Les îles Comm’Or

Une évocation de la fièvre de l’or par Mohamed Toihiri, un des pionniers de la littérature comorienne d’expression française. Son roman – La République des imberbes – sorti cjez L’Harmattan au milieu des années 1980 a ouvert la porte à toute une génération d’auteurs. Ce texte est paru initialement dans Mrehuri[1], un manuel d’évocation culturelle, publié par le CICIBA aux Comores, en avril 1997.

Jadis, alors que j’étais en train de dîner au restaurant universitaire, un mien ami gabonais vint à moi et me demanda de lui prêter de l’argent, en attendant que sa bourse lui parvint. Je fus à la fois flatté et étonné de cette requête. Flatté qu’un Gabonais à la bourse notoirement repue me demande de le dépanner. Etonné que l’on me demande à moi l’étudiant comorien aux revenus squelettiques d’aider quelqu’un. Je lui fis alors comprendre que moi-même je tirais le diable par la queue et il s’en montra fort surpris :

« Comment ça le diable par la queue ?

  • – Parce que je ne suis pas boursier.
  • – Oui, parce que tu n’as pas besoin d’une bourse !
  • – Pas du tout ! J’aurais besoin d’une bourse, mais je ne suis plus boursier, et en plus le taux de bourse comorien est ridicule.
  • – Comment ça ridicule ?
  • – Ben oui, comment veux-tu vivre avec 550 francs ?
  • – 550 francs ?
  • – Oui, c’est le taux de la bourse des étudiants comoriens (c’était en 1975).
  • – Mais ce n’est pas possible ! Comment un pays aussi riche que le vôtre peut-il octroyer une bourse aussi ridicule à ses étudiants ?
  • – Pourquoi dis-tu que notre pays est riche ?
  • – Parce qu’il s’appelle les Comores, donc plein d’or à craquer… Comme or… »

Ainsi des gens, en entendant les sonorités de notre pays, pensent que nous sommes remplis d’or. Il faut savoir que notre sol n’a jamais recelé de minerais… Du moins, on n’en a jamais découvert jusqu’alors. Par contre, notre pays est certainement parmi ceux qui ont un PNAOH (Produit National d’Or par Habitant) le plus élevé du monde. Pour vérifier cela, je vous invite à suivre l’odyssée du métal jaune aux Comores.

Mariage à Moroni. Image de De Coninck….

Dès sa naissance, la petite Comorienne – appelons-là Dhahabu – reçoit en cadeaux des bijoux en or de ses tantes maternelles, de ses cousines, des amies de la mère, parfois des voisines et du père, surtout si cet enfant du beau sexe était attendu depuis longtemps. Bien entendu, on ne va pas les lui mettre, alors qu’elle est encore un nourrisson. Mais on ne tardera pas à lui percer les oreilles, à lui graver son nom sur un collier ou un bracelet. Le jour où Dhababu va se rendre dans la famille de son père, elle y recevra aussi des cadeaux en bijou, de ses tantes, cousines et grand-mère paternelles. Dhahabu va ensuite avoir un an. On fêtera son anniversaire. Il y aura impérativement parmi les cadeaux qu’elle recevra, ou des Louis d’or, ou des bagues, ou des bracelets, ou des colliers.

Petite fille deviendra grande. Vers l’âge de sept ans, elle accomplira son premier jeûne. En récompense, on lui offrira un bijou en or. Entre-temps, elle sera allée à l’école. Il arrivera le moment où elle passera le redoutable concours d’entrée en classe de sixième. Si jamais elle est admise, on la récompensera. Parmi les présents figureront indubitablement des bijoux en or. La petite fille va ensuite devenir une jeune fille vers ses 13 ou 14 ans. On entend par là qu’elle va atteindre la phase de la puberté. Elle aura donc ses règles. C’est un grand moment dans la vie d’une jeune fille. On le symbolisera par des cadeaux et même par des manifestations festives, à Ndzuani par exemple. Dhahabu sera aussi récompensée pour son succès à l’examen du Brevet Elémentaire du Premier Cycle (BEPC). Il en sera de même et bien davantage pour sa réussite au baccalauréat.

Dhahabu va se fiancer, avant de partir faire ses études à l’étranger, le pays étant dépourvu d’universités. Les fiançailles seront d’abord secrètes. Ce jour-là, pour sceller les fiançailles, on lui offrira un Louis d’or et une bague. Certains prétendants offrent même un collier. Le jour de son départ pour l’étranger, certaines amies lui donneront comme « pain de la mer », c’est-à-dire comme viatique, encore des bijoux. Trois ou quatre ans après, Dhahabu va revenir au pays pour célébrer son mariage. Mais elle doit d’abord officialiser ses fiançailles, qui n’étaient jusqu’alors qu’officieuses. Le jour des fiançailles « publiques », elle recevra encore des Louis d’or, que l’on appelle « Pauni », en plus d’une grande pièce d’argent dite « bwara » et de l’argent. Le soir du même jour, ses futures belles-sœurs iront lui rendre visite et lui apporteront un « ensemble », c’est-à-dire une bague, des boucles d’oreille, un bracelet et, de plus en plus, un bijou pour le nez et un peigne en or.

