la chape de plomb que les nervis de l’immonde Bob Denard ont fait peser sur les Comoriens, surtout les démocrates, qui remettaient en cause leur infâme hégémonie. Mon frère Abou fût victime des mercenaires, qui avaient pris notre pays en otage avec la complicité de certains caciques du régime. Abou fut emprisonné au camp de Vwadju pendant longtemps et le récit du Bal des mercenaires nous fait vivre ce qu’ils ont vécu pendant cette période ». Des atrocités…
D’aucuns pensent que Fundi Abou a été à l’origine de l’inscription de ces deux livres (Le bal des mercenaires / Les Justes) au programme, tellement le dialogue entre les deux romans paraît évident. Dans ce choix, il y a comme une envie de faire réfléchir sur les erreurs et les manquements d’une époque. On sait que les auteurs comme fundi Abou espéraient contribuer à fonder une mémoire collective, là où les historiens du cru se contentent de se gratter le nombril. Mais comme aucun enseignant n’a voulu prolonger cette grille de lecture, en tenant compte des événements de l’époque Denard, on en est resté au stade de l’hypothèse. Avec cette question : que peut la littérature sur un territoire où la réalité politique s’efface sans prévenir ?

Fundi Abou lors d’un spectacle du slameur Mo Absoir au Muzdalifa House à Moroni.
Soeuf Elbadawi raconte cette anecdote d’une conférence tenue à Ntsudjini, où fundi Abou aurait pris le temps de répondre à la définition de ce qu’est la littérature en cet espace. « Mafelewaka yendza mradi. L’expression disait à la fois l’inutilité de l’écriture et son importance. Il aurait fallu une audience plus érudite pour comprendre le débat qui s’en est suivi, où on a entendu un lecteur lui opposer une autre expression – hirizi ya mputu – mais qui, finalement, ramenée dans le débat, ne faisait que compléter la vision du fundi. Cette capacité à discourir sur l’écriture et ses ambitions dans cet espace colonisé, en faisait un modèle à suivre. Il signalait la nécessité pour l’écrivain comorien de nommer sa pratique, tout en la forgeant ».
Aboubacar Saïd Salim était un enseignant de première classe, la pédagogie chevillée au corps. Pionnier, il a été de tous les combats en littérature aux Comores. A la radio, à la télé, dans les espaces publics. On ne compte plus les rendez-vous auxquels il a été associé : les émissions littéraires, les veillées poétiques, le salon du livre, les festivals. Il était persuadé que la littérature finirait par ré-insuffler le génie égaré de 68 aux jeunes générations, en souvenir des luttes collectives d’antan. Que n’a-t-il été entendu par les siens, ses pairs, ses amis écrivains et collègues ? Toute une jeunesse, passée par son cours, devenue poète à force de l’écouter, lui rend hommage, aujourd’hui. Mais a-t-elle compris que les mots, tels que professés par fundi Abou, restaient une possible arme de combat ?
L’horreur du monde actuel est de faire croire que plus rien n’a de sens. Mohamed Toihiri estime, quant à lui, que fundi Abou n’était pas seulement un écrivain, loin de là : « Il était aussi et surtout un combattant de la liberté. Il se battait pour ce peuple qui vit dans la misère depuis la colonisation française jusqu’alors ». Un peuple qu’il considère « affamé, cloîtré, étouffé, asphyxié, humilié et privé de toute liberté ». Mais combien iront lire son hommage au poète disparu, en retenant le véritable sens de ses mots ? Dans une Afrique en pleine ébullition, à quelques mois de la prochaine élection présidentielle, pendant qu’une partie de la population se retrouve déportée d’une île à l’autre, qui ira remuer du sens dans ces mots, pourtant choisis ?


Lors d’une rencontre au Muzdalifa House à Moroni, fundi Abou avec Soilih Mohamed Soilih, Soeuf Elbadawi et Mohamed Saïd Selemane alias Jak (O Mcezo*).
Le même Mohamed Toihiri rappelle ce fait indiscutable : « Que ce soit dans les journaux ou dans des posts, ses prises de position claires et nettes contre l’ambassade de France, lorsqu’il le jugeait nécessaire, ses billets contre le gouvernement lorsqu’un fait l’exigeait. Monsieur Aboubacar Said Salim était ce qu’on appelait il y a quelques siècles, un honnête homme, comme on n’en voit presque plus maintenant. Un homme dont la famille peut être très fière ». Laquelle de famille ? La grande (celle du monde de la culture aux Comores) ou la petite (réduite à ses proches) ? La jeune génération se contente, elle, de la fulgurance du poète. « Cette plume qui ne versera plus d’encre/ nous aura tant nourris, inspirés voire bercés » écrit le slameur Mo Absoir. « Cette plume qui ne versera plus d’encre/ a fait naître des poètes, jeunes rêv-olutionnaires (…) ouvert des portes et fait jaillir la lumière ». Le slameur poursuit son propos par cette phrase à l’adresse du jeune poète de nos jours : « Fais-la briller à ton tour ». Fundi Abou aurait certainement voulu écrire une longue lettre à ses suivants, en leur insufflant assez de vie pour bousculer leur monde.
Les Comoriens aiment à garder le meilleur d’un homme, lorsqu’il s’en retourne auprès du Seigneur. De fundi Abou, on gardera donc l’image d’un homme de gauche, qui sut trouver les mots pour dire la débâcle des années post-soixante-huitardes, de sa jeunesse. Mais aura-t-on compris que les hommages rendus post-mortem ne permettent pas toujours de soutenir le flambeau qu’un poète aura entretenu de son vivant ? Pas sûr ! Eriger une statue à l’auteur de Crimailles et nostalgie[6], de Mutsa mon amour…[7] ne suffira pas à sécher les larmes de ses enfants, dont Rahma, sa fille, qui vient de publier sa première œuvre en librairie. D’avoir rendu les honneurs à Salim Hatubou, le plus célébré de tous, n’a pas empêché que l’on ferme la bibliothèque ouverte en son nom à Moroni. La mort de fundi Abou devrait obliger à réfléchir sur le rôle et l’importance de l’écrivain en cet espace. Djanfar Salim, l’actuel ministre de la culture, a-t-il un jour lu fundi Abou ? Il paraît que lorsque les amis de Salim Hatubou ont cherché à négocier avec l’autorité en place pour qu’il y ait un hommage rendu nationalement, le ministre de la culture de l’époque (dont personne ne se souvient du nom) aurait répondu au téléphone de manière confuse à ses interlocuteurs : « C’est qui ce Salim ? »
Ruwe
Image en Une : Aboubacar Saïd Salim, lors d’une rencontre autour de la littérature contemporaine au Muzdalifa House.
[1] La Révolte des voyelles, Ivry-sur-Seine, A3, 2005.
[2] Les Aventures extraordinaires de Sa’îd le Peptimiste de Emile Habibi (Gallimard, 1987).
[3] Et la graine… Champigny-sur-Marne (Cercle Repère, 1998) et Moroni (KomEDIT, 2013, 2014, 2017). Prix de l’Alliance française de la meilleure nouvelle en 1969.
[4] Le Bal des mercenaires, Moroni, KomEDIT, 2002, 2004, 2013.
[5] L’Harmattan, 1985.
[6] Port-Louis, 1990.
[7] Moissy-Cramayel, Cœlacanthe, 2014.