Mayotte devient un département français en 2011. Un changement de statut, annoncé comme un tournant. Dans le récit « officiel », on passe un cap. Fantasmes, projections, stratégies, se mettent en place. Objectif : l’ancrage de l’île dans le territoire de l’Europe. Avec la double mission de défendre les cultures, française et archipélique. Un article paru dans le numéro 12 du journal Uropve, en novembre 2019, et que nous reprenons ici.
Elaboration d’un cadre institutionnel, valorisation du patrimoine, soutien de labels culturels émergents, accompagnement et promotion de la création. Deux ans plus tôt, l’ancien préfet Boisadam attirait l’attention sur un fait : « j’ai peur que si l’on applique à Mayotte un développement qui ne soit pas fondé sur une reconnaissance des spécificités mahoraises – religion, culture, histoire, coutumes, etc. – on aboutisse à des réactions, elles aussi violentes et, petit à petit à un processus de rejet »[1]. Dans ce contexte, où la politique se mêle de tout, un autre scénario serait impossible, d’autant que des mouvements tels que « Ra Hachiri » veillent au grain, persuadés que l’île ne devrait pas perdre ses spécificités.
Deux directions héritent de la gestion culturelle du département. La DAC et la DILCE, qui ne sont pas toujours sur la même longueur d’ondes. La première agit sous l’autorité du préfet, la seconde sous l’autorité du Conseil départemental. Avec des budgets qu’aucun acteur culturel de la sous-région n’aurait imaginés, il y a encore dix ans. Rien qu’en 2014, les trois festivals[2] gérés par la DILCE ont coûté près de 350.000 euros. Le FIM, pour n’insister que sur celui-là, a demandé 230.000 euros, cette année-là. Le Milatsika, quant à lui, n’en est pas loin. En 2017, la 11ème édition du rendez-vous des musiques amplifiées de la région tenait sur un budget de 90.000 euros, soutenu par la DAC, le Conseil départemental et l’opérateur privé Orange. On dit que le FESCUMA, son petit frère de Mamoudzou a coûté la bagatelle de 220.000 euros en 2018. La culture à Mayotte est d’abord une affaire de moyens colossaux. Un fait assez inédit dans l’archipel pour être signalé…
Pour son bilan 2018, la DAC aligne d’abord ses chiffres. De quoi impressionner ! Les budgets « création » vont de 136.665 euros en 2011 à 336.898 euros en 2018. De 48.258 à 572.334 pour le patrimoine. De 169.891 à 866.173 pour la transmission des savoirs et la démocratisation de la culture. De 101.344 à 53.000 pour les industries culturelles _ l’une des rares lignes en baisse, avec celle des dotations aux médias. Sur les appels à projets nationaux, les chiffres sont à 12.000 au début de la départementalisation, à 43.000, l’an dernier. Sans parler des conventions triennales qui avoisinent les 482.000 euros, pour le dernier exercice. La DAC mène la politique culturelle de l’Etat et coopère avec les collectivités, à qui elle apporte un sérieux soutien. Avec la commune de Chirongui, elle œuvre, par exemple, sur le patrimoine. Dans le cadre d’un processus de labellisation « VPAH » _ Ville et pays d’art et d’histoire. Elle intervient aussi à Tsingoni, dont la mosquée du XVIème a été classée en 2012 au titre des monuments historiques.



Affiches des éditions précédentes du FESCUMA.
La DAC accompagne le Conseil départemental dans le projet du MuMa, musée de Mayotte, qui a reçu en 2018 l’appellation « Musée de France ». Elle développe toute une politique autour du patrimoine, y compris immatériel, forme de jeunes mahorais aux métiers du théâtre, en accueillant notamment l’expérience « nomade » de la Troupe du Soleil (Mnouchkine). Elle aide les acteurs du spectacle vivant à se structurer et à se professionnaliser, promeut le projet Hip Hop évolution, en contribuant à l’existence d’un réseau Océan Indien autour des musiques urbaines, soutient le « Royaume des fleurs », un lieu de fabrique pour la danse, investit dans l’éducation artistique et culturelle. La DAC conventionne des compagnies, finance des résidences de création en musique et en théâtre, mise sur la décentralisation pour le livre. En gros, l’Etat à Mayotte essaie, mine de rien, de combler le vide qu’il y a eu entre 1975 et 2011. Ses projets sont structurants, prometteurs, sur le long terme. Mais il n’est pas le seul acteur du secteur.
On pourrait citer les 15 bibliothèques et les 47 MJC[3] des 17 communes de l’île, ou parler de Cine Musafiri, dispositif de cinéma ambulant, circulant dans les communes, pour des projections en plein air, afin de signaler les petites dynamiques impulsées, localement. On pourrait interroger l’action de l’école de musique. Ce pôle de formation, initié par Cécile Brucker depuis un peu plus de 20 ans, a permis l’émergence d’un certain nombre de projets locaux et régionaux d’une ambition rare. Son budget 2016-17 tournait autour de 330.000 euros. Probablement pas assez pour la qualité de ses actions ! Un projet plus que structurant pour l’avenir de la musique dans la région. Et il ne faudrait surtout pas oublier la DILCE, dirigé par Alain-Kamal Martial, qui n’est certes pas toujours en bons termes avec les gens de la DAC, mais qui développe ses propres synergies, avec une volonté d’essaimer dans la région, jusqu’au Mozambique. La DILCE dispose d’un parc de matériel scénique, mis à la disposition des collectivités. Mayotte souffre quand même d’une absence de lieux dédiés à la diffusion et à la circulation des œuvres. La DILCE a la gestion de la seule salle de cinéma de l’île.
