Le paysage culturel du pays change de plus en plus vite. Questionnements, attentes, perspectives : une nouvelle grammaire prend place dans les espaces de production. La création actuelle n’a plus rien à voir avec les œuvres du passé, comme si l’artiste ne poursuivait plus le même idéal que ses illustres aïeux. La modernité ou ce qui s’en réclame a tout emporté sur son passage. Un entretien paru dans le numéro 12 du journal Uropve, en novembre 2019, et que nous reprenons ici.
Damir Ben Ali, historien et anthropologue, auteur de l’incontournable Musique et société (Komedit), se souvient encore du temps où la musique avait une fonction, en lien avec le destin commun : « On avait le chant des pêcheurs, celui des bouviers, par exemple. Les différentes catégories de travailleurs avaient leur musique ». Il parle ainsi d’un temps où la culture devait répondre aux nécessités sociales, où l’on ne connaissait pas encore le langage des foyers culturels, des tournées à l’étranger, des obsessions de visa. A l’inverse de la scène contemporaine, qui, elle, est plus tenue par des projets d’individus, dont la réussite et la reconnaissance se situent au-delà de leurs communautés d’existence, et n’est plus souvent régi que par des rapports marchands.
Un nouveau monde se dessine. Avec un langage, des règles, des outils que personne ne maîtrise. Les nouveaux acteurs culturels ne savent plus promouvoir le legs. L’Etat ne dispose pas d’institutions capables de les accompagner. Une maison comme le CNDRS, qui bénéficie d’un héritage certain, n’a pas toujours les moyens de valoriser ses missions. Damir Ben Ali, doyen des acteurs culturels comoriens, pense, par exemple, aux « kilomètres de bande magnétique, qui sont de récits de vies ou d’histoires anciennes » dont pourrait se saisir les littérateurs d’aujourd’hui, en allant se ressourcer auprès de cette institution. Des archives amassées, « sur tant d’évènements passés, des photos, des connaissances ». Une mémoire sur laquelle les créateurs devraient s’appuyer pour mieux reconstruire leurs imaginaires déconstruits. Des créateurs, dont les œuvres signalent sans doute ce tournant pris dans l’histoire archipélique : « l’apparition d’une culture d’individualiste », en lieu et place de la « communautaire », selon le même Damir Ben Ali, à qui Mohamed Soilihi Ahmed a posé ces quelques questions.

Un groupe de twarabu à l’ancienne.
Qu’est devenue la culture comorienne depuis le 6 juillet 1975 ?
Elle s’est diversifiée. Traditionnellement, elle se rapportait au groupe, à une façon de vivre de la société. Après l’indépendance s’installe une culture d’individus, au sein de laquelle s’expriment des créateurs. Des artistes, qui ne créent plus leur musique pour un mariage déterminé dans leur milieu d’existence, mais pour diffuser plus largement leurs productions. Le changement arrive avec l’apparition de ce mode de fonctionnement. Nous sommes passés de la communauté à l’individu, alors qu’avant nous baignions dans une culture à caractère communautaire.
On pense que les soilihistes ont tout perturbé…
Le mouvement soilihiste a suivi les traces de ce qu’on appelait msomo wanyumeni, avec une critique systématique des jeunes par rapport à tout ce qui était « traditionnel ». La politique d’Ali Soilihi relevait de la table rase. Contre les institutions traditionnelles et les institutions coloniales. Les soilihistes ont essayé de créer des structures tout à fait nouvelles, qui n’ont duré que le temps de leur régime, c’est-à-dire deux années et demi. Il y a eu beaucoup de travail, par exemple, pour introduire la langue comorienne à l’école, mais le régime qui a suivi a tout balayé.
Actuellement, les créateurs se plaignent de l’absence d’une politique culturelle au niveau national.
Il n’existe pas de politique officielle. Il y a un ministère et des fonctionnaires de la culture, qui essaient de participer à des journées internationales de la culture ou qui réalisent des échanges culturels avec d’autres pays. Ils réunissent des artistes et les organisent pour aller participer à des festivals ailleurs. La culture se réduit aux échanges avec d’autres pays. Il n’y a même pas un budget dédié à la culture dans la loi des finances.