Viendra le jour du mariage. En général, c’est un dimanche. Les bijoux que reçoit la jeune mariée peuvent parfois atteindre un kilogramme. Cela va du diadème à tout ce qui couvre la tête. Il y a le tadj, les zidalia, le mkufwasulutri… Voilà pour ce qui est de la tête. Ensuite, il y a les zipini pour le nez. Suivent toutes sortes de colliers à la taille et aux formes très différentes : les madjas, les harenu, les djandza et des dizaines de kidanu, de mabamba, de hara. Ensuite, pour les poignets, il y a les bangili, les ikowa, les kekeya pour les mais, dandza et des dizaines de bague pour les doigts. Je me suis laissée dire qu’une vieille coquetterie de nos grand-mères revient à la mode : la chaîne en or autour de la taille que l’on appelle mkandra. Et il n’est pas rare en plus de voir dans les rues de Moroni des jeunes filles avec les chevilles entourées d’une chaîne en or. J’oserais dire que la nuit de noces aux Comores est plus que partout ailleurs attendue avec un kaléidoscope de sentiments : la peur, l’espérance, le désir, la joie, le bonheur…

(DR)

En effet, si la jeune mariée avait pu résister aux sollicitations multiples et hasardeuses des garçons et garder intacte sa vertu, une pluie d’or pleuvait sur sa tête : son mari comblé la couvrait encore de bijoux. Ses parents fiers la récompensaient. Ses frères, ses oncles, ses cousins et cousines, ses amies transies et ses amies jalouses, la gratifiaient. Ses belles-sœurs, toujours un zeste sceptiques, ses tantes paternelles et maternelles, allaient lui offrir des présents très précieux. Cette inextinguible soif d’or aux Comores explique en grande partie les raisons de l’émigration grand-comorienne. Pour amasser l’or nécessaire pour leur mariage, des jeunes gens partent chercher fortune ailleurs vers l’âge de vingt ans et ne reviennent que vers 50 ou 60 ans. Dans les années 1930, jusqu’aux années 1960, on allait en Afrique du Sud, au Kenya, en Ouganda, au Tanganyika, à Zanzibar, à Madagascar. Depuis les années 1960, c’est plutôt vers la France que l’on se dirige. Avec l’argent économisé, on se fait acheter de l’or en Arabie Saoudite, au Koweït, en France, et de plus en plus, dans les Emirats Arabes Unies, et plus singulièrement à Dubaï. Certains se ruent jusqu’en Turquie…

Cet or acheté sous forme de « Louis Napoléon », de Georges ou d’Henry, donc de « souverain » (donc pauni) est retravaillé dans les bijouteries de Moroni, de Fomboni, de Mutsamudu, de Wani ou de Domoni. Dans ces échoppes obscures où œuvrent des empiriques bijoutiers au chalumeau suranné, mais aux doits magiques, les futurs mariés où les fiancés tentent de rendre tangibles leurs rêves, en donnant au métal précieux la forme de ces diadèmes baroques ou de ces colliers chamarrés et anachroniques, qui paraîtrait risibles ailleurs. Les hommes de l’art, qui travaillent dans des conditions sérieusement artisanales, remontent les bijoux, les taillent, leur changent de forme, les remodèlent, les cisèlent, afin de satisfaire le cœur de celles à qui ils sont destinés. Cet or accumulé tout au long de la vie servira à beaucoup de choses à ceux et celles qui le possèdent. En premier, à se marier comme on l’a vue, à être mis en gage, afin d’emprunter pour dépasser une phase difficile, à servir de troc contre un terrain à bâtir ou champ cultivable, à calmer les ardeurs judiciaires d’une famille qui se sent bafouée parce qu’on a engrossé sa fille, à être vendu pour pouvoir construire une maison ou tout bonnement à être thésaurisé. Mais souvent et surtout à être porté lors de différentes manifestations sociales.

Quel que soit ce qu’on en fait, l’or joue aux Comm’Or un rôle social très important. Bien sûr comme partout ailleurs, il fascine, subjugue, hypnotise, exalte. Mais aux Comores, plus que nulle part ailleurs, derrière bien des drames et des émotions et beaucoup de parcelles de bonheur se cache le métal précieux fascinant aux charmes magiques.

Mohamed Toihiri


[1] Mrehuri, n°1.