Debaa : le chant, la danse et la grâce au rendez-vous

Une culture que Mayotte promeut, aujourd’hui, dans une volonté de faire entendre son passé et à laquelle contribuent nombre d’institutions françaises, en ne tenant pas compte du rapport archipélique. Article paru dans le n° 18 du journal Uropve, paru en novembre 2021.

Une des images possibles d’un patrimoine immatériel encore peu promu de nos jours. Une image inscrite dans le sacré de la vie. Des corps alignés qui ondulent, penchent, se relèvent, se balancent, de droite à gauche. Des femmes qui dansent, le cœur en paix, soutenues par une temporalité percussive, faite de soli et de répons.

Sans doute que les politiques, là non plus, n’ont pas assez réfléchi à cette image incarnat les possibles du legs. Ces femmes, qui, d’un geste, arrivent à mobiliser les saints et le prophète dans une seule et même dramaturgie. « Disposées en ligne, elles exécutent à l’unisson une chorégraphie lente et élaborée qui mobilise principalement les bras et le buste et met particulièrement en valeur es qualités les plus appréciées de la féminité mahoraise, la beauté, la discrétion, la maîtrise, ainsi que leur adab, savoir-vivre, et leur ustaarabu, raffinement »[1]. Un chant a cappela de forme « responsoriale » – soliste et chœur – les accompagne. Tari et kasha-kasha en rythme : l’imam-meneuse est là pour tenir les rangs.

Bazar dimanche à Marseille, lors d’une battle. En vert, l’équipe gagnante…

« L’alignement est une des normes chorégraphiques que les danseuses doivent respecter et que le contact avec les épaules aide à maintenir. Pour maîtriser l’effort et dépasser la fatigue, elles sont constamment sollicitées par l’imam à sourire, à ne pas montrer cet effort, à s’investir entièrement dans la danse et dans le chant »[2] Balancements des cous. Etoffes et couleurs en joie. Des parures et des coiffes, toutes aussi impressionnantes les unes que les autres. Masque de msindzano et boules de jasmin. Des mains aux motifs de henné dessinent des lignes suspendues dans l’espace. Des figures imaginaires signalées d’un même allant. Le haut du corps seul nourrit le tracé. Le hochement de tête se fait à l’unisson. Une geste raffinée, mesurée. De plaisir et de précision, toujours à la limite du rituel…

Nous sommes au debaa, l’une des danses les plus nourries de l’archipel. A Ndzuani et Mwali, l’événement s’est fait rare, ces dernières années. A Ngazidja, la tradition n’a jamais pris, bien qu’il y ait eu quelques velléités, par le passé. A Maore, par contre, elle se poursuit de plus belle. Longtemps pratiquée par des muridi de la confrérie rifa’iyya, originaires de Ndzuani, le debaa s’est installé de façon durable dans 1920-1930, sous l’autorité de fundi Abdourahamane. Les écoles coraniques y enseignaient volontiers l’art des qasida aux femmes, partageant un même corpus de textes que pour d’autres liturgies soufies, tels que daïra ou mulidi.

A Maore, on parle d’une institution incontournable. Un monde au sein duquel la jeune fille apprend à tutoyer les cieux dans une passion mystique, étrangement ancrée dans le profane. Un art consommé de la danse et du chant que les disciples soufis ont porté au cœur des familles et des quartiers, en renouant avec la grande épopée du prophète Muhammad (SAW), avec force poèmes. Une tradition, qui, toujours, sublime les femmes, lors des mariages et des fêtes villageoises. De cité en cité, les groupes de madrasati[3] s’affrontent alors dans des joutes interminables, au nom d’une tolérance divine que les nouveaux imams intronisés oublient de rappeler dans leurs prêches. Le soufisme a longtemps été le visage le plus populaire de l’islam en ces îles, en effet.

Aux Bancs Publics, lors du spectacle Pica la manga kalina udowo de Soeuf Elbadawi, programmé à l’occasion des rencontres à l’Echelle. Une occasion rare de voir ce qui se jouait dans les quartiers Nord de Marseille à l’époque…

Le lieu d’un apprentissage singulier où se retrouvent les principes du shungu traditionnel : respect, convivialité, partage et solidarité. Une certaine conception de l’amour, ainsi que les valeurs éthiques du monde soufi. Dans les madrasati s’enseigne aussi l’art d’être une bonne fille, une bonne épouse, une bonne musulmane. Les fundi y veillent au grain. L’esprit créatif, qui circule entre les groupes, s’occupe de consolider les liens, d’abord noués sur les nattes des arrière-cours familiales, là où de vieilles mamans sans âge, s’occupent encore de transmettre le langage et les codes du debaa : le lancinant des tambours et des tambourins, l’amour du chant et du geste parfait, les valeurs d’ancrage du récit, les manières de vie des disciples, la grande histoire des saints soufis, les pépites du répertoire à entretenir, la langue, belle et souveraine, du Coran…

