Spécimen pianistique

Histoire d’une success story, celle du jeune Mourad Yssouf alias Tsimpou, un prodige du piano, apparu dans les quartiers Nord de la cité phocéenne, et dont le premier album, Prémices, est sorti sous un label célèbre d’Universal Music (Blue Note). L’article est paru dans le n°5 de Mwezi Mag en juillet 2020.

Les Comoriens de Marseille le perçoivent comme un OMNI. Un objet musical non identifié. Il aurait pu jouer du twarab. Il a de qui prendre. Son père, semble-t-il, en tâtait plus jeune. Il aurait pu évoluer dans le rap, également. Plus personne ne doute de la présence washko[1] dans le hip hop français. Mais le gamin de la Castellane, cité du XVIème arrondissement de Mar- seille, d’où sont parties des figures aussi illustres que Zidane au foot ou Djibaba Claude sur un ring, n’a rien trouvé de mieux à se mettre sous la dent que le piano. Un phénomène rare, qui fait ra- doter les médias.

Lui s’appelle Mourad. Un prénom presque condamné au succès. Venu de l’arabe au shikomori, il signifie le « désiré ». L’aimé de Dieu. On lui prête même des vertus, dont celle de l’écoute. De là à s’imaginer un rapport quelconque avec la façon dont la musique a rempli ses doigts, il n’y aurait qu’un pas. C’est que les légendes urbaines ont la vie longue dans les quartiers Nord de la cité phocéenne. Un jour, raconte-t-on, il y eut cette fusillade. Avec des enfants paniqués. Une principale, qui les fait se réfugier sous les tables. Et une prof de musique, Marianne Suner, qui, le lendemain, détricote leur esprit « dévasté » avec un son d’accordéon. Elle interprète un morceau, puis un deuxième, et le petit Mourad, à ses côtés, s’extasie et chante : « Il s’est mis à improviser. Je changeais d’accord et hop, il me suivait, modulait (…) Musicalement, il m’a transpercée ».

Tsimpou le prodige.

Mourad Tsimpou ou Yssouf, de son vrai nom, n’avait jamais été happé par une note de musique, auparavant. C’est ce qu’il raconte, du moins. Mais ce jour-là, Marianne Suner, dont l’association, Vivier Opéra Cité (VOC), mène des actions en musique sollicitant les habitants, repère une énergie en lui : « Mourad a commencé à chanter. J’étais très impression- née de ce qui sortait de cet enfant. J’ai convaincu ses parents pour qu’il fasse un bout de chemin avec l’association ». Une révélation qui se poursuit : « Il a été plongé dans un opéra contemporain et ce truc lui a parlé directement ». Elle l’emmène à des répétitions, où le minot s’invite, un jour, au piano, prenant tout le monde de court : « J’ai regardé des tutos sur internet et j’ai joué ». Mourad ne lit pas les notes, mais Suner affirme qu’à la fin de la répétition, « il s’est mis au piano et a ressorti tout ce qu’il avait emmagasiné. Il a une mémoire musicale de dingue ».

La belle histoire se tisse ainsi comme pour un conte de Noël. Ses parents lui dégottent un piano d’occase, histoire de se faire la main. Mais ce der- nier tombe en panne, comme pour corser le destin. Mourad se rabat alors sur celui de l’hôpital de La Timone : « J’y suis allé dès que j’en avais l’occasion pour jouer ». Dans le hall, Ryan Guerra, émerveillé de l’entendre jouer La fantaisie impromptue de Chopin, le filme et re-tweete les images sur la toile. Ce qui provoque un emballement inattendu. Plus de 670.000 likes en décembre 2018 ! C’est là que le compositeur André Manoukian le repère, suivi par Universal Music, qui le signe, sous label Blue Note. Une enseigne illustre, qui célèbre les meilleurs, Coltrane et Petrucciani, entre autres. Mieux ! Il a suffi d’une année en studio pour que le spécimen pianistique se signale dans les bacs. Avec Prémices, son premier opus, sorti en novembre 2019. Qui l’eût cru ?