La DILCE développe surtout un salon du livre régional, avec la création d’une agence internationale du livre pour l’éducation, dont la mission, selon Martial, est aussi d’aller « conquérir »[4] les terres d’Afrique de l’Est, au nom de Mayotte. A dire vrai, Mayotte, comparée à d’autres départements français, est encore loin du compte. Le chantier de la culture y est énorme, avec ses spécificités, liées au questionnement colonial, même s’il ne dit jamais son nom. Beaucoup reste à faire, notamment sur la finalité de l’action culturelle globale. Un responsable du Conseil départemental, qui demande à garder l’anonymat : « On a un premier souci avec le fait que Mayotte est toujours en train de combattre le voisinage. On gagnerait du temps à reconnaître que cet archipel relève d’une seule et même histoire. Cela ne nous empêche pas d’être français, et cela nous permettrait d’établir des rapports plus sains avec l’Union des Comores. Les acteurs culturels des autres îles viennent déjà ici, mais ils sont toujours obligés de passer par la petite porte, alors que nous pourrions composer ensemble, de façon autrement plus intéressante ».

Alain-Kamal Martial.
Notre interlocuteur cite Maalesh (musique), Soumette (théâtre), Sast (littérature), Seush (danse) en exemple. Tous s’inscrivent dans une démarche de coopération régionale, où le fait d’appartenir à l’Union des Comores oblige à avancer sans s’annoncer. Pour ne point heurter leurs camarades mahorais. « Tout se passe, poursuit notre interlocuteur, comme s’il fallait qu’ils s’écrasent pour nous permettre de savourer une revanche, alors que nous avons tant d’autres choses à nous raconter, ne serait-ce qu’en ayant une vision claire de ce que nous attendons de la culture dans cet espace. La France, en tous cas, n’a rien contre ce dialogue, puisqu’elle soutient déjà ses créateurs, qui nous arrivent de l’autre côté. Elle y trouve son intérêt, bien sûr, puisqu’elle les oblige à contourner les questions politiques, celles qui la dérangent, du moins. L’autre souci, c’est qu’à Mayotte, on passe notre temps à taper sur l’Etat, tout en voulant bien de son argent. Tous ces acteurs culturels, qui se servent au passage, et qui accusent la DAC de desservir les intérêts de Mayotte nuisent à la possibilité d’une réflexion collective sur ce que nous souhaitons, réellement. Nous n’avons pas la main heureuse sur nos acquis ».
Il pense à Martial et à ses amis, à qui il reproche de manger à la table de la France, en tapant sur ceux qui régalent. « Contre toute attente, dit-il, la France n’exprime pas de soucis à l’idée de rassembler les créateurs de cet espace, et sans doute qu’elle y trouve son compte, comme je le disais, en les obligeant au silence, sur certaines questions ». La dynamique portée par une certaine élite au nom de Mayotte, dont les intérêts seraient à la fois menacés par les mzungu et les Comoriens, génère un malaise. Elle commence, toutefois, à être questionnée, même si la critique énoncée apparaît de façon maladroite, en bien des endroits. Récemment, il y a eu ce post de l’artiste Mikidache sur facebook, qui accusait sans retour[5]. Il évoquait « un groupement de gens frustrés, qui organisent des propagandes sous forme de débats intellectuels, pour continuer à propager la haine et à creuser le fossé entre les autres îles et Mayotte. Ce sont des fils de familles de soroda, qui prennent le relais […] de leurs parents respectifs pour continuer à préserver le système actuel. Ce système, qui a amené Mayotte dans l’impasse, […] qui a contribué à toujours préserver les richesses de ces familles ».
Egratignant la position française au passage, Mikidache insistait : « Leurs familles ont le pouvoir politique, économique, portuaire […] qu’ils se sont partagé. Ces progénitures espèrent préserver le même système pour profiter au maximum. Par conséquent, ils prônent l’enfermement de Mayotte, font une croix sur leurs vraies identités, africaine et comorienne, sous prétexte de concepts bien trouvés pour leurs propagandes. Ils ont un discours de haine et d’isolement. Soyons bien vigilants ». Vigilants ! Un mot qu’utilise déjà les militants du mouvement « Ra Hachiri » au nom des intérêts de Mayotte. Mikidache, fils de serrelamen, se prononce là sur un sujet tabou, celui du clivage institué sur l’île entre les pro français et les autres, dont les parents ont été déportés en 1974, lors du référendum sur l’indépendance des Comores. Mais s’ils sont nombreux à penser que la culture reste l’endroit de la réconciliation, cette question à Mayotte reste suspendue à la volonté de dialogue d’un tissu d’acteurs, grâce à qui le lagon pourrait bien devenir la locomotive de la scène archipélique.
Med
L’image à la Une est de Isma Kidza.
[1] Sur RFO Mayotte, entretien, 13/04/09.
[2] Intermusiques, festival international de musique, La passe en s, dédié au théâtre et à l’oraliture, le Fatma, consacré aux arts traditionnels.
[3] Maisons des jeunes et de la culture.
[4] Cf. Entretien sur Zakhweli, émission de Mayotte 1ère, lors de la seconde édition du salon, en octobre dernier.
[5] 23 septembre 2019.