Une fresque de l’amitié sur les murs du CNDRS.
En parlant de politique, il est drôle de voir que les artistes s’en méfient comme de la peste, sauf dans la chanson, où la parole des auteurs continue à être mordante.
La chanson, c’est le moyen privilégié du Comorien pour communiquer. Dès l’introduction de la politique compétitive aux temps de Saïd Mohamed Cheikh et de Saïd Ibrahim, chaque parti a disposé d’associations pour créer de la musique, afin d’informer ses partisans sur son action. Au temps du sultanat, chaque pouvoir avait un groupe de wapvandzi à son service. Ceux qu’on appelait les « mambwahamwe ». Des gens qui faisaient l’éloge du sultan et qui s’attaquaient à ses adversaires. Ça continue, actuellement…
Peut-on parler d’un renouveau culturel, en pensant à des lieux comme le CNDRS, le CCAC, feu le Muzdalifa House, ou aux multiples festivals qui naissent chaque jour, tel le FACC, le Medina festival, le CIFF, les festivals de danses traditionnelles ?
C’est vrai que beaucoup de gens s’expriment. Beaucoup de peintres jeunes, par exemple. Ça, c’est nouveau. La peinture existait en boiserie, mais pas sur les tableaux. On peut parler de renouveau. Les artistes sont d’autant plus inspirés qu’ils connaissent mieux leur pays.
Vous avez participé à la mise en place du CNDRS, dont les missions culturelles sont évidentes, avec le projet du musée et l’accompagnement de la recherche à une époque. Pensez-vous que l’institution remplisse encore son rôle ou bien n’est-elle devenue, comme le pensent certains, qu’une niche pour certains protégés du pouvoir ?
Ceux qui disent cela ne se sont jamais rendus au CNDRS. Ceux qui ont écrit sur le pays, n’en parlent pas ainsi. Le CNDRS a été créé, parce qu’à l’indépendance, les Comores étaient le seul pays qui ne pouvait se représenter son patrimoine, physique et naturel. Avant l’existence du CNDRS, le monde scientifique ne s’intéressait pas à ce pays. Durant la longue période coloniale, les Comores se noyaient sous l’appellation « Madagascar et dépendances ». Les chercheurs français s’arrêtaient à Madagascar – nous étions les « dépendances » – et les anglo-saxons ne venaient pas ici, parce que nous étions une colonie française. En plus, le pays était sous-équipé. On n’y communiquait pas, facilement. Le CNDRS, à sa création, a élaboré des projets, signé des accords de coopération avec des institutions étrangères, notamment françaises – le CNRS, le muséum d’histoire naturelle à Paris, l’école des langues orientales – et on a commencé à être connu dans d’autres contrées. Je crois bien qu’il remplit ses missions.

Le président Azali Assoumani, lors d’une visite au CNDRS (image empruntée au site de la Gazette des Comores).
En quoi cette coopération a-t-elle été réellement bénéfique ?
Il y a d’abord eu le travail du professeur Vérin. Son étude archéologique a été publiée. Des équipes américaines ont suivi. Puis les Belges sont venus accomplir un travail sur le patrimoine naturel. Grâce à eux, on connait tous les oiseaux de ce pays, leurs noms scientifiques, leurs noms comoriens. Le travail accompli sur la faune marine, c’est grâce aux chercheurs sud-africains. Sans parler de celui sur les animaux de brousse. Actuellement, on recense un patrimoine important. Il y a eu un travail sur la botanique, aussi. Un premier projet a été financé par l’ACCT, l’actuelle l’OIF. Elle nous avait envoyé un spécialiste, Adjanoune, qui a publié le premier livre consacré à la botanique dans l’archipel, aux plantes médicinales, surtout. Maintenant, c’est extrêmement développé, parce que l’Université des Comores a créé un herbier national, qui est très fourni.
Les missions du CNDRS ont beaucoup évolué depuis…
Au début, le CNDRS se fondait sur l’apport des villages. Les communautés étaient associées. Les chercheurs sensibilisaient avec des projections diapos, et la population se montrait intéressée. Chaque village voulait se faire connaître du CNDRS, fournissant certaines informations, certains objets du musée. Actuellement, le CNDRS est considéré comme une institution d’Etat par ceux qui s’intéressent à la recherche scientifique ou qui se destinent à l’enseignement. En semaine ou pendant les vacances, des villages envoient leurs écoliers visiter le centre. Seulement, il n’y a plus cette emprise du passé, qui correspond au moment où le CNDRS devait remplir le vide existant, culturellement. Le ministère de l’Education devrait exploiter les ressources du centre, aujourd’hui, pour recréer des programmes d’enseignement.
Qu’est-ce qui explique, selon vous, que la culture n’ait jamais été qu’un objet d’apparat pour l’Etat ? Pourquoi n’a-t-elle jamais représenté un enjeu pour les régimes successifs ?
Traditionnellement, les Comoriens n’ont jamais entendu parler d’une structure, même aux temps des sultanats, s’occupant de gérer la culture, parce que celle-ci était plus considérée comme un art de vivre, et non comme un ensemble de métiers. Il n’y avait pas une institution définie pour s’en occuper. Il faudrait un talent de créateur pour essayer de développer ce type de dynamique, aujourd’hui. Si l’Etat en avait les ressources, il faudrait créer une institution pour la promotion de cette culture. Pour le moment, par exemple, l’enseignement suit le programme de l’époque coloniale, plus ou moins. On essaie de faire des Comoriens de petits Français. On forme les jeunes pour l’émigration en France.
Propos recueillis par Mohamed Soilihi Ahmed