L’Etat investit peu dans la culture. En 2018, les experts chargés du bilan des 42 ans d’indépendance s’étonnaient du « budget dérisoire » et du peu « d’engagement » des pouvoirs publics, en lien avec « l’affaiblissement des éléments constitutifs de la nation » et avec la non-visibilité du pays au niveau international. Un article paru dans le numéro 12 du journal Uropve, en novembre 2019, et que nous reprenons ici.
La culture reste le parent pauvre des stratégies de développement du pays. Sur le budget 2017, présenté comme le plus ambitieux qu’ait connu le pays, en termes de recettes et d’investissements, les miettes dédiées ne servaient qu’à payer les fonctionnaires rattachés à la direction générale de la culture. 11 millions de budget de fonctionnement : 10M consacrés à cette seule rémunération[1], 1M aux fournitures de bureau, et pas un rond pour les projets.
Créé pour assurer la coordination et le suivi de l`action culturelle au niveau national, ce département, aujourd’hui rattaché à l`Education Nationale, évolue comme dans un angle mort. En 2017, le budget général du ministère se situait à un peu plus de 3 milliards. Aucune ligne n’y figure au titre de cette direction. Un jour, il faudra questionner cette étrangeté, qui consiste pour un Etat à salarier des fonctionnaires sans le moindre projet. Car s’il est vrai qu’ils ne disposent pas de fonds susceptibles d’accompagner une politique culturelle sur le long terme, il n’en reste pas moins vrai que ces agents coûtent chers à l’Etat. Mais qui ça intéresse, aujourd’hui ?
L’une des rares actions de la direction nationale de la culture à susciter un intérêt se trouve être un objet subventionné de l’extérieur. Il s’agit des CLAC[2] financés par l’OIF, dont les chiffres annoncés peuvent vite donner le tournis : « Un réseau de 10 CLAC coûte 450.000 euros, soit un peu plus de 220 millions de francs comoriens, et les coûts de fonctionnement s’élèvent en moyenne à 40.000 euros, soit près de 20 millions de francs, par an et par réseau ». Aux Comores, il y aurait 14 CLAC, disséminés un peu partout, à Ngazidja, Ndzuani et Mwali.



Le travail de réhabilitation de l’Ujumbe à Mutsamudu.
En 2017, toujours, le total des charges du budget national affecté à l’investissement avoisinait les 80 milliards de francs. Aucune ligne n’y était consacrée à la culture. Notons cependant qu’un plan quinquennal (2016-2021), élaboré par l’actuel régime, d’un coût total de 500 milliards pour la reconstruction des infrastructures nationales, prévoit 11 milliards pour 3 centres culturels.
Dans les documents de stratégie nationale, la culture a rarement une place, en vérité. La stratégie de croissance accélérée et de développement durable (SCA2D 2015-2019) prétendait changer la donne, en soutenant des « industries culturelles ». Le gouvernement s’engageait à structurer le secteur et à défendre le patrimoine. L’inventaire détaillé d’une partie de ce patrimoine (mosquées et palais), ainsi que sa réhabilitation, faisaient partie du cahier des charges. Plus personne n’en parle…
En août dernier, la direction du Centre National de Documentation et de Recherche Scientifique (CNDRS) a cru bon de tirer la sonnette d’alarme, en expliquant la destruction d’une partie du Sineju – la citadelle de Mutsamudu – par un tiers. A peine si le ministère de tutelle a réagi. D’autres sites historiques, d’importance égale, se sont effondrés, ces dernières années, sans susciter son intérêt. A se demander pourquoi certains experts nationaux exigent d’inscrire les Comores au patrimoine mondial de l’Unesco : les pouvoirs publics n’y croient pas eux-mêmes.
