Un pays en quête de récit

Du rôle et de la place du créateur en pays déconstruit. Le legs promeut une culture en lien avec le social et le politique. La scène actuelle rêve de notoriété et de diffusion internationale. Soumise aux règles du divertissement et à la notion de pacification, elle en oublie d’ériger le récit, dont l’archipel aurait peut-être besoin. Un article paru dans le numéro 12 du journal Uropve, en novembre 2019, et que nous reprenons ici.

Historiquement, les œuvres de création dans cet espace ont toujours eu à répondre à une nécessité sociale et politique, sans avoir à sacrifier les questions esthétiques. Le shinduantsi des grands jours, les nyandu des guerriers, les mambahamwe de la cour du sultan, les chants de parturition d’avant la maternité, shemengoma dans le secret du mrenge, gambusi dans les mariages ou gabusi des djinns dans les rituels de possession, esthétique du goba la salama à l’entrée des cités, prières inscrites sur les linteaux des mosquées anciennes, énigme du signe dans la sculpture en bois, sherezo sha dongo pour transcender le temps…

C’est ainsi que se formalisait l’imaginaire de ces îles. Mais le monde change, et les attentes des Comoriens, aussi. De nos jours, