Gungu à Ouani

Une image de gungu la mcezo. Un événement inspiré de la tradition aux Comores, défendu par la compagnie BillKiss* I O Mcezo* dans la première décennie des années 2000. Une autre manière d’imaginer les liens entre art et société dans l’archipel. Un article paru dans le numéro 12 du journal Uropve, en novembre 2019, et que nous reprenons ici.

Une performance d’aujourd’hui. Inspirée du gungu traditionnel. Avec une fable autour de ce qui détruit les valeurs de solidarité et de partage dans le groupe. Ligoté, enlaidi à coup de chaux et lesté d’un collier de coquilles d’escargot, le personnage est traîné dans les rues. Il est celui qui menace la cohésion des siens. Art situé dans l’éphémère, le gungu de théâtre se réclame, pleinement, du gungu traditionnel. Sa dimension spectaculaire rappelle les rapports entretenus par le passé avec les objets de culture. Quand l’habitant de ces îles usait des artifices de l’art pour signifier son désarroi, s’indigner contre les puissants ou même s’opposer à l’imminence de la fatalité. L’artisan du verbe et ses semblables s’occupaient de transcender les peines et les joies des siens, sans conditionner son travail à une relation tarifée.

Fouadi Ahmed a longtemps figuré l’un des fleurons de la scène comorienne de théâtre.

La culture était synonyme de ciment social. Même les objets les plus quotidiens – une porte par laquelle on passe, un meuble sur lequel on pose le saint Coran, une poupée à base de m’vangati pour les enfants – s’inscrivaient dans cette volonté. L’artiste, son langage, son égo, n’ont existé que tardivement dans l’archipel. La logique qui l’emportait était celle du groupe. Les artisans, en dehors des fulgurances de quelques-uns, devaient souvent œuvrer ensemble. Et il a fallu passer le cap des années 1970 pour entendre les « nouveaux poètes » s’ébrouer sur les pistes. Avec une grammaire néo libérale et des noms d’emprunt que nombre de leurs concitoyens ont encore beaucoup de mal à digérer. À ce propos, Salim Ali Amir évoque dans une chanson de son premier album – Mdjuzi – cette figure de créateur, nouvellement apparue sur les scènes de l’archipel, ratissant les salons de l’indignité pour de l’argent, sacrifiant aux rituels du m’as-tu-vu, échappant au legs, et qu’il faudrait contrecarrer, en se rappelant dudit legs. Une belle réflexion sur le rôle du poète des temps nouveaux, qui devait renouer avec les chemins de la mémoire, pour espérer retrouver le goût des autres.

Ce gungu est née d’une réflexion menée sous l’égide la cie BliiKiss* I O Mcezo* à sa création à la fin de la première décennie 2000, avec des habitants de Ouani.

Le contenu de cette image, en apparence éloigné de l’univers du troubadour moronien, ne fait en réalité que souscrire à cette vieille idée. Il s’agit d’un jeune comédien, Fouadi Ahmed, incarnant une forme de critique sociale par le théâtre, portée par la jeunesse de sa ville. Ce gungu de spectacle, initié à la suite d’une réflexion par la compagnie de théâtre Billkiss* I O Mcezo* durant la première décennie des années 2000, questionnait les nouvelles formes de délinquance, menaçant la cité de Ouani. Autrement dit, le théâtre, considéré comme un art nouveau dans l’histoire de la culture archipélique, se ressource ici à l’aune des traditions, en se réappropriant une pratique ancienne, celle du gungu, pour mieux la transcender. Tsandza nambe hale, chante Salim Ali Amir, enfant du msomo wa nyumeni, comme qui voudrait remuer les ombres du passé, afin de mieux s’impliquer dans sa réalité présente. Leo… Ritresheleo mo ndziani chante-t-il encore… Dans la nécessité, la  poésie sublimait les souffrances du peuple, le gungu ramené dans l’espace public ravive ce rôle du poète dans la cité.

Soeuf Elbadawi