« Nde manavigateri ». Les figures fondatrices de la communauté comorienne en France sont des marins, ainsi surnommés, par déformation du mot « navigateur ». La plupart d’entre eux s’engagèrent sur les paquebots des Messageries Maritimes à partir des années 1940. Article paru dans le n°5 du magazine Mwezi en juillet 2020.
Ils incarnent un pan entier de l’histoire des migrations comoriennes dans l’Hexagone. Sans rapport direct avec le lointain passé des échanges indianocéans, ils font leur apparition officielle dans l’imaginaire de l’archipel après la seconde guerre. Les premiers à monter sur les bateaux le font pour des raisons économiques évidentes. L’esprit d’aventure les anime, certes. Mais ils fuient d’abord la misère d’un pays clivé où le notable et le bourgeois se lient d’amitié avec le pouvoir colonial pour exploiter les plus démunis. Beaucoup n’ont rien à perdre. Le pays déserté est plus un fardeau qu’autre chose. Les petits métiers sur le pont des Messageries Maritimes leur offrent plus de perspective. Ils sont cuistots, soutiers ou graisseurs, quand ils ne finissent pas dockers sur le port.
Certains s’engagent depuis Majunga ou Saint-Denis. D’autres, depuis la côte est du Continent africain. En 1948, 1,1% de la population zanzibarite est d’origine comorienne. Entre 1950 et 1960, on passe de 14 à 50.000 Comoriens sur la Grande île. La détérioration des relations entre les communautés autochtones et le voisin comorien est telle durant ces années que monter sur le bateau était synonyme d’un nouveau départ. Bateau marchand ou de la marine française, certains pouvaient choisir. L’histoire, la politique, la langue, facilitant le voyage vers l’Hexagone, beaucoup n’ont pas hésité. Les deux guerres (14-18 et 39-45) avaient déjà connu leurs contingents forcés. Certains des conscrits étaient restés à quai, après le conflit. Mais ils demeuraient invisibles dans les cités françaises, noyés dans les ratés de l’histoire coloniale.


La publicité des Messageries.
Recrutés pour la plupart à Madagascar dans les années 1940, les navigateri vont, eux, changer la donne. Embarqués sur les longs cours des Messageries Maritimes, ils s’installent dans les ports de Marseille, Dunkerque ou Le Havre à la fin des années 1950. Près de 400 d’entre eux évoluent dans les quartiers populaires de la cité phocéenne à cette époque-là. On les pense discrets, peu querelleurs et bons musulmans. Mais il faudra attendre la décennie suivante pour qu’on commence à parler de « communauté ». Ce sont eux qui accueilleront les premiers réseaux migratoires – étudiants, stagiaires, amis et cousins du village – fuyant la révolution ou le pouvoir clanique, durant les années 1970. Nombreux sont ceux qui se souviennent encore du 14 rue du Bon Pasteur. Une « case de passage », par où transitaient les candidats à la navigation. Le loyer de l’immeuble était partagé par le groupe dans l’attente du départ en mer.
Cité par Youssouf Abdillahi, auteur d’une thèse de doctorat sur la question[1], un primo-arrivant des années 1960 à Marseille, témoigne : « Lorsque je suis arrivé au « 14 » pour la première fois, j’étais accompagné par quelqu’un qui devait m’indiquer les lieux. C’était un immeuble de 3 étages. Il faisait noir car il n’y avait pas de lumière ni dans les escaliers ni dans les couloirs. Mon guide qui connaissait très bien les lieux se dé- plaçait vite pendant que j’essayais de le suivre difficilement. On passait devant fois surpris et soulagé car j’entendais parler comorien partout. Les personnes qu’on croisait dans les escaliers nous saluaient en comoriens. Pour moi qui débarquais du pays ce fut un grand espoir d’aller à la rencontre de compatriotes co-villageois que je ne connaissais pas ou que j’avais perdu de vue. Les marins se regroupaient par appartenance au même village ainsi les chambres constituaient des mini villages. Lorsqu’ils quittaient la chambre, c’était soit pour se rendre à la place d’Aix y rencontrer d’autres compatriotes, soit pour aller au siège de la compagnie des Messageries Maritimes à la place Sadi Carnot ».