Mourad Yssouf reste toujours un OMNI pour les siens. Sauf exception, les Comoriens de Marseille prétendent ne pas être fans de musique classique. Né français, Mourad a ses origines comoriennes bien trempées dans le port de Marseille. « C’est étrange, explique Saïd, éducateur. J’aurais compris qu’il s’intéresse à du rock ou à de la fusion world. Mais ce môme vient contrebalancer tous les clichés entendus sur cette communauté ». Au passage, Mourad voit sa vie basculée dans tous les sens. Un déménagement, pour commencer. Il quitte La Castellane, se retrouve à la Joliette. Il change de col- lège, ensuite, passe à la télé. Les caméras de M6 l’ont suivi trois jours durant pour un 66 minutes. Au Vélodrome, il s’est retrouvé à jouer pour l’OM devant 50.000 spectateurs, après une répétition de trois jours, avant d’en- chaîner le lendemain dans une conférence TEDx au Pharo. Sans parler des séances de dédicaces, et des sollicitations de toutes sortes.

Même les politiques s’en réclament. C’est le cas de la sénatrice Samia Ghali, qui lui a fait offrir un piano numérique par Serge Scotto, de Scotto Music. « Je suis impressionné par son abnégation. C’est un talent brut qu’il va falloir polir avec beaucoup d’attention. C’est la magie de la musique, on peut parfaitement interpréter Chopin, Mozart ou Bach en venant d’un autre environnement culturel. C’est vrai que ça ressemble à une histoire de Noël », concède ce dernier. Mais l’abnégation ne résout pas tout. Le surmenage guette, tel un vautour. Marianne Suner en est consciente : « La dernière fois, on lui a proposé de jouer en live avec Soprano quatre jours avant, il a dû apprendre le morceau très rapidement. Ça le fait avancer plus vite musicalement, mais il ne faut pas non plus imaginer que c’est un Dieu capable de tout faire. Pour moi, c’est beaucoup trop rapide et il y a le risque que ça se dégonfle aussi rapidement que c’est monté ».

Mourad Tsimpou.

Ce qui inquiète cette marraine en musique, ce sont les dangers d’une notoriété trop rapidement établie : « A 15 ans, on doit mener une vie normale, et ce qui lui arrive n’est pas normal. Il y a eu une énorme médiatisation parce qu’il est noir, qu’il vient de la Castellane et qu’il joue du piano. Tout le monde lui demande de raconter son histoire, le buzz est arrivé trop tôt et pas forcément pour les bonnes raisons ». Lui-même s’avoue dé- passé auprès des médias : « Je ne sais pas comment gérer ». Il surmonte facilement son trac, certes. Mais Marianne insiste à l’issue du match au stade Vélodrome : « Il a une faculté à couper, une certaine forme de sensibilité qui lui fait ignorer la peur. Mais après, il va péter les plombs. Derrière, il va y avoir un moment où ça va retomber et il n’est pas préparé à ça. On le sait, c’est le lot des artistes, mais il n’est pas préparé à ça ».

Mourad Yssouf a moins de 16 ans. Il y a encore peu, il était suivi pour des troubles du comportement. Mais la musique, il est vrai, canalise toute son énergie, désormais. « Il descend en tension, se concentre. De le voir jouer, ça fait du bien et ça donne de l’espoir » admet une responsable de l’Institut thérapeutique éducatif et pédagogique (ITEP Littoral Nord), qui le suit en récital, maintenant. Mourad l’autodidacte apprend aussi à s’asseoir sur les bancs d’une école de musique. Les tutos du web lui ont confirmé son envie de jouer encore plus, et mieux ! Pour que le talent éclose à plein régime, et pour que Prémices, ce premier album, où il reprend Debussy et Bach, ne soit pas qu’un feu de paille. Pour que ce volcan qui le traverse, et que traduit superbement un titre (Karthala) joué à deux sur le disque avec André Manoukian, répande sa sève miraculeuse dans le vaste monde, au-delà de cette Castellane d’où il est parti.

Farah Zineb


[1] Contraction de « washikomori ».

LIENS. Dans le journal Le Monde, une dépêche AFP, samedi 27 avril 2024. Dans Liberation, également.