Une mémoire sans traces dilemme dans le legs

En délimitant aux Sultanats historiques des Comores les sites à préserver, l’Unesco se retrouve à faire la promotion d’une certaine histoire. Celle des sites de pouvoir, avec tout ce que cela suppose de violence faite au peuple. Un article paru dans le n°18 du journal Uropve en novembre 2021.

A Bambao, en direction du Sud à Ndzuani, trône sur une butte, dominant, l’un des grands domaines de l’île : le palais du sultan Mawana. Une position singulière pour un palais sultanesque – la plupart de ces demeures se trouvent, d’ordinaire, au cœur des médinas comme à Moroni, Mutsamudu et Domoni. Ce n’est d’ailleurs pas la seule particularité de la demeure qu’Abdallah III bâtit au milieu du XIXème siècle, loin de sa capitale. Ce monarque que l’on décrit comme éclairé et ouvert au monde ambitionnait de créer un empire économique pour faire face aux visées coloniales.

A lors que deux colons s’étaient partagés une partie de l’île, Synley à Pomoni et Wilson à Patsy, Abdallah III se lance dans la culture des plantes à parfums, après avoir abandonné son premier projet de développer la canne à sucre. Se serait-il décidé à se construire une résidence secondaire sur cette plaine fertilisée par les eaux du Tratringa ? Toujours est-il que la demeure qu’il s’est fait construire tranche avec l’architecture des palais de l’époque. En forme carrée, la maison de Bambao est entourée d’une véranda, se terminant par une large terrasse, prolongée à l’entrée par un long escalier, donnant sur un jardin. Une porte sculptée en bois ouvre sur un salon rectangulaire au sol carrelé, longeant la maison. Un escalier en colimaçon, tombant au milieu du salon, conduit au deuxième niveau, où l’on retrouve les chambres.

Rien de commun avec l’Ujumbe, son palais officiel, et ses formes, rappelant les éléments civilisationnels arabo-chiraziens des autres palais. Pas de niches ! Seul le plafond en poutre garde la marque des demeures royales. Cette touche de modernité à l’occidentale fait dire que le sultan aurait fait appel à des architectes venus de Maurice pour en superviser les travaux. L’histoire retient aussi que deux colons français, Bouin et Regouin, prennent le contrôle de l’ancienne propriété du sultan après sa mort et créent en 1907 la Société Coloniale de Bambao, en s’alliant avec le parfumeur Chiris. Auraient-ils modifié le plan initial ou ont-ils seulement apporté des rénovations, à l’instar de la piscine ? Comme les autres vestiges, témoins de l’histoire de l’archipel, le palais de Mawana est entré dans un processus de dégradation, gagné par la végétation et l’indifférence. Sa structure générale est néanmoins solide et pourrait être réhabilitée.

La tombe de Mawana. Un canon d’époque. La terrasse…

Ce qui n’est pas le cas du Dhwahira. Le palais du sultan Saïd Ali, qui trônait à cent mètres de Badjanani à Moroni, n’est plus qu’un tas de pierres, jonchant un terrain nu. Les murs sans toit du palais Kapviridjewu, fierté du lignage sultanesque d’Ikoni, s’effritent devant les assauts du temps. Les remparts, qui ont protégé la ville d’Itsandra et de Ntsudjini des invasions extérieures au XVIIIème siècle, sont, eux aussi, assiégés par la végétation. A Bambabo la Mtsanga, ce sont les riverains qui dépouillent le palais de Mawana, dont la sépulture à l’entrée de la demeure princière, envahie par l’herbe sauvageonne, n’effraie plus les prédateurs. A Domoni, les descendants des familles régnantes se chargent eux aussi de démolir un héritage qu’ils ne peuvent plus entretenir, faute de moyens, n céder, par orgueil. Seuls la Citadelle et l’Ujumbe de Mutsamudu semblent échapper, pour l’instant, à la liquidation, grâce à l’œuvre d’associations, qui ne sont pas toujours assurées de gagner la bataille contre les prétentions d’héritiers.

Le destin de ces sites patrimoniaux est d’autant plus tragique que le temps qui passe complique la tâche. Et pourtant ! 2021 reste « année du patrimoine », si l’on en croit les déclarations du chef de l’Etat comorien dans un discours, faisant écho à la nouvelle loi sur le patrimoine. Aucune mesure, ni moyens, n’ont cependant été annoncés pour traduire cette parole en une politique de sauvegarde d’un patrimoine pourtant en péril. Depuis la création du CNDRS (Centre National de Documentation et de Recherches Scientifiques), la question des vestiges du passé revient comme une antienne dans les hautes sphères de l’Etat, sans que les discours n’annoncent le moindre état des lieux ou ne fassent prendre conscience des enjeux que pose la réhabilitation du patrimoine. « Nous avions besoin d’instruments juridiques pour améliorer et mieux agir en matière de négociation dans la préservation de ces biens communs. Mais malgré cette nouvelle réglementation, la Loi des finances n’a pas prévu de ligne budgétaire pour les actions en faveur de la préservation », commente Musbahouddine Ben Ali, directeur de l’antenne du CNDRS à Ndzuani, à la suite de l’adoption de la loi votée en décembre 2020, sur la valorisation du patrimoine _ une loi censée moderniser le cadre juridique et les instruments de préservation du patrimoine.

