Parution du dernier ouvrage de Dini Nassur aux éditions Kalamu des îles. L’homme de lettres signe un manifeste autour du legs : Autrefois dans notre enveloppe sociale. Tout un programme qui fait de lui cet aïeul dont rêve nombre de ses semblables, aujourd’hui.
L’une des figures les plus respectées de la tradition comorienne est probablement celle du mbae. L’aïeul, qui a tout vécu et dont on espère une forme de transmission pour la jeune génération. C’est le mbae qui donne la bénédiction à la naissance, qui conforte les acquis d’hier et débroussaille les chemins d’avenir. On se dit souvent qu’il en a tellement appris sur ce monde que la société ne peut se passer de son expérience, bien que celle-ci dégage des odeurs de naphtaline, parfois. C’est ainsi qu’on le raconte. C’est aussi ce que l’on ressent à la lecture du manifeste de Dini Nassur. Qui, lui, est remonté dans le passé pour faire revivre le shikomori et raviver des souvenirs, qui lui donnent de fait ce rôle du mbae à jouer.
Dans son livre, on retrouve le nom d’un personnage, Mwana-Huri, à qui Mze Shahidi livre sur un plateau les merveilles de la capitale (Moroni surur), que l’auteur signale, littéralement, comme la cité du bonheur et des lumières : « undroni maluka », qui, selon lui, « gardait encore sa beauté » en 1975. Quid de 2024 ? L’est-elle encore ? belle ? A sa décharge, Dini Nassur cite Marcus Garvey, comme on citerait un livre saint : « Un peuple qui ne connaît pas son passé, ses origines et sa culture ressemble à un arbre sans racines ». Il aurait pu tout aussi bien citer Hampaté Bâ. Sur l’intérêt des vieilleries de la bibliothèque qui brûle en Afrique, vu que les Comores vivent présentement l’une de leurs périodes les plus sombres, où l’on voit s’effacer le passé et ses ombres accablées.
En cela, Autrefois dans notre enveloppe sociale – le titre dudit livre – résonne comme un appel. Que deviennent les croyances, quand le néolibéralisme a tout avalé sur son chemin ? Dini Nassur est un nostalgique du passé. Il se souvient de son premier ramadan, bien qu’il confonde les temps et leur concordance. Il évoque ce jeune cocotier (ndo mnazi wa Dini) que la grand-mère lui offrit pour l’occasion, l’importance des wafunguzi au temps des kahudumu tsumu et des mna kalimotro. A l’époque, dit-il, les femmes ne se mettaient pas à table en même temps que les hommes. Elles restaient dans leur coin et ne commençaient leur repas qu’après avoir servi les hommes. Et n’y voyez pas là le signe d’un ordre caché du patriarcat, l’archipel étant l’un de ces rares endroits où la chanson du matriarcat s’interprète durablement, bien que cela sonne souvent faux dans les faits.


L’auteur en pleine dédicaces aux Terrasses à Marseille.
Que raconte un lion sur son trône ? Ce qu’il veut bien percevoir du réel, et tant pis pour les esprits chagrins. Tenez ! L’histoire du notable (mfadhwa-haya) que l’auteur arrive à distinguer, écharpe (mharuma) à l’épaule, loin du parasite qui le représente, aujourd’hui. Un être indigne, qui court après les bahasha (enveloppe de convenance), qui s’emmêle les pieds dans les mawu et les nkarwa. Sur ce point, le livre de Dini Nassur est un hommage indiscutable au passé. Tout ceci est consigné en langue shikomori dans le texte, expliqué en un français « retourné », où le plus « notable » des Anciens ne voudra pas se reconnaître (il y a de quoi) : « vidé de son sens et de sa raison, le concept du notable désigne tout homme ayant réalisé son grand-mariage et disposé à offrir ses services pour des « bahasha » et des passe-droits avec une dose d’arrogance et une discrimination décomplexée ». S’il regrette le notable d’hier et sa probité, Dini Nassur ne manque pas d’écorcher le mendiant notoire qu’il est devenu à ses yeux de nos jours.
Reste cette question : l’auteur appartient-il à l’ancien monde ou à ce monde-ci ? Militant, ex ministre, homme de culture, Dini Nassur aspire sans doute à une troisième voie qu’il ne prend pas la peine de théoriser ici. Il s’en tient à la description des us et des maux du passé, et non à leur mise en question. Il rejoint de fait la plupart des praticiens actuels du discours autour de la tradition comorienne. Ils décrivent le legs, mais ne s’avisent pas de lui faire la peau. Ce qui n’aide pas à forger de nouveaux repères. A la lecture, il arrive que l’on s’inquiète face à certaines approximations, certainement dues à une volonté de tout raconter de ce passé. Le cas du phénomène Um’biru dont il fait état est édifiant. Mais extirper les mots du passé ne suffit pas à les rendre intelligibles, surtout que « schizophrénie » et « possession de djinn » ne vont pas toujours de pair. Dini Nassur reste prudent en la matière. Il reconnaît que la nomenclature qu’il convoque date un peu et pourrait même être discuté : « C’était avant que la psychologie, la psychiatrie et la psychanalyse n’offrent d’énormes progrès scientifiques, accessibles ».