Sur la question du patrimoine, seules se distinguent les ONG. C’est le cas pour le palais royal de Mutsamudu, qui bénéficie des efforts du Collectif du Patrimoine des Comores. La campagne de collecte de fonds, orchestrée par cette association (de droit français), a permis la mise en place du chantier de restauration de l’Ujumbe[3]. En fait, ce type de dynamique ne suscite l’intérêt du gouvernement que lorsque s’y exprime une volonté de bailleurs étrangers. C’est une promesse de l’autorité chargée du tourisme et de la culture à Abou Dhabi qui a poussé l’Etat à s’interroger sur les rapports entre développement durable et patrimoine immatériel en juin 2018, par exemple. Où l’on se rappelle l’histoire d’une fondation américaine – Ford ? – voulant contribuer à la promotion du Dhwahira[4], sans trouver d’interlocuteur valable…
Le CNDRS, chargé d’une mission claire de recherche et de conservation sur le patrimoine par l’Etat, n’agit pas mieux. Aucune ligne de crédit accordée pour ses contenus. Il dispose par contre d’une dotation de fonctionnement de 69M, si l’on en croit le budget 2017, dont 64M destinés à la seule rémunération de son personnel. En 2016, ils étaient 25 à être employé dans une entreprise que l’Etat oublie souvent d’évaluer dans ses missions. Les travaux récents de rénovation du centre n’ont pu avoir lieu que grâce à des financements extérieurs, de la part de la Turquie. Les « projets, formation, ateliers, financement de recherche, sont les fruits de partenariat et de jumelage avec des institutions similaires » à l’étranger, pointait Abdallah A. Naguib, architecte et conservateur à la retraite depuis janvier 2019. Il insistait sur ce fait : « L’état ne participe en rien, sauf pour le salaire des fonctionnaires».

L’actuel président de l’Union des Comores, Azali Assoumani, visitant une exposition au CNDRS sur l’histoire politique des Comores en 2019.
De 2011 à 2013, des centaines d’enregistrement sur bande magnétique se sont vus numérisées, grâce, par exemple, à un partenariat contracté entre le CNDRS et la British Library, dans le cadre d’un dispositif – «Endangered Archives Programme» – visant à préserver les patrimoines en péril du monde entier. Ce projet a reçu une subvention de plus de 28M de francs comoriens, sans aucun apport de l’Etat. «La question des archives n’a jamais été une priorité pour les gouvernements qui se sont succédés depuis l’indépendance », observait Yakina Mohamed Djeilane, chercheuse initialement chargée de ce programme.
Un fait dont elle ne parle pas, c’est la bagarre que l’opération a ensuite générée entre les bailleurs. Il y avait eu cafouillage, à l’époque, suite à une tentative maladroite de récupération du projet de la part de la coopération française. Un partenaire historique du CNDRS, dont les velléités de soft power à l’ancienne ont failli déboucher sur un scandale, du temps de Nouroudine Abdallah. Mme Rabiah Bekkar-Lacoste, épouse de l’ambassadeur de France, s’était – pour ses recherches personnelles – emparée du disque contenant les archives numérisées du CNDRS, sans autorisation de la direction, arguant que la France avait soutenu cette maison. Ce qui rappelle ce mot d’un ministre autrichien : « qui paie l’orchestre, choisit le répertoire ».
Que l’Etat daigne un jour se positionner ne change de toutes façons rien à la question, étant donné l’importance de son apport. Son manque de vision ne lui permet aucune initiative allant dans ce sens, même lorsqu’il admet de mettre la main à la poche. Le salon du livre Comores – Océan indien (13-17 mars 2017), qui s’est soldé par un échec public, divisant la communauté intellectuelle et littéraire de l’Union en camps ennemis, avait bénéficié à la fois des subsides de l’Etat (5M de francs) et de ceux de la coopération française (7M de francs) pour sa réalisation. La direction de la culture, pourtant investie dans le projet, n’a su arbitrer aucun débat, faute de projets. Un fait qui signale l’absence de savoir-faire au niveau de cette direction. Car, au-delà des moyens, se posent aussi des questions de compétence : la culture n’est pas un métier comme les autres, mais elle exige autant de génies que dans les autres secteurs.
A l’heure, par exemple, où les acteurs culturels nationaux se découvrent une passion pour les festivals, force est de reconnaître que les pouvoirs publics n’y ont jamais vraiment songé, malgré l’expérience du FESNACO. Il s’en suit donc un ballet de rendez-vous festifs, qu’aucune autorité n’arrive à canaliser, bien que l’Etat parvienne, parfois, et pour des raisons approchant du miracle, à débloquer des fonds. Ainsi, du Festival des Arts Contemporains (FACC), du Festival de danses traditionnelles à Iconi, du Medina Festival. On les dit soutenus, mais les organisateurs ne sont jamais sûrs des promesses faites au bureau du ministre.
