A la tête du label Interface Prod, AST est l’un des artistes qui font du hip hop un miracle aux Comores. « Raison et folie »[1], son double album, a frappé plus d’un esprit en 2018. Il a été consacré meilleur clipmaker aux dernières Comores Awards en ce mois d’octobre à Paris.Ansoir Ahmed Abdou l’a rencontré.
Aboubacar Saïd Tourqui Aka AST. Son nom de scène. Petit, il songeait à devenir architecte. Un rêve d’enfance. En 2000, il part pour la France, où il poursuit des études de com, après son bac. Il obtient un Master 2, au sein de l’Institut des médias d’Échirolles, à l’Université de Grenoble en 2010. « Aujourd’hui, je suis graphiste ». Mais l’archi ? « Je suis quand même dans le domaine de l’art et du design. Quelque part, j’ai réalisé mon rêve ». Tout comme il a su garder une passion intacte pour le rap.
En 2011, il fait le choix de rentrer au pays, où il est aussitôt embauché par Synercom, une agence de communication. Il y travaille trois années durant, tout en développant son penchant pour les cultures urbaines. Il montre notamment son intérêt pour les clips français et américains. Besoin de s’identifier, sans doute. On appuie sur le bouton et on se voit. « C’est une culture qui nous représentait bien en tant que noirs. Et parce qu’on voyait des gens qui nous ressemblaient dans les clips ».
De 1994 à 1995, les groupes de rap n’étaient pas pléthore aux Comores. On se rappelle peut-être des Pirates du Mic avec Jo Karim, DRK, Onys et Cheick. Le groupe a marqué une page dans l’histoire du hip-hop comorien. Ils ont ouvert la porte à d’autres expériences du genre. Entre 1997 et 1998, AST commencer à manier le BIC pour ses propres compos. Il apprend à versifier, à jongler avec les punchlines. « En classe de seconde, j’ai créé un groupe qui s’appelait Syndicat de la rime avec des potes de ma classe », dit-il. À l’époque, seuls les minots des bobos de la capitale s’investissent dans le rap. En dehors, les artistes étaient (et sont toujours) pris pour d’éternels égarés.
Un savoir-faire qui le consacre meilleur clipmaker aujourd’hui…
La société comorienne n’admet pas cette énergie, qui émerge de la marge, de toutes manières. Ceux qui la pratiquent sont vulgairement et directement étiquetés. AST se réfère à des paroles de Boul, repris par Salim Ali Amir dans une chanson du répertoire de Ngaya, rappelant la stigmatisation, qui, toujours, menace : « Tsambiwa uka tsi potea / miziki pvo nadji kifiya ». Il ajoute : « Aux Comores, la musique est toujours autant dénigrée ». Il reconnaît que degrands artistes ont appris à se faire une place.Mais quid des plus jeunes ? « C’est compliqué ». A l’époque, il ressent la nécessité de les soutenir, de les faire connaître et crée son propre studio : Interface Prod (IP). « Yatso hirimwa labeli katsu shindo fuha », disait-il.
En France, il avait essayé de tisser du lien entre les rappeurs français d’origine comorienne et ceux du bled, via Comrap, son blog. En vain ! Les artistes déjà établis l’ont quasi snobé. Il dit : « C’est pareil qu’aujourd’hui. Ils savent ce qui se passe ici, mais très peu s’y intéressent ». En 2014, son studio entame sa mue, devient un label, histoire d’aller encore plus loin dans l’expérience. Avec l’idée de faire gagner un peu d’argent aux jeunes qui s’adonnent au genre : « L’artiste comorien vit difficilement de son art ».
Il se lance aussi dans la production de clip avec CineAst. Un blaze de prod. là aussi, qui prend de l’ampleur à son tour. AST devient une figure populaire, incontournable, de la place. « C’était vraiment une vocation de faire de la musique. Devenir populaire, c’est arrivée par hasard ». En 2015, il comptabilise six à sept clips. « Sortir des clips m’a permis de me faire connaître » dit-il. Il confirme que le rap avait besoin de visibilité dans le pays. La culture hip-hop semblait toujours en gestation à cette époque-là. « Il y avait des artistes qui n’avaient qu’un ou deux clips » en promo. Interface Prod. offre ses services à la plupart d’entre eux. Le label apporte ainsi sa pierre à l’édifice du rap comorien. La théorie du colibri _ Chacun contribue à son niveau pour faire bouger les choses.
Une prod soignée à l’image.