Pareil, lorsqu’il essaie de raconter sa fourmilière aux apparences d’un nid d’oiseaux. Il y est question d’orphelinat, mais on sent la confusion, les références et les pratiques identifiées n’aident pas à en extraire le sens. On apprécie mieux son talent de conteur, lorsqu’il magnifie les histoires abracadabrantes de son enfance. Lorsqu’il parle de Mshe Mlinda, qui préparait son dîner aux tarots que l’espièglerie des wamayimba transformera en marmites de cailloux : « ce sont des tueurs d’espoir », dira-t-elle. Une affaire d’époque… Un bémol certain, cependant ! Lorsqu’il adopte la logique des écrivants au chevet de ces îles, qui se laissent piéger par leur approche fractale (insulaire, devrait-on dire) du réel. Il faut atteindre le chapitre 8, avant de l’entendre hésiter entre mdji, muji, dago ou shikowa et mtsango, pour comprendre qu’il aspire à écrire sur un roman d’archipel (Les Comores, qu’il renomme Komor), et non sur une histoire d’île (Ngazidja), mais on ne parle bien que de ce que l’on connait. Dini Nassur vient du Mbadjini et n’a qu’une perception toute relative de l’ensemble constitué par ces îles, surtout lorsque certains termes comme shanda finissent par s’évanouir dans le temps.


Lors d’une séance dédicace aux Terrases de Moroni à Marseille. Sur la première, son éditeur, Patrice Abdallah (Kalamu des îles).
Ce qui paraît évident, c’est la difficulté qu’il rencontre dans l’art de traduire le monde passé dans un langage d’aujourd’hui. Il arrive que Dini Nassur trébuche sur les mots, mêlant les troubadours et les griots à une réalité qui leur est pourtant étrangère. Il se méprend, par exemple, sur le principe d’ubérisation qui n’a rien à voir avec les pratiques de mise en commun dont il rappelle pourtant les tenants et les aboutissants. Il traduit mdruma-saya par chirurgien-urologue, mbasuzi par boucher. On pourrait le lui disputer. Mais ce sont des tentatives à travers lesquelles on perçoit son désarroi face au vide (il se réclame du métier de sociologue) et on comprend bien que l’aïeul, sans sa canne, s’effondre. Mbae Dini (on le renomme pour les besoins de cet article) a tendance à invoquer le passé comme on recourt au Seigneur des mondes. Il assène des vérités, là où d’autres s’occuperaient simplement de suggérer des possibles. D’où ce risque de perturbation dans le « dire ». Il n’empêche ! On apprécie le soin qu’il prend à détricoter le système foncier (le chapitre 11, sur le Uswa-ezi) à Ngazidja, le concept du paya (où il fait apparaître à nouveau des notions telles que le pangahari ou le shanda, qui ne fonctionnent pas toujours pareils).
Il nous surprend, lorsqu’il tente une trouée (salutaire, à bien des égards) dans l’analyse politique, avec les chapitres sur les fondements du séparatisme ou sur les velléités d’indépendance du régime révolutionnaire en 1975. On le trouve plus à l’aise, quand il se remémore le destin de l’émigrant, en parlant de son fou de fundi. Un tailleur indocile, qui prêche pour le progrès et la tolérance. On a dû mal à le suivre, lorsqu’il déroule la métaphore « laborieuse » de l’âne. Mais on comprend qu’il s’agit là d’une leçon de vie que seul l’aïeul peut expliquer. On aime le voir replonger dans ses souvenirs d’enfance, lorsqu’il décrit la dynamique du nyunyini, qui n’existe plus depuis qu’on a cessé de cultiver le paddy à Ngazidja (existait-elle dans les autres îles, où l’on continue à semer du riz ?) et on entend bien sa volonté de caractériser sa micro société par ce qu’il appelle le trio d’honneur : djaliho, mawu et nkarwa. Ce livre fait appel à des références qui n’existent plus ou pas telles qu’elles sont décrites. Dini Nassur, tel le mbae ployant sous le fardeau de l’âge, brûle de cette volonté de tout rendre du passé, au risque de tout mélanger. Le village, l’amour, l’art de s’habiller, les objets dont se réclame le comorien…
Il nous laisse quelque peu dubitatif, lorsqu’il se met à disserter sur l’avènement d’un « créole comorien ». On se dit que comme les personnes âgées, il divague. D’ailleurs, il ne l’assume pas tout à fait. Il préfère citer des « voix qui s’élèvent » en faveur de l’inscription du shikomori dans les langues créoles de l’océan indien. Ô secours Chamanga ![1] Mais Mbae Dini revient sur l’essentiel : « Il nous reste peut-être à jeter un clin d’œil sur notre passé pour mieux voir notre futur ». Un œil dans le rétro pour mieux s’inscrire dans le futur. Son livre est un premier pas salutaire vers une forme de transmission que beaucoup d’anciens ont négligée. Autrefois dans notre enveloppe sociale mérite d’être défendue auprès de toute une génération, qui n’a toujours pas compris qu’elle va bientôt s’éteindre et que son seul mérite est de savoir raconter le legs pour que les valeurs ne se perdent pas. Merci fundi, un autre qualificatif qui peut s’utiliser pour nommer le mbae Dini…
Farah Zineb
Les images sont empruntées au profil FB de son éditeur.
[1] Le premier des linguistes comoriens.