Le drame du CCAC Mavuna

Le 15 mars 2012, Mohamed Issimaïla, ministre de la culture, remettait à Maalesh, figure conscrée de la scène comorienne, les clefs d’un ancien entrepôt de viande sur le site de Mavuna[1] à Moroni dans l’objectif de créer le CCAC[2]. Un article paru dans le numéro 12 du journal Uropve, en novembre 2019, et que nous reprenons ici.

L’espérance, alors, était grande. Pour une fois, les artistes comoriens semblaient animés d’une même et noble préoccupation : s’affirmer devant l’Etat qui les avait toujours ignorés. Le geste du ministre reconnaissait, de fait, leur existence. Ce n’est que plus tard que se sont posées les questions délicates. Sur la généalogie du lieu elle-même. Sur ce qu’il est devenu par la suite, sept ans après cet événement dit fondateur, et sur le bien fondé de ses missions.

Ce 15 mars 2012, Maalesh est là, les autres, aussi. Salim Ali Amir, Eliasse, Mohamed Zeine, Napalo, Cheikh Mc ou encore  Aboubacar Saïd Salim. Tous parlent d’un espace possible de réflexion, de création et de transmission. L’initiative est venue du comédien Soumette Ahmed, alors inscrit au Conservatoire d’art Dramatique du Grand Avignon. Il est l’un des rares artistes du pays à s’être formé dans une pareille institution. Il voulait être un modèle à suivre. Se former pour aller prêcher la bonne parole dans son archipel.

L’homme qui offrit le CCAC aux artistes...

A l’époque, il pensait entraîner ses « encadreurs » à Avignon dans le projet et fédérer, en même temps, ses compatriotes artistes autour du site. Des arguments qui ont pu convaincre au ministère. Soumette se souvient pour sa part de l’état de l’entrepôt frigorifique qu’on lui a attribué, là où des acteurs privés prétendument lésés (Mrikaou[3]) préfèrent parler d’expropriation. Lorsqu’il l’a récupéré, le site était jonché de déchets de toutes sortes, laissé à l’abandon, depuis qu’on y avait conservé les cadavres du crash de l’Ethiopian Airlines en 1996. Les chambres froides appartenaient cependant aux établissements Salimamoud, Kamoula et Dini Charif, et l’Etat aurait abusé de son autorité, en léguant les lieux, sans leur demander leur avis.

Pour Henri Alphonse Mlanao (société ADC), membre de Mrikaou, il n’a jamais été question de don. L’entrepreneur parle beaucoup plus d’un espace prêté aux artistes, et suggère une autre version de l’histoire : « Nous avions signé un contrat de location-vente qui est maintenant fini. La logique voudrait que nous soyons propriétaires ». Un contentieux existerait ainsi entre les acteurs du CCAC et les privés impliqués dans cette histoire, où s’échangent des menaces de poursuite. Dans l’article 2 des statuts du lieu nouvellement créé, il est stipulé que les lieux ont bien été cédés par l’Etat : «  à l’association Théâtre Djumbe par l’acte de donation N° 573/ VP-MFEBICEP/ CAB en date du 15 septembre 2011. » Mais pourquoi « Théâtre Djumbe » ? Est-ce parce que la cession a eu lieu avant que le CCAC ne devienne lui-même une association juridiquement constituée ?

En théorie, le contrat aurait pu être revu en faveur de l’organisation nouvellement instituée. Le Théâtre Djumbe aurait dû à son tour céder le lieu au CCAC, qui, lui, rassemble des artistes aux aspirations diverses, dans la perspective d’un projet pluridisciplinaire. Compagnie de théâtre, Théâtre Djumbe a par ailleurs donné l’impression d’évoluer en structure fantôme, ces dernières années. Ce qui complique la donne, quant à la propriété réelle du site, puisque plus d’un tiers le revendique. Actuellement, les artistes, squattant les lieux, espèrent l’amorce d’une politique culturelle au niveau des autorités. Ils ont du mal à penser que l’Etat puisse revenir sur ses engagements, en reprenant le site pour le redonner aux anciens propriétaires ? Dans tous les cas, la justice, seule, pourrait statuer, puisque certains acteurs culturels prétendent que Mavuna n’a pas toujours appartenu aux gens de Mrikaou. Il y aurait eu d’autres arrangements, par le passé. Une histoire à suivre…

Henri Alphonse Mlanao.

