Rahma et sa Pomme d’humour sur la tête

Aboubacar Saïd Salim, auteur consacré sur la place de Moroni, vient de partir le 2 septembre dernier. Pendant que des hommages lui sont rendus par ses lecteurs comoriens, ses filles – Rahma, Haira, Dayana, plus un mari – prolongent en parallèle sa rêverie, en inventant leur propre fabrique d’imaginaire-pays. Une structure d’édition au nom généreux, légèrement déroutant : Pomme d’humour.

L’héritage d’un père à sa fille. Rahma, auteure de Djimbo na comptines n’est rien d’autre que la fille d’Aboubacar Said Salim[1]. À l’âge de 9 ans en 1997, elle dévore (des yeux, seulement) la littérature française et américaine. Le « conte des îles de la lune » d’Abdallah Said est la seule référence qui a marqué cette enfance. Pourtant, la petite bibliothèque familiale disposait de nombreux auteurs comoriens. Du mépris envers les compatriotes ? Non. Elle avait la peur au ventre. N’osant pas plonger dans l’imaginaire, l’histoire, la réalité de son pays. La littérature archipélique lui paraissait trop adulte.

Elle se souvient : « Toutes les pièces de notre maison étaient remplies de livres. Il y’avait les auteurs comoriens mais je n’osais pas.» Au collège, le dessin s’invite dans sa vie grâce aux cours d’arts plastiques de Monsieur Naguib. « C’est lui qui m’a transmis l’amour de la contemplation. » Depuis, le monde n’est qu’une galerie d’art pour Rahma. Elle aime s’émerveiller sans limites. La littérature lui semble être un bon prétexte. Tout petite, elle adorait reproduire les personnages vus au cinéma de Disney. Son rêve le plus fou à 13 ans ? Devenir écrivain comme son père. Son idole ! « Mon père est clairement mon premier modèle. Il m’a transmis depuis toute petite l’amour de la connaissance et du livre en tant qu’objet » confie-t-elle.

En 2006, elle part en France avec son baccalauréat en poche. Se consacre à des études en psychologie. Elle obtient une maîtrise de psychologie du travail et des organisations à l’Université d’Aix-en-Provence en 2011 et un master en psychologie sociale appliquée à Nanterre en 2013. Pendant plus de dix ans, elle trimballera son histoire en France, avant de chercher à déposer ses bagages au pays en 2017. A 35 ans, aujourd’hui, elle devient enseignante de français (comme feu son père) au lycée Henri Matisse, psychologue à la clinique du Dr Abbas (Nadjwa) et présidente de la maison d’édition Pomme d’humour[2], créée collectivement en 2020, avec ses sœurs et son mari.

Le logo des éditons Pomme d’Humour. Les trois soeurs à l’Alliance française de Moroni. L’hommage rendu par Rahma à son père en 2010. Sur le même ton, elle écrivait récemment sur le profil de Pomme d’humour : « Il était plus qu’un père : un modèle, un guide, un confident, notre complice, notre copain de jeux ! »**

Des sœurs, elle dit deux-trois choses. Haira, la première était initialement dans le secteur bancaire. Elle œuvre actuellement pour un organisme chargé de l’amélioration et la protection des conditions des enfants. Dayana est dans le secteur bancaire. Elle s’occupe aussi des illustrations du prochain livre, fini depuis trois ans déjà. Une autre façon pour elles de prolonger le rêve du père ? Qui sait… Farouk Djamily, le mari, est quant à lui enseignant, photographe et acteur culturel. Le plus important, c’est le temps consacré et la dynamique amorcée. « Nos livres ne sont pas en librairie. Nous les vendons nous-mêmes via les réseaux. Et d’ailleurs pour la petite histoire, je suis aussi livreuse de livres (rires). Je rends hommage à mon mari, directeur artistique (de Pomme d’humour) et livreur ».

Mais pourquoi Pomme d’humour ? « C’est un jeu de mot » explique Rahma. L’idée vient d’elle, mais tous les membres de l’équipe y ont mis du leur. Pour permettre à la maison d’édition de voir le jour. Le chemin n’était pas balisé, loin de là. On a beau être les filles de. Les autorités culturelles n’y ont vu aucun intérêt. N’empêche ! L’entreprise s’est hissée sur les rails, comme une grande. Avec de l’énergie et de l’envie, on arrive à tout. L’absence du soutien de l’Etat a probablement permis à la team de réfléchir à son affaire autrement. « On entend sans cesse qu’il n’y a pas de budget pour la culture. Nous avions demandé des financements à trois organismes, sans succès, mais cela ne nous a pas découragé » souligne Rahma. Mdzo mafuzini ko vumza. Il a fallu penser à d’autres partenaires.« Beaucoup de gens, affirme-t-elle, se sont montrés généreux envers nous et ont participé financièrement. Meck-Moroni, lycée français Henri Matisse, Alliance Française, éditions 4étoiles et association Lang-Ylang[3] aussi. C’est beau de voir que ce projet concerne tout le monde ! Nous leur sommes infiniment reconnaissants. »

Djimbo na comptines est le premier fruit de l’arbre pour Pomme d’humour. Un livre d’illustrations ! Certains s’étonneront probablement du rapport qui existe entre le parcours universitaire de Rahma et ce qu’elle est en train d’entreprendre, actuellement. Le métier d’illustratrice, pour ainsi dire, lui est arrivé sur le tas, et sur le tard. Il n’y a pas eu de plan de carrière, malgré ses onze années d’expérience en arts plastiques. Depuis l’enfance, Rahma avait pris l’habitude de glaner des images dans ses lectures. « J’apprends à dessiner à travers les livres. » Elle fait très confiance à son regard : « Je suis très observatrice et j’arrive facilement à reproduire ce que je vois ». Cela lui « a permis d’affirmer [son] trait. J’apprends toujours. Il m’a fallu du temps pour trouver mon style et vaincre le syndrome de l’imposteur. »