C’est également sur ces nattes que s’inventent les premiers pas des chorégraphies à venir. Aériens, sous hypnose. « Des mouvements qui rappellent le ressac de la mer, son flot calme et cyclique, qui convient l’immensité et l’éternité, une croyance en l’au-delà et en la beauté d’un infini présent » relevait Anne Laure Lemancel de Mondomix en juin 2009. Un art sacré, de l’intime, du balancement, qui déborde du legs arabo-perse de l’archipel, en allant puiser les fondements de sa dramaturgie du côté de l’Afrique et de l’AsIe. Port gracieux, douceur des regards, sensualité du mouvement. La poétique du debaa est avant tout une ode dédiée à la danse et à la musique. Ces femmes le savent, qui miment la jouissance de toute une vie dans un corpus mystique, le temps d’une monstration mettant à mal les clichés répandus sur la musulmane.

Dérivé de la pratique du dhikri dans la zawia, le chant polyphonique du debaa se vit souvent comme une envolée lyrique dans la geste du prophète Muhammad (SAW), raison pour laquelle on le sollicite au retour des pèlerins de la Mecque, lors des rituels d’expiation en plein ramadan ou encore lors des mariages. Le debaa est synonyme d’élévation spirituelle, symbole – ô paradoxe – de retenue dans une société matrilocale, où la femme se complait éperdument dans la contrainte du sacré, tout en déclamant sa féminité au grand jour. Le debaa se vit en même temps comme l’endroit d’une compétition sans mercis entre ces femmes, pour qui l’esthétique est reine de tous els défis. Le debaa concentre en lui des conflits séculaires, qui ne se règlent qu’à travers la performance actée dans l’espace public. Elena Bertuzzi, chorégraphe et choréologue, parle d’une « transformation symbolique de la confrontation ».

Les musiciennes à l’oeuvre, lors d’une battale à Bazar dimanche (Marseille).

Depuis 2008 s’organise une battle annuelle des meilleures madrasati à Maore. Dialogues fervents entre les différents ensembles réunis que l’on retrouve depuis 2009 sur les scènes des musiques du monde, en partant de l’Europe. En 2010, le festival Les Rencontres à l’Echelle a projeté ces beautés issues du monde insulaire, sur le plateau des Bancs Publics à Marseille, en les sortant de la torpeur des quartiers Nord pour la première fois, avec un spectacle intitulé Pica la manga kalina udowo. La même année, Ocora consacrait un disque à ces chants de femmes soufies, très vite couronné d’un prix France Musique. Auparavant, les « mahoraises » défendaient leur  tradition, partout où leurs pas les conduisaient. Les provinces françaises, où s’orchestrent régulièrement des journées culturelles communautaires, en savent quelque chose. En 2012, Elena Bertuzzi, sous l’influence conjuguée de l’ethnomusicologue Victor Randrianary, qu’elle a connu en 2008, et de l’anthropologue Michael Houseman, se lançait dans une étude approfondie du phénomène, quia  débouché sur une conférence dansée, notamment.

« Nous avons suivi ces femmes animées par l’amour et la fascination de leur art au quotidien, nous avons été témoins de la créativité et de la passion qu’elles ont pour le debaa. Elles nous ont surprises par leur engagement tant artistique que religieux : elles pensent à leur pratique en se levant, en mangeant et tout au long de la journée, en attendant avec impatience les répétitions du soir. Comme les plus anciennes adeptes du soufisme, elles vivent dans le debaa et pour le debaa. De tout leur être… » écrit Bertuzzi. Une culture que Mayotte promeut, aujourd’hui, dans une volonté de faire entendre son passé et à laquelle contribuent nombre d’institutions.

Travail de collecte, entretien avec les Anciens, étude analytique des corpus, notation du mouvement chorégraphique. Tout est mis en œuvre pour que les dynamiques de transmission puissent se régénérer. Pour que la tradition ne se réduise plus à un apprentissage unique, fondé sur la seule imitation des plus âgés, mais que la jeune génération, au-delà de ce qui passe par les corps, puisse la réinterroger de manière rationnelle, désormais. Et sans doute aussi que ce debaa-là a sa place au patrimoine mondial. Encore faut-il que l’on s’en souvienne dans le débat archipélique.

Farah Zineb


[1] Cf. Au cœur du debaa : un chant soufi chanté par des femmes, Ben Saïd A. K., 2004.

[2] Op. cit.

[3] Ecoles coraniques, où s’enseigne le debaa, entre autres choses.