Arrivés par le port, à bord du Ferdinand Lesseps pour certains, du Pierre Loti, du Jean Laborde ou du Labourdonnais pour les autres[2], ces pères fondateurs de l’immigration comorienne en France finiront par se confondre avec les murs de leur patrie d’adoption. Au fil du temps, ils vont quitter les centre-ville qui les ont accueillis pour rejoindre peu à peu sous la grisaille des HLM, au sortir de la grande nuit coloniale. Hantés par le mythe de l’éternel retour, ils construisent les premières maisons en dur de la classe moyenne en devenir aux Comores. D’abord célibataires, ils contribuent assez vite à la monétisation du shungu (anda na mila) à distance, en contractant des alliances coûteuses au pays, au nom de la revanche sociale. C’est qu’ils parviennent à réaliser une moitié du rêve petit-bourgeois, en apportant l’armoire à glace, le canapé et l’or à la mariée. Très vite, ils œuvreront à rapatrier leurs compagnes en Europe.

Un bateau des Messageries.
Ils symbolisaient ainsi le rêve d’une vie aux yeux de tous ceux qui ne sont jamais partis. On leur vouait une admiration sans failles. Prédire un avenir à sa fille de finir au bras d’un navigateur était une bénédiction dans l’archipel. Aujourd’hui, on parle de cette communauté, en se référant à la masse d’argent qu’elle transfère d’un océan à l’autre. Mais peut-être n’y aurait pas eu de « miracle français », comme se l’imaginaient certains, sans l’audace de ces hommes. « Dans la construction de la mémoire de la migration comorienne, ils occupent une place d’honneur. Ils sont les précurseurs de la communauté existante. Ces primo-arrivants étaient dans leur très grande majorité originaire de la Grande Comore et il n’est donc pas étonnant de voir que 90% des migrants en France proviennent de Ngazidja. La plupart d’entre eux ont disparu, certains ont regagné le pays pour terminer leur vie, tandis que d’autres ont choisi de vivre l’aventure de la France jusqu’au bout » écrit Youssouf Abdillahi, qui poursuit, en affirmant qu’après leur « débarquement » des bateaux, ceux qui sont retournés au pays sont devenus des « hommes-ponts facilitant le départ de leur co-villageois ».
Parmi ceux qui ont choisi de demeurer en France jusqu’au bout, il y a ce vieux retraité que Youssouf Abdillahi a retrouvé, un jour, au 14 rue du Bon Pasteur : « Je ne pouvais pas quitter cette maison car elle représente plus qu’une mai- son à mes yeux. J’y ai passé toute ma vie ou presque. Main- tenant, je ne peux plus m’installer au pays à cause de ma maladie qui nécessite une présence permanente en France ». Une vie faite de débrouille, avec ses camarades d’infortune. « Ma petite retraite, tu sais, ne peut pas suffire à entre- tenir tout le monde, c’est pour ça que sans obliger personne, chacun apporte ce qu’il peut et ça marche, comme au temps de la navigation. On aide ceux qui n’ont pas encore leur place dans la société et qui l’auront bientôt inch’Allah. Oui, ça fait très longtemps que je vis au « 14 », tout le monde est parti, il n’y a que des nouveaux ». Beaucoup de ceux qui ne sont pas repartis au bled ont fondé des familles, qui, bien souvent, connaissent d’autres tracés de vie. Certains ne rentrent au village que si la mort (« ndele kiesi ») les emporte. Les familles se cotisent alors pour ramener les corps. D’autres finissent par trouver leur place dans les carrés musulmans du pays d’adoption. Ce qui est sûr, c’est que les Comores n’ont pas toujours su honorer la mémoire de cette génération. Ici ou là, quelques écrits publiés, mais rien de très marquant pour la transmission de cette mémoire.
Soeuf Elbadawi
A la Une : Une photo de Mohamed Ibrahim Moussa, mort et enterré à Marseille, après des années de vie en mer. Au pays, la figure du navigateri trônait dans les albums de famille.
[1] « La diaspora de la Grande Comore à Marseille et son apport sur le développement de l’île » (Université de la Réunion).
[2] Navires reliant Marseille à l’Océan Indien.