Les Zébrures de printemps _ De l’écriture à la scène, festival porté par Hassane Kassi Kouyate, viennent de se terminer à Limoges. La lecture du dernier texte de Soeuf Elbadawi _ Je suis blanc et je vous merde – y a fait sensation. Sa création aux Zébrures d’Automne annonce une belle reprise pour la Cie comorienne de théâtre BillKiss* I O Mcezo*.
Obsession(s) Remix avait fait son effet en son temps. Créé en 2018 au théâtre Antoine Vitez à Ivry Sur Seine, dans le cadre des Théâtrales Charles Dullin, recréé en 2022 à l’Auditorium Sophie Dessus en Corrèze, où la compagnie est accueillie en résidence depuis trois ans, Obsession(s) était une tentative de récit éclaté autour des Comores. Un spectacle, où les rituels soufis côtoyaient le théâtre d’objet, le conte ou encore la musique. Sur le prochain, le ton est déjà donné. Ce sera une sorte de huis clos. L’histoire d’un blanc arrêté à Moroni pour espionnage. Avec des personnages haut en couleurs, qui portent le trauma colonial en eux et ne savent plus sur quel pied danser.
Lu aux Zébrures, le nouveau texte de Soeuf Elbadawi traîne une odeur de souffre derrière lui. Il y a comme une volonté chez l’auteur de relire cinquante années de tutelle coloniale, en exhibant l’opacité d’un destin archipélique dans toute sa complexité. Je suis blanc et je vous merde fonctionne selon un mood inspiré du cliffhanger. Derrière chaque scène, le spectateur ne peut s’empêcher d’imaginer une suite. Les dialogues sont tirés au cordeau, mesurés. Une volonté manifeste de ne pas nous perdre en chemin _ la question finale restant toujours ouverte, à chaque fois, à toutes les interprétations. On ne sait d’ailleurs jamais si oui ou non le personnage du « blanc » est bien l’espion que l’on prétend…

A Limoges le samedi 23 mars (Ph. Christophe Péan).
A la fin de l’intrigue, on ne sait plus vraiment qui est qui, non plus, à moins de revenir sur chaque instantané et de traquer ce qui n’est pas souligné par l’auteur. A commencer par l’histoire comorienne que personne n’a vraiment cherché à écrire, en dehors de la norme officielle savamment édictée par « l’université française » que le texte taquine au passage (Les théoriciens sont tous passés quartiers maîtres sous la cave). Les Comores, pour réutiliser une expression de feu Abdou Bacar Boina, leader consacré du Molinaco[1], ont leur « mémoire en panne »[2], aujourd’hui. Il faudrait retrouver des pans entiers du passé en archéologue (« ils iront remuer la poubelle… se dégotter leur blanc ») pour parvenir à comprendre ce qui s’y trame.
Mais la société comorienne est connue pour être née du non-dit. Elle pratique donc l’évitement à grande échelle et n’apprécie pas « les questions qui fâchent ». Le récit s’y forge à partir d’une poétique (shinduwantsi), où la parole, à force de tordre la lumière dans tous les sens, devient opaque, jouant avec les « blancs » de la mémoire et les névroses liées à l’éclatement du shungu[3]. Œuvrer autour du vécu politique de l’archipel durant les cinquante dernières années, c’est avancer à pas de chat, selon Soeuf Elbadawi, en se glissant derrière les murs, l’oreille attentive. Le séparatisme instillé dans les consciences, l’instabilité chronique au pouvoir, les innombrables coup d’État, la dictature menaçante ou encore le récit de la servitude volontaire…
Un des petits plaisirs de Je suis blanc et je vous merde réside dans la manière de relire cette histoire, en la ramenant dans l’intimité. Chaque détail, selon l’auteur, part d’un moment de vie, qui fait rentrer l’individu dans la mémoire d’un archipel où la dislocation du récit relève d’un long travail d’invisibilisation, orchestré par quelques-uns contre une majorité de la population (« les petits d’homme qui se meurent tranquillement dans l’arrière-pays »). Soeuf Elbadawi pense avec le sourire que si chaque famille devait rendre compte d’un bout de cette tragédie, cela ferait sûrement revenir les morts (« Les gardiens de la trace se terrent dans le silence, quand ils ne sont pas tous morts. On n’a plus de récit sur le passé. On ‘a plus que des trous dans le cerveau. On dit tout et n’importe quoi… »).




L’an dernier à Uzerche.
Au final, demeurent les enjeux ! Qui font émerger la figure de l’hydre colonial (« Le djinn des océans »), que la rue désigne comme « garde-chiourme » des intérêts de ce qui est devenue une prison à ciel ouvert. « Le tôlier en chef de l’archipel décide des enchères publiques dans sa prison. On est loin ici de ceux qui veulent nourrir une histoire de colorisme derrière le clinquant d’une monnaie ramassée par les agents du capital », lâche encore Soeuf Elbadawi. Je suis blanc et je vous merde se refuse au narratif établi. Le texte chevauche le dos d’un archipel où le délitement génère déni et mensonge en permanence. « Pendant que les uns s’y renient à grande phrase, les autres jurent de servir la cause qui les piétine de l’intérieur ».
Servie par une belle distribution[4] – la comédienne Yaya Mbile Bitang a fait sensation aux Zébrures – Je suis blanc et je vous merde, qui est passée par La Chartreuse Lez Avignon, tourne une nouvelle page pour la compagnie comorienne de théâtre, aujourd’hui installée en région parisienne. Repérée par la DRAC Ile de France, achevant sa résidence à la ville d’Uzerche, cette année (le texte y a été travaillé et lu l’an dernier), BillKiss* I O Mcezo* porte délicatement ces blessures-pays au grand jour. Soeuf Elbadawi, auteur, comédien et metteur en scène y retrace le chemin de son vécu entre deux rives – Paris et Moroni – dans l’idée de dénouer les nœuds d’une relation politique, qui le travaille à même « sa » chair. « Dans ce texte, je parle beaucoup de ma famille, même si certains n’y retiennent que le rapport à la France. Une autre histoire est en tous cas possible. Le citoyen, qu’il soit comorien ou français, a besoin d’entendre autre chose que le récit du délitement d’un archipel, ourdi par la puissance coloniale. Les États ne peuvent avoir raison de nos envies, de nos attentes, de nos espérances. J’en reste convaincu ».
Mouna
La photo de couv. est de Nabah-Eddine Djalim.
[1] Mouvement de libération nationale des Comores.
[2] Uhuru na igabuo, film réalisé, à l’occasion de la 40ème commémoration de l’indépendance comorienne.
[3] « Le récit des récit », le socle de la re-socialisation archipélique, fondé sur le don et le contre-don, et à travers lequel l’humanité, selon Damir Ben Ali, historien et anthropologue, se mérite au service du commun.
[4] Yaya Mbile Bitang, Diariétou Keïta, Fargass Assande, Dédé André Duguet, Philippe Richard. Des comparses rencontrés au hasard des routes par Soeuf Elbadawi : « Ils ne sont pas Comoriens, mais ils racontent tellement bien cette histoire, qui, au final, les rattrape sur le chemin. Car nous partageons le même héritage colonial, malgré nous. Et nous sommes de plus en plus nombreux à rêver d’apaisement ».
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