L’empire des boutriers

Longtemps, les boutres ont incarné le mouvement et l’avenir de l’archipel des Comores. Sur le port de Moroni, Lisa Giachino avait rencontré l’un des derniers artisans de cette tradition, qui n’existe quasiment plus, aujourd’hui, remplacé par les vedettes rapides et les transbordeurs industriels. L’article était paru dans le Kashkazi du 17 novembre 2005.

Nadhoiri est un maître mais pas un donneur d’ordre. Le respect que lui vouent les hommes du port aux boutres de Moroni, il l’a gagné́ à force de façonner des planches, débiter des troncs, planter des centaines de clous et les assembler selon les courbes du bateau dessinées dans sa tête. C’est après 30 ans de travail « lourd » et la fabrication de 18 boutres qu’il se dit enfin « fundi ». « C’est un beau métier. Il fait ce qu’il sait faire », reconnaît Ali Mohamed, dit « Mon enfant », un jeune manœuvre qui n’a pas envie pour autant de devenir son apprenti : « Il est apprécié́ par tous, il gagne de l’argent, mais c’est trop dur. Je préfèrerais être chauffeur puisque j’ai le permis de conduire. »

Nadhoiri partage son temps entre les réparations des boutres amarrés au port, quand la marée est basse, et la construction d’une nouvelle embarcation, le Hakika, dont la carcasse de bois est posée en bord de route, surplombant celles de ses ainés. « L’ingénieur », comme l’appelle le futur armateur du Hakika venu palabrer à l’ombre de ce modeste chantier naval, se sert de sa scie comme d’une règle pour dessiner la forme de sa planche avant de découper les bordures de celle-ci. Tout à la main. Deux hommes maintiennent le morceau de bois déjà̀ courbé par des serre-joints – Nadhoiri dispose de cinq ouvriers.

Il fut un temps…

Le fundi travaille pour M’ze, un homme âgé et frêle qui faisait dans sa jeunesse partie des équipages des boutres à destination de Ndzuani, Maore, Madagascar ou Zanzibar. M’ze lui a appris le métier. Il fournit aujourd’hui le bois, le matériel et trouve les clients. Après deux ou trois mois de travail sur un boutre, Nadhoiri empoche 750.000 à 1 million de francs comoriens (1.500 à 2.000 euros) tandis que l’acheteur débourse 2 million de fc (4.000 euros). « Il faut 300 kg de clous, au moins 200 planches qui coûtent 6.000 fc (12 euros) chacune et 1.500 fc (3 euros) par tronc formant la charpente », énumère celui-ci.

Nadhoiri répare aussi directement des bateaux pour les boutriers, qui assurent le déchargement des cargos trop gros pour accoster au port « moderne » de Moroni. A 30 ans, « Mon enfant » a quitté son Badjini natal pour travailler sur ces majestueux rafiots qui, malgré́ leur air chancelant, acheminent voitures et camions à bon port… « Certains boutres amènent jusqu’à̀ 70 tonnes » assure « Mon enfant ». Lui-même est manœuvre sur le Jeleo, limité à 50 tonnes, et guette l’arrivée du prochain cargo. « On nous a dit que dans quelques temps du riz doit arriver » annonce-t-il. « On doit venir ici pour voir les boutres, s’informer, et discuter avec les amis… »

L’intervention de ces dinosaures de la mer s’effectue selon un ballet bien règlé. « A bord il y a un commandant, un second et un manœuvre », explique le jeune homme. « C’est Django, le chef des boutriers, qui décide quel jour travaillera chaque boutre. Souvent, vingt bateaux sortent un jour, et les vingt autres le lendemain. Chaque boutre paie une vedette qui le tire jusqu’au cargo puis jusqu’au port. » Les équipages emportent les marchandises selon l’ordre d’arrivée des embarcations : riz, ciment, véhicules… A quai, le tout est pris en charge par les dockers.

Le port aux boutres démantelé à Moroni.

« Chaque bateau est payé en fonction de sa limite de poids », indique « Mon enfant ». « Quand vient le moment d’être payés, la Comaco (Compagnie de manutention des Comores, ndlr) appelle les boutres les uns après les autres : « Jeleo… Kakika… » La moitié de l’argent gagné va au boutrier, la moitié à l’équipage. Si on transporte 90 tonnes, je peux gagner 60.000 fc (120 euros). » Une somme conséquente pour une journée de travail, mais « on souffre ! » Et surtout, cet argent arrive irrégulièrement. « Il y a les baharia (les boutriers en comorien, ndlr) et les muruzani (les dockers, ndlr) », précise le manœuvre. « Les muruzani sont bien payés puisqu’ils ont tous les bateaux à décharger. Nous, on a seulement les plus gros. Mais ce n’est pas facile de devenir docker. »

Parmi les débris de bois et les troncs qui serviront de squelette au boutre, trois générations d’hommes travaillent ou se reposent, discutent sans fin ou se taisent. Que les vieux bateaux représentent pour eux un pis-aller ou le plus grand accomplissement de leur vie, ils sont un trait d’union entre d’anciens aventuriers amoureux de la mer et des jeunes désabusés, manœuvres malgré́ eux.

Lisa Giachino

HISTOIRE DE MER. Avec leur équipage de 8 à 12 hommes, les boutres à voile attendaient le vent opportun pour prendre le large vers les îles voisines où ils transportaient coprah et café… « Quand le vent venait du nord et qu’il faisait beau, on mettait deux jours pour faire Moroni-Maore », se souvient M’ze, qui a commencé les traversées à 18 ans. « On allait vite-vite. Pour Zanzibar, c’était le vent du sud. » M’ze se rappelle même avoir « doublé » un avion dans les années 40 : « On allait à Mwali pour le colon Aubert. Le manifeste avait été confié à quelqu’un qui avait pris l’avion. Nous avons quitté le port à 6 heures du matin alors que l’avion décollait à 11 heures. Et bien, nous avons débarqué les marchandises avant d’avoir le manifeste ! »

Les naufrages étaient rares même si, vers 1943, un bateau qui se rendait à Zanzibar depuis Moroni a coulé avec à son bord 150 passagers. « J’avais 6 ans à l’époque mais je m’en souviens », raconte Kassim Abdallah, fils de bou- trier et retraité du bâtiment. « Un avion est passé au-dessus du bateau au moment où il commençait à couler. Il a appelé Dar Es Salaam et un autre bateau est venu à son secours. Mais il n’y avait pas plus d’une vingtaine de survivants. C’étaient beaucoup de commerçants. »