On ne comptabilise plus les ratés en la matière. Le coût estimé de la 1ère édition du CIFF – 2.000 spectateurs – était, par exemple, de 44M de francs en 2012, dons en nature inclus. Sur la subvention de 30M promis par l’Etat, s’est opéré un micmac sans nom, qui s’est conclu sur environ 19M : « Le reste s’est évaporé entre le trésor public et le ministère de la culture », affirme Fahmy Nassor, secrétaire général de l’association organisatrice. Même topo, lors la seconde édition : « On nous avait promis 11M de francs et l’association n’a touché que 5M […] Une grosse partie de la subvention ne nous a toujours pas été versée», a-t-il ajouté.

Wahidat Hassan, directrice nationale de la culture.
Les officiels accordent des dotations de dernière minute pour pouvoir inscrire leurs noms aux cérémonies d’ouverture. Après, c’est la foire d’empoigne entre les lobbys du ministère des finances au trésor public. Avec des rétro-commissions et des faveurs sans nom. « Pour schématiser, conclut Fahmy Nassor. Le ministère demande aux porteurs de projets comme le CIFF de soumettre [leur dossier] au gouvernement. Le projet passe en conseil des ministres, défendu par le ministre de la culture. Une fois la subvention validée et versée, [le ministère] ne cède que 40 % » à la structure concernée.
Pour le solde, « l’association peut toujours courir. L’événement sera par contre « sous le haut patronage du ministère de la culture ». C’est un système bien huilé », ajoute Fahmy Nassor. Une vraie petite mafia ! A moitié financée par l’Etat, la 2ème édition de la fête de la musique, organisée par l’APPA (Agence de promotion et de production culturelle) à la fin des années 1980 a reçu plusieurs centaines de milliers de francs – 6 mois après l’événement – que se sont partagés les organisateurs et leurs « lobbyistes du trésor public ». L’argent est passé à l’époque par les caisses de la direction nationale de la culture, qui s’est chargée d’en détourner une partie.
Ce genre de pratiques explique nombre de récriminations à l’encontre du ministère. Certains opérateurs ne voient pas toujours passer les miettes concédées, et finissent par s’imaginer le pire. A la 2ème édition du festival de danse contemporaine Ntso uzine, les artistes ont ainsi eu la dent dure contre Wahidat Hassane, à la tête de la direction de la culture. « Je ne suis pas le décideur […] je ne fais que des propositions », s’était-elle défendue. Un argument qui, plutôt que d’apaiser les tensions, relance toujours les débats. Car à quoi sert le label « culture » dans un ministère, où elle n’est pas synonyme de vision, ni d’action effective ? Il est clair que rejeter la faute sur sa directrice est un peu réducteur.
Les enjeux sont sans doute plus complexes, d’autant qu’une politique culturelle fondée sur l’instant, sans aucune profondeur de champ, est souvent soumise à l’image de ceux qui règlent ponctuellement les factures. Les Ong comme la Croix-Rouge pour le théâtre de sensibilisation, l’American Corner pour le slam, la DAC de la préfecture ou l’Ecole de musique à Mayotte pour certains projets théâtre et musique, qui finissent par noyer la scène culturelle comorienne dans des histoires d’individus sans lendemain. Avec les conséquences que l’on sait, à savoir que la culture d’un pays devient le joujou idéal des agendas de la diplomatie d’influence. La coopération française, l’Union européenne ou encore l’Unicef en savent quelque chose, eux qui font appel aux Soumette, Maalesh et autres Cheick Mc, pour leur image auprès de la jeunesse. L’Etat, lui, n’a même pas su préserver son FESNACO, sur la durée.
Kamardine Soule
[1] 4 personnes concernées.
[2] Centre de lecture et d’animation culturelle.
[3] XVIème siècle, construit par le sultan Idarousse en 1541.
[4] Palais effondré du sultan Said Ali à Moroni.