Beatrad

Cheikh MC vient de présenter Beatrad – son dernier projet – dans les Alliances françaises (Moroni, Mutsamudu, Fomboni), avec ses comparses (Soubi, Daniel, Ikram, Faraz). Une nouvelle aventure déclinée au nom du hip-hop. L’annonce peut-être d’une nouvelle ère pour les musiques urbaines dans l’archipel.

Beatmaking. Fusion. Tradition. Enfin, Beatrad. Un concert sur des scènes aux Comores. Le tout premier de son genre. Le pionnier du rap comorien, gardien du temple, patron du premier label du pays – Watwaniya Production -, auteur, compositeur et interprète Cheikh Mc, de son vrai nom Cheikh Ahmed Abderemane, a présenté son concert inédit, Beatrad, à l’Alliance française de Moroni le 10 mai 2024.

Beatrad est un jeu de mot composé de « beat » – beatmaking – et « trad » – tradition. Un concept nouveau, une démarche artistique inédite pour tous les artistes embarqués dans ce projet. Pendant deux semaines, du 27 avril au 9 mai 2024, Beatrad se concevait dans l’ombre des Alliances. L’auteur de Mhaza revisite ses albums, puis redéfinit les codes du rap, en ajoutant des mélodies traditionnelles comoriennes pour livrer un répertoire de douze titres, un show hors pair. Dans le lot, on trouve des titres comme vulnérable, mhadaye, rumbu, ndo manga, towa urenga, sambe, pour ne citer que ceux-là.

Une expérience singulière pour le Cheikh, et aussi pour ses proches collaborateurs, Soubi, Daniel, Ikram et Faraz. Des artistes qui ne nageaient pas (du moins, jusque-là) dans ces eaux. Ils signalent ainsi leur première apparition sur scène ensemble avec Beatrad. Trois choristes les ont accompagnés, tous en mélodie. Soubi au ndzedze et au gambusi, Daniel à la percussion, Faraz au beatmaking. Ikram, quant à lui, a joué des cordes de sa guitare, bien que parfois au chœur ou assurant les back up. Beatrad est un diamant brut en train d’éclore. Le groupe est conscient du travail à accomplir. Le résultat sur la scène de l’Alliance française de Moroni est épatant.

Les imperfections ? Très peu. Ikram nous confie son ressenti d’une expérience qu’il qualifie d’enrichissante. « C’est nouveau pour moi. Je peux composer ces mêmes titres en studio, mais les jouer en live, accompagner de Soubi, Daniel, Faraz sur scène » élargit les possibles. Si c’était à refaire ? Il est prêt à reprendre ce même show tous les soirs. Le live ? Ce n’est pas la première fois pour le Cheikh. Plein de souvenirs et d’anecdotes dans sa tête. D’ailleurs il a été applaudi sous d’autres cieux pour ses audaces sur scène. Sénégal, France… en 2019. Mais il n’a jamais cherché à fusionner musique urbaine et traditionnelle sur une scène pendant plus d’une heure. Ce projet sonne comme sa toute première fois.

Soubi, Cheikh & leurs amis sur la scène de l’Alliance française de Moroni.

Un concert too much !  Yax leader reconnaît être séduit par Beatrad. « Mélanger du rap, mgodro, chant, acoustique c’est hallucinant. C’est un talent fou ». Ce n’est pas d’aujourd’hui. Cheikh Mc a toujours eu un faible pour les sonorités du cru. Ses albums le confirment. Depuis le premier – Tout haut – sorti en 2005, jusqu’au dernier – Idukio – en 2021, on y rencontre toujours des mélodies traditionnelles. Sambe, shigoma, tari, twarab, etc. Des influences qui s’expriment dans son répertoire depuis des lustres. « J’ai toujours voulu fusionner ces deux cultures – urbaine et traditionnelle – dans un même spectacle » explique-t-il sur sa page Facebook.