A présent, le mouvement va dans le bon sens. Les publics suivent en nombre, reprennent les sons en concert. Il y a des artistes qui commencent à tirer profit de leur créativité. « On a des artistes ambassadeurs de marque et d’entreprise » souligne AST. Lui n’était pourtant pas rentré au pays pour faire carrière dans le rap. Il priorise toujours sa formation initiale. « J’ai des diplômes de communication et je suis aujourd’hui chef de ma propre entreprise de communication ». Il l’associe très justement à sa pratique« pour permettre aux artistes de se développer, d’avoir une visibilité, de bénéficier nos services de communication pour se faire connaître ». Mieux que quiconque,il sait la difficulté de percer. Il ne vit pas du rap, mais de la com : « Je vis grâce à ce travail que j’exerce depuis bientôt dix ans ».
Il garde le cap pour les urgences de la vie, comme on dit, mais ne lâche rien sur ses convictions en la matière. Il est de ceux qui pensent à la suite. Sur la question de la diffusion, par exemple, AST s’inquiète. Il pense que le pays « régresse » sur ce plan. « Dans les années 90, on avait beaucoup de chaînes télé et radio ». Entre les années 1990 et le début des années 2000, il y avait MTV, TV-Sha ou encore Djabal TV en télévision. Tropique FM, Studio 1, Radio Comores. Des stations locales qui faisaient place aux arts et à la culture. Les artistes pouvaient courir après une audience des grands jours. En 2023, on ne parle presque plus d’eux. Dans les médias actuels, seuls les débats politiques prennent le dessus. « L’ORTC ne diffuse pas grand chose en matière de musique. C’est dommage ! »
AST ne cache pas sa déception. « Aujourd’hui, tout est accessible grâce aux nouvelles technologies. Il y a suffisamment de moyens pour lancer une radio ou une télévision, afin de valoriser les artistes ». Il regrette le manque « d’initiative ». Il se veut pourtant optimiste: « J’espère que ça va changer ». Il croit en une évolution prochaine : « Nous allons essayer de faire quelque chose dans ce sens-là, parce qu’on ne peut pas attendre toujours tout de la part des autres ». Le problème n’est pas seulement lié à la diffusion. La production, les lieux de concert, ainsi que la logistique qui leur est liée, ne suivent pas. AST repointe également cet obstacle, qui freine parfois les avancées possibles : « Les rivalités et la jalousie ». Mais il temporise en même temps : « il ne faut pas se focaliser sur ces petites choses ».
Un clip d’Interface Prod. pour Imam Rasta.
AST croit qu’il vaut mieux avancer que pérorer dans le vide. « Il y a quand même des évènements qui nous rallient », insiste-t-il. Il s’entend avec tout le monde. Mais il interroge les autorités à son endroit : « Il est nécessaire que l’Etat donne plus d’importance à la culture. Il nous manque des moyens, des salles de concert, des droits d’auteur ». Il est formel: « Il faut des concerts, des tournées dans les îles et les différents villages. C’est ce qui va permettre aux artistes de vivre ». A ceux qui rêvent de grandeur sans y parvenir, il rappelle un principe simple : « Localement, c’est là où il faut développer ». Il reste lucide à son endroit : « Il y a beaucoup de choses à faire pour que ce soit vraiment carré ».
Côté prod. perso, ses textes sont critiques. Ils misent sur la critique sociale et politique. AST a été bercé par des groupes atypiques comme IAM, Suprême NTM, pour ne citer que ceux-la. Une histoire de rap conscient l’habite. Ceux qui ont grandi dans les années 1990 comprendront: « Musicalement, je m’adapte à la nouvelle génération, mais, textuellement, je reste un produit des années 90 ». Contrairement à d’autres rappeurs qui aiguisent leurs plumes dans l’égotrip, AST reste foncièrement old school, et ce, malgré son ambivalence, pour certains sujets. Sur la question de Mayotte, par exemple, l’artiste pense que le problème est « complexe ».
Sa position paraît mitigée. Il argumente : « L’Union des Comores a des choses à défendre, la France aussi ». L’artiste, lui, privilégie le « dialogue ». La question de la déportation actuelle d’une partie de la population a déjà fait couler beaucoup d’encre. Depuis 1997, la presse parle d’enfants abandonnés, livrés à leur sort et de violation des droits de l’homme. Des artistes parlent du « plus grand cimetière marin du monde ». La liste des victimes s’allonge. « Mayotte pourrait aller beaucoup mieux, parce qu’elle est gérée par la France, un pays qui a les moyens de faire beaucoup de choses, mais voilà… ». AST a soudain l’air de botter en touche :« Je pense que tout le monde sait pourquoi c’est comme ça ».
Ansoir Ahmed Abdou
[1] Un double album de 28 titres entièrement enregistré aux Comores.