Imposture ? Par rapport à qui ? Au père ? Peut-être. On ne peut sans doute démériter, quand on est fille de. Son livre à elle se veut différent : «  Une reprise de comptines françaises adaptées en shikomori. Le but est d’essayer de rendre notre langue attractive auprès de nos enfants (et des parents ?) qui ont souvent du mal à l’assumer ». Leur apprendre leur langue avec des illustrations qui leur parlent. L’enjeu a son importance. Actuellement, beaucoup d’entre eux souffrent de troubles consécutifs, en rapport avec un legs mal transmis. Ils ignorent parfois ces petits détails du quotidien, qui font le shikomori. Rahma essaie d’apporter sa contribution à ce débat. Un combat de longue haleine qu’elle mène contre des parents qui pensent que s’exprimer en langue étrangère est synonyme de réussite. Elle s’en explique : « Le but de ce livre est de pousser les enfants à apprécier leur langue par des éléments (issus) de notre environnement. » Son public-cible est donc tout trouvé.

Les trois soeurs à l’oeuvre et leur acolyte artiste sur la scène de l’Alliance française de Moroni, lors de la représentations de Djimbo na comptines.

De loin, elle regarde cette enfance qui grandit sans repères. Ils sont « très curieux avec une soif insatiable d’apprendre. En plus, ils adorent les histoires. » Elle reste convaincue que ces enfants ont surtout besoin de nouveaux héros auxquels s’identifier. Des héros qui leurs ressemblent. Elle nous annonce le projet dans sa complexité : « Nous sommes entrain d’écrire des histoires sur les héros et héroïnes comoriens » En réalité, Pomme d’humour s’attaque sans le dire à une toute nouvelle génération d’enfants présentant des symptômes d’aliénation. Elle avance, à sa manière, une réponse, qui peut possiblement servir à soigner les trous béants de la mémoire. Un domaine qu’elle connaît, vue qu’elle est calée en psycho. Quant à ceux qui disent que le Comorien ne lit pas assez, elle pense que c’est faux, mais que l’offre n’est pas assez diversifiée.

Djimbo na comptines est-elle une affaire rentable ? « Nos publications visent un marché de niche. » Le livre est bien accueilli par les Comoriens, ceux de la diaspora compris. « Mais les Je-reste sont nombreux à se l’arracher ». L’engouement est réel. « Les clients ne se contentent pas d’un seul exemplaire. Ils en reprennent souvent un deuxième ou un troisième pour offrir. Nous nous sommes rendus compte que nous répondons à un besoin existant. » Elle exprime une satisfaction : « On nous demande souvent à quand la prochaine publication ? C’est très encourageant ! » La toute première présentation du livre a eu lieu le 11 Août 2023 à l’Alliance Française de Moroni, avec à la guitare et aux chœurs Costy, l’artiste. Le projet se présente bien pour un démarrage digne de ce nom. La maison  a bien planifié son cahier de charge depuis déjà 9 ans. Bien avant sa création. Vision à court, moyen et long terme.

Pour les projets à venir, Rahma est tranquille : « Nous sommes presque prêts pour la prochaine édition. Un livre quasiment fini depuis 2020. On a beaucoup travaillé en amont, avant d’officialiser cette maison d’édition. » De quoi s’occuper, en attendant la consécration ? « L’édition et l’illustration ne sont pas mes seules sources de revenus. Mais je suis convaincue que ça ne tardera pas à venir ». Tous les membres de l’équipe ont, chacun, une source sûre de revenus. Farouk, Haira et Dayana ont, chacun, leur travail. Stabilité assurée, de ce côté-là. Les ventes du livre serviront à éditer les autres projets. « Aucun d’entre nous ne touche de salaire. » C’est déjà un énorme gain selon Rahma. Une maison d’édition pour les mômes ? Le pays devrait s’émerveiller et soutenir une telle initiative. Cela rendra peut-être le sourire aux enfants, en leur redonnant cette envie d’être créatif avec leur imaginaire. Et que dit le ministère de la culture ? Il faudra bien qu’il s’y intéresse à un moment ou à un autre. L’œuvre du père – Le bal des mercenaires, entre autres – est au programme de la fin du collège. Celle des filles et du gendre entrera-t-elle à celui des plus petits ? Qui sait…

Ansoir Ahmed Abdou


**Hommage rendu par Rahma à son père sur le profil facebook de Pomme d’Humour : « Il était plus qu’un père : un modèle, un guide, un confident, notre complice, notre copain de jeux ! « On ne finit jamais d’être père » a-t-il dit un jour au père de mes enfants. Il n’a pas fini d’être père. Car il nous a laissé en héritage de riches valeurs, son œuvre et des livres qui continuerons de nous instruire, de nous éduquer (…) J’ai eu la chance inestimable de l’avoir à mes côtés dans chaque étape et domaine de ma vie. Il était aussi mon collègue, parfois. Mon invité dans mon lieu de Travail. Aujourd’hui je ne pleure plus mais « pleuris ». Du verbe « pleurire « ! Il aimait ça, inventer des mots , et ça nous faisait beaucoup rire. Je garde précieusement ses enseignements et pleins de bons souvenirs dans ma mémoire, ses messages drôles et tendres dans ma messagerie, qui me redonnent le sourire depuis son départ ».

[1] Disparu le 2 septembre dernier, il est l’auteur notamment du bal des mercenaires (éditions Komedit).

[2] Le nom de sa maison d’édition comorienne. 

[3] Partenaire des éditions Pomme d’humour.