Cet esprit de fusion se retrouve même à travers le mode vestimentaire des artistes. Soubi et Daniel en ikoyi, Faraz et Ikram respectivement en tee-shirts et chemise. Cheikh Mc lui, est apparu sur scène en tee-shirt et kimono made in Comoros – Zeden couture -, avec un pantalon bien taillé à l’occidentale. Une parfaite fusion qui en surprenait plus d’un dans le public. Certains expriment des réserves. Mais Cheikh insiste : « Nous avons mélangé que la musique, le look aussi ». Cet état d’esprit permet de plonger dans deux mondes en même temps. Deux atmosphères, deux ambiances, différentes. Le rappeur joue toujours les gardiens du temple hip-hop depuis 1995. 29 ans de carrière, toujours hardi sur scène.

Du début à la fin, les membres de Beatrad ont su maintenir le public en haleine. Une parfaite symbiose ! À rappeler aussi que Soubi, qui reste une bête de scène, est un puits de musique traditionnelle comorienne. C’est lui qui ouvre le spectacle avec son ndzedze, avant que Daniel et Ikram exhibent chacun leur savoir-faire. Faraz, quant à lui, surprend le public, lorsqu’il superpose ses Beatmakings au milieu de l’intro. Un début formidable. Inattendu. Laisser Soubi commencer le show est un respect pour Cheikh Mc envers son aîné. Namasteh ! Comme le disait souvent Soubi lors de leurs répétitions. Reste que le projet relance le débat sur la nécessité de trouver des moyens de productions sur la scène locale, afin de parvenir à des projets aussi audacieux. On acclame, mais on devrait s’inquiéter…

Ikram, Cheikh Mc, Soubi & Faraz.

Des projets similaires à Beatrad n’arrivent pas à voir le jour alors que de nombreuses personnes se prétendent « acteurs culturels » dans ce pays ? À cause de l’absence de moyens, se justifient certains. Le refrain court ainsi sur toutes les lèvres. Maalesh, Soumette, Napalo, Zainou, Fouad Salim, Bacar Dossar, n’en disent pas autre chose. Si le ministère de la culture et sa direction nationale, qui sont régulièrement indexés par ces mêmes artistes, manquent à leurs devoirs, pourquoi ne pas imaginer d’autres alternatives ? L’association Ilatso travaille, par exemple, à inventer d’autres possibles, avec cette idée de faire accéder au crédit bancaire, au niveau de la culture. Mais cette volonté semble encore à l’état embryonnaire. Pour Beatrad, l’appui financier de l’institut Français de Paris et la collaboration des Alliances françaises des Comores, ont été déterminants pour que l’équipe de Watwaniya Production puisse tourner le projet dans les trois îles.

L’absence d’une dynamique concertée entre les acteurs de la culture n’aide pas, non plus. Tout le monde se noie dans les egos. Il n’existe pas de « Nous » ! Le dialogue paraît pourtant nécessaire dans cette réflexion, malgré tout, en marche. Aujourd’hui beaucoup d’artistes se réfèrent au MASA en Côte d’Ivoire. Parce qu’il ouvre des perspectives ! Salim Ali Amir, Tcheza, Da-Genius, Fouad Salim, Hichim ou encore Al-Camar Hamza, le savent. Ils l’ont vécu ! Mais ils n’ignorent pas qu’il faut un travail collectif pour parvenir à initier des projets ambitieux sur cette scène. Si Cheikh Mc arrive à convaincre l’institut Français pour financer Beatrad, c’est peut-être parce qu’il a une équipe derrière, qui travaille d’arrache-pied. Aucun artiste au monde n’excelle seul au sommet. Il est nécessaire de mettre ce débat sur la table. Parce que c’est l’unique moyen pour promouvoir, au sens propre du terme, l’art et la culture aux Comores. En attendant, que réserve Watwaniya Production pour la suite de Beatrad ? Cheikh Mc ambitionne d’exporter son concept dans la région ou dans le reste du monde. « Il y a certainement encore des points à travailler, mais je pense que la qualité est déjà suffisante pour envisager une tournée en dehors des frontières comoriennes » conclut Anaïs Bonnet-Bonamino, directrice de l’alliance française de Moroni.

Ansoir Ahmed Abdou