Un arsenal, qui, pour l’instant, ne dépasse pas le stade de la profession de foi. Sur les réseaux sociaux – ce bangwe des temps modernes –, la floraison de pages animées par des groupes, prétendant défendre le patrimoine et son histoire, traduit plutôt l’emprise de la virtualité que l’expression d’un véritable engagement de la société civile dans un pays, où le récit des gloires passées semble être un exercice national. LA défense de la mémoire collective relèverait-elle plutôt de la fiction que d’une vraie quête de la trace ? Un récit foncièrement en décalage avec la réalité d’un effondrement bien entamé des preuves incarnant cette gloire. Entre 2006 et 2008, des personnalités influentes se sont rappelées d’Une promesse de l’Agha Kan, faite lors d’une visite aux Comores en 1966. Elles ont ficelé un projet de réhabilitation de la médina de Moroni, sur le modèle de ce qui s’est réalisé à Zanzibar. Une promesse similaire serait venue des Américains de la fondation Ford pour le Dhwahira… tombée dans l’oubli, elle aussi.

L’extérieur et l’intérieur du palais. Les portes d’entrée, l’escalier en colimaçon, le sol carrelé, la piscine…

Deux ans plus tôt, deux associations réunies en un Collectif du Patrimoine choisissent de s’adresser à l’Unesco, afin d’inscrire des sites historiques des Comores au Patrimoine Mondial, espérant ainsi bénéficier de fonds et d’un accompagnement conséquents pour leur réhabilitation. Mais peu outillées à remplir les exigences de l’institution, elles ont déchanté. Elles reviennent toutefois à la charge en 2005 et obtiennent de l’Unesco l’envoi d’une mission d’expertise, qui permet « d’identifier les sites à sauvegarder et de délimiter le dossier, qui devrait être inscrit sur la liste du Patrimoine Mondial, sous le label des « Sultanats historiques des Comores », se félicite Fatima Boyer, présidente dudit Collectif. Cette mobilisation du Collectif et des associations partenaires a fait naître un espoir de courte durée. Car l’implication des Etats dans ces dossiers reste déterminant pour convaincre à l’Unesco. Un engagement que ne démontre pas l’Etat comorien, malgré ses discours. Et c’est le statuquo depuis. Une position intenable pour des associations réduites à des actions à la marge, sans perspective autre que celle de se démobiliser. C’est d’ailleurs ce qui arrive pour le Kapviridjewu d’Iconi, qui a manqué d’être inscrit au World Monument Fund en 2013. Il n’y a pas eu de mobilisation conséquente des institutions du pays et des associations pour son éligibilité…

Les chances de restaurer ces palais se réduisent au fil du temps. Certains vestiges comme celui du Dhwahira sont complètement à terre, irrattrapables dans leurs fondations. Le djumbe du Shashanyongo à Moroni, celui de Domoni, occupé par des héritiers, ont subi de profondes transformations, anéantissant tout effort de transformation à l’authentique. Privatisé par d’autres héritiers, qui en ont fait un caveau familial, le Kapviridjewu a perdu de son caractère de patrimoine public. Seul l’Ujumbe de Mutsamudu est en passe d’échapper à l’hécatombe. Le hasard d’un effondrement d’un pan de mur en 2009 a mobilisé des bienfaiteurs engagés dans sa restauration depuis 2011. Un Collectif a pris fait et cause pour ce dossier et bénéficié du soutien de la fondation World Monument Fund. Mais jusqu’à quand cette « générosité de circonstances » continuera-t-elle d’opérer ? En matière de réhabilitation des patrimoines en péril, le temps est un mauvais allié. Plus il s’allonge, plus els chances de restauration s’éloignent, irrémédiablement.

Et le dilemme continue. Car en acceptant de délimiter aux Sultanats historiques des Comores les sites à préserver, l’Unesco se retrouve à faire la promotion d’une certaine histoire. Celle des sites de pouvoir, avec tout ce que cela comporte de mépris de classe et d’histoire mouvementée, liée au fait colonial, en omettant, par exemple, de relever cette autre dimension du patrimoine, relative aux modes de vie culturelle et cultuelle du peuple autour du sacré. Un patrimoine matériel et immatériel en péril, là aussi, et qui participe de l’histoire de l’archipel. A l’inverse, des associations réclament le droit de réhabiliter le patrimoine colonial, lorgnant ainsi sur la possibilité de mobiliser des fonds de coopération française. Une mobilisation, qui ferme les yeux sur les horreurs de ces vestiges coloniaux, comme la scierie de Nyumbadju en Grande-Comore que des associations veulent transformer en un lieu touristique ou encore le site d’exploitation du sisal à Mremani que le JPC[1] a cherché , un temps, à restaurer.

Kamal-Eddine Saindou


[1] Jeunes du Patrimoine des Comores.