En attendant, une polémique est en train d’enfler au sein du microcosme à l’encontre des patrons du CCAC. Il y est question d’un fonctionnement clanique. Le « Centre » est perçu non pas comme la maison de tous les artistes, mais plutôt comme le terrain de jeu, principalement, de Maalesh et Soumette. Des artistes – confirmés pour la plupart – ont cessé de le fréquenter, en exprimant leur déception dans l’intimité, sans oser vraiment l’étaler sur la place publique. Murmures et non-dits s’accumulent sans retour. Leurs accusations portent sur des pratiques de copinage. Ce qui éloigne les artistes du projet initial. Un artiste et auteur, préférant garder l’anonymat, se lâche : « Maalesh et l’autre prennent les projets et les billets pour eux ».  Où l’on se rappelle du boucan généré, il y a quatre ans, par le collectif Art de la plume[4]. Les mêmes accusations reviennent, favorisant une tendance au repli : chacun veut créer son lieu[5]. L’expérience du Muzdalifa House, bien que « bluffante » par certains à côté, aurait dû servir de leçons à tous, s’agissant des limites rencontrées par tout projet isolé[6].

Les accusations et les procès d’intention, formulés à l’encontre du CCAC, concernent des profits et des gains présumés. Nul ne reproche aux dirigeants historiques leur manque de vision ou d’expertise pour développer cet espace. On les accuse juste de garder les bons plans pour eux-mêmes et leurs proches. Cachets, voyages, collaborations extérieures. Une jalousie à fleur de mots ! Maalesh et Soumette avaient une vie professionnelle remplie avant l’existence du CCAC. Mais la poursuite de leurs projets a vite été perçue comme un détournement du projet commun. Maalesh, Soumette et leurs proches sont soupçonnés de vampiriser la dynamique à leur seul profit. Néanmoins, ces accusations surviennent à un moment où l’on cherche à empêcher le vrai débat sur l’incapacité d’une scène culturelle à se prendre en charge elle-même…

La dynamique initiale autour de ce lieu n’a pu s’orchestrer que parce que chacun y entrevoyait un bénéfice pour lui-même. Maintenant que cet espoir s’est dilué dans le temps, à cause notamment de l’absence de crédits étatiques pour la création et la diffusion, chacun repart agacé dans son coin. Un drame qui traduit une incapacité de réflexion collective sur l’objet poursuivi par ce centre[7], ou même sur le rôle et la place de la création dans l’archipel. Ali Ahamada (Gode), percussionniste, re-pointe la responsabilité de l’Etat du doigt : « Aucun ministre n’arrive à fédérer les artistes ». En fait, la logique généralisée voudrait que l’on s’acharne à trouver des bouc-émissaires pour éviter d’avoir à sonder ses propres manques. Tantôt Soumette, tantôt Maalesh, tantôt l’Etat…

Maalesh, à qui le ministre donna les clés de Mavuna en 2012.

Pendant ce temps, que devient le site ? Une espèce de « tiers-lieu » pour jeunes, où opère, parfois, un charme imprévisible. Le centre fait office d’anti chambre de l’Alliance française, sans plus de moyens. Il accueille des événements culturels ponctuels, et abrite les répétitions de certains artistes pour des projets à naître ailleurs. Soumette le dit : « Les groupes de danse, les groupes de musique, les groupes de théâtre qui vont jouer à l’Alliance, qui vont dans les alliances dans les îles, ils sont venus de là »[8], même s’ils ne s’en réclament pas toujours. Lui-même se produit parfois, sans s’encombrer du label CCAC (sauf nécessité), tout en continuant à déclarer que le projet mérite d’être soutenu.

Fin 2013, le lieu a fait l’objet d’un don de livres de la part d’EWA[9], une asso œuvrant dans l’humanitaire. Une mini bibliothèque, sans réel projet, car vivotant au gré des dons, y a vu le jour grâce à ce soutien inattendu. A se demander si le drame ne viendrait pas de là ? L’idée que Soumette, Maalesh et leurs amis espèrent en un soutien de l’extérieur. La coopération française, l’Union européenne ou les ONG. Au nom de la diplomatie d’influence (soft power), qui, elle, ne donne jamais sans retour. Les dirigeants du CCAC ont tendance à croire que le destin d’une scène culturelle se réalise grâce au bon vouloir de l’assistance étrangère. Soumette, oubliant la geste de Mohamed Issimaïla, a parfois déclaré, au risque de provoquer l’ire de certains artistes, que l’Etat comorien ne lui est d’aucune aide, alors que l’ambassade de France, si ! Un peu comme quelqu’un qui n’aurait pas saisi le sens des enjeux d’une coopération étrangère aux Comores.

Le drame du CCAC résulte en réalité de son incapacité à s’inventer comme modèle, en matière de production et de diffusion, dans un pays qui en a pourtant bien besoin. Rien ne dit qu’il aurait su le faire, s’il avait reçu des crédits de l’Etat. Le lieu fonctionne, aujourd’hui, comme un simple centre d’animation de quartier, sans grandes ambitions. Mais qui reproche quoi à qui ? Le CCAC est censé être l’affaire de tous. Qui ne s’y mouille pas, ne devrait pas la ramener, d’autant que le lieu continue – sauf erreur de notre part – à appartenir au fameux Théâtre Djumbe. A l’origine, cette structure rassemblait trois comédiens : Soumette, Raymond et Mounir. Le temps et les querelles aidant, Soumette s’y retrouve seul, aux manettes. Comme une métaphore de l’échec collectif, en parlant de la logique rassembleuse des débuts de Mavuna, où Dagenius, slameur, tente, bon an mal an, de tenir la maison, à défaut de la réinventer. Il est la dernière figure en vitrine du lieu. Derrière lui, il y a toujours cette ombre de Soumette en solitaire qui rôde, bien sûr. Mais n’est-ce pas le sort réservé à tous les créateurs de ce pays : seuls dans leur coin, jalousés de tous, pointés du doigt, et dans l’incapacité de se reproduire, en ouvrant grande la perspective pour tous ?

Fouad Ahamada Tadjiri


En Une le théâtre Djumbe sur la scène de l’AFC de Moroni.

[1] Locaux de l’ancienne SOCOVIA (Société Comorienne d’importation de Viande) situés au Sud de Moroni.

[2] Centre de création et d’animation culturelle.

[3] « L’arbre qui ne plie pas ». Regroupement des acteurs dépossédés.

[4] Dans les échanges sous forme de commentaires de l’article « Poètes, artistes et intellectuels », paru sur le site du Muzdalifa House, Antoyi Abdou, membre d’Art de la plume, s’indignait : « Le discours des responsables du lieu était unité, solidarité et éducation […] Qu’en est-il de ce discours ? Où est la solidarité quand un collectif s’est vu interdire de répétitions sans réels motifs alors que d’autres pouvaient aller et venir ? Où est la solidarité quand on fait travailler des jeunes et qu’on refuse de les payer ? ».

[5] Les chorégraphes Akeem Washko et Seush y penseraient sérieusement. Le projet du premier, situé à Maluzine, est déjà bien avancé.

[6] Projet à caractère privé, initié par l’artiste Soeuf Elbadawi, le Muzdalifa House a permis l’émergence, sans la moindre subvention publique, d’un certain nombre de projets artistiques en théâtre, musique, arts visuels, littérature, édition et média, qui ont rencontré une certaine reconnaissance à l’étranger.  Soeuf l’explique : « Tout le monde ici pense que ce sont les moyens qui font la création d’un pays. Avec le Muzdalifa, nous avons voulu montrer, sur une période très limitée, que nos histoires se rapportent d’abord à une question de contenus. Les questions d’argent, elles, s’en viennent après. Et nous avons tenu le pari, mais une telle expérience ne pouvait se prolonger de façon pérenne que s’il y avait une logique collective en face pour la porter. Heureusement, nous avons délimité notre champ d’intervention sur sept années d’exercice. On a donc pu arrêter, avant de nous épuiser à la tâche. Et c’est resté une aventure privée, jusqu’au bout. Ce qui est vraiment dommage… »

[7] Cf. article « Poètes, artistes et intellectuels ». Mounawar, auteur-compositeur évoluant à la Réunion, se demandait, dans un entretien, ce que « l’Etat Comorien a fait pour le CCAC », comme si le don du site ne représentait pas une action en soi à ses yeux.

[8] Dans l’émission « Chacun son île », épisode sur les Comores.

[9] A l’image de EWA, une asso œuvrant dans l’humanitaire, qui a fait un don de livres, de manuels, de matériels techniques, d’instruments de musiques, de jouets, etc.