Conte du pays des aveugles dansants et du borgne louche

Aboubacar Saïd Salim aimait jouer avec les mots, en se fondant sur l’opacité possible du poème dans toute sa complexité. Il en faisait de l’humour grinçant, des récits parfaits et des inquiétudes à porter sur le dos. Il en a tiré ce conte publié dans le n° 65 du journal Kashkazi en 2007. Une belle histoire qu’il vaut mieux relire à deux fois. A quelques mois de la prochaine présidentielle dans l’Union des Comores, cela pourrait s’avérer utile.

Il était une fois un pays peuplé d’aveugles dansants, comme l’écrivait si bien un homme surnommé « l’ambassadeur ». Malgré son nom de « Pays des Aveugles Dansants » – qu’on appelait aussi PAD – il y existait quand même quelques borgnes, qui n’avaient pas besoin qu’on leur marchât sur les pieds pour voir que quelqu’un les faisait danser ou mieux encore, chanter.Je vais vous conter donc l’histoire d’un de ces borgnes, qui avait en plus le malheur de loucher. Comment, me direz vous, un borgne peut-il loucher ? Est-ce possible de loucher avec un seul œil ? Eh bien ! sachez que tout dépend de quel côté on louche ! Si le borgne possède son œil gauche, il ne peut pas loucher vers la droite, et s’il ne possède que son œil droit, il ne peut que loucher vers la droite, l’œil gauche lui manquant. En effet, pour bien loucher, il faut faire converger les deux yeux vers le centre, en regardant le bout de son nez.

Or donc, notre borgne n’avait que l’œil droit et ne louchait que vers la droite – côté du paradis – en s’efforçant toujours de fixer le bout de son nez. En effet, d’après les traditions musulmanes du PAD : « on dit que les gens de la gauche et les gauchers sont maudits, et ils iront en enfer car ce sont les gauchers qui ont lapidé le prophète Muhammad, et Dieu les a punis en les créant gauchers ! » Notre borgne louchait donc toujours vers la droite, côté paradis et bonheur. Il s’avérait que quelques fois au PAD, la gauche arrivait au pouvoir, donc jouait le rôle du gardien du paradis, et notre borgne (qui ne louchait que vers la droite) était obligé de faire des contorsions acrobatiques, qui consistaient à marcher sur la tête, afin d’avoir l’œil droit tourné vers la gauche, cependant que sa position faisait que son œil était toujours tourné vers la droite !

Comme tous les habitant du PAD étaient aveugles et dansaient à longueur de journée, personne ne remarquait que notre borgne marchait sur la tête, et comme il était le seul à voir, il faisait croire qu’il marchait toujours sur ces deux pieds, en affirmant des vérités qu’il a toujours connues, telles que « le ciel qui se trouvait au dessus des têtes et la terre qui était toujours sous les pieds », « sauf pour ceux qui étaient couchés dans leur lit ou dans leurs tombes ». Mais un évènement imprévu advint au pays des aveugles dansants et du borgne louche : les élections présidentielles mirent au pouvoir un président issu du centre.

Notre borgne ne sut plus quoi faire pour loucher vers le paradis du pouvoir. Il eut beau faire des contorsions dignes d’un fakir, il ne parvint toujours pas à loucher vers le centre. Il changea de tactique et essaya de convaincre ses concitoyens que finalement le président était de gauche (de la gauche destructrice des traditionnels équilibres diplomatiques) et mettait ainsi le pays en danger, en osant sortir du pré carré d’un certain pays pasteur des âmes anciennement colonisées. Rien n’y fit, au grand dam de notre borgne, qui, finalement, inventa la théorie de la maison sans toit, qu’on ne pouvait donc prétendre meubler, ni embellir. Bien sûr, la solution préconisée était à la hauteur de la profonde intelligence et de l’étendue de la culture de notre Docte Docteur. Il proposait, avec quelques-uns des chantres de sa solution, de faire des toits sur mesure aux trois chambres sur les quatre que comportait la maison, la quatrième chambre servant d’anti-chambre à un ancien seigneur et « ami » de la famille, qui avait gardé la clef pour y passer ses vacances et s’en servir de temps en temps de « dangourou », ou encore de lieu de passage de son trop-plein de rancune et de revanche contre le pays des aveugles dansants, qui a eu l’indélicatesse de « prendre son indépendance », comme on prenait un morceau de viande ntibe, au dessus du plat de riz, sans l’autorisation du patriarche !

Ce que vous devez savoir chers lecteurs, c’est que le pays des aveugles dansants n’a pas toujours été peuplé d’aveugles nés. Ils le sont devenus par le stratagème du mât de cocagne politique, qui consistait à accrocher aux indépendances africaines nouvelles tous les privilèges et les plaisirs des anciens colonisateurs, notamment le pouvoir politique, et de dresser ce mât sous le soleil exactement, de telle sorte que tous ceux qui ,nouvellement indépendants, tentaient d’y monter étaient aveuglés par le soleil et l’éclat des cadeaux accrochés tout en haut de ce mât. Comme dans ce pays tout le monde aspirait au pouvoir politique, au point d’avoir transformé la tournante des banlieues parisiennes en une tournante politique, tout le monde devint donc aveugle.

Et le borgne me demanderez-vous ? C’est très simple à comprendre. Comme il avait appris à l’école qu’au pays des aveugles les borgnes sont rois, il s’est gardé de monter directement sur le mât, se contentant de se mettre sous l’ombre protectrice de ceux qui y montaient. Ainsi, il n’a jamais voulu se présenter à une quelconque élection, ni législative, ni présidentielle insulaire, ni présidentielle fédérale, ni même à la cooptation des maires – sauf s’il était seul – qui était le mode d’élection des maires au pays des aveugles dansants. Mais alors comment notre borgne a fait pour perdre son œil gauche, lui qui ne s’exposait jamais au soleil du pouvoir ? Eh bien ! c’est tout simplement à cause de sa curiosité intellectuelle. Un jour il a eu le culot de demander à ceux qui avaient mis au point le stratagème du mât de cocagne : comment se faisait-il que tous ceux qui y montaient devenaient aveugles ? Comme il avait les faveurs des inventeurs du mât, on lui accorda le privilège de lui dévoiler le secret sans pour autant qu’il eut à monter au mât aveuglant. De l’arrière chambre d’une ambassade, on lui donna une lorgnette et l’invita à observer le mât par la fenêtre, en ayant bien pris soin de lui demander de choisir l’œil qu’il voulait garder intact, car malgré la distance et la lorgnette, l’effet aveuglant du mât jouait toujours. Se rappelant son fond de culture musulmane, celle qui lui restait après son passage à un poste de responsabilité dans la république révolutionnaire des imberbes, il choisit de mettre la lorgnette sur l’œil gauche, afin d’épargner le droit pour bien distinguer le jour du jugement dernier la droite – paradis de la gauche-enfer, lorsqu’il passera avec tous les autres ressuscités sur la lame tranchante du pont du « Surate », qui passait au dessus de l’enfer et du paradis. Notre courageux borgne par simple curiosité intellectuelle, sacrifia ainsi son œil gauche, ce qui lui permit tout de même d’être le roi des louches aux pays des aveugles dansants.

Aboubacar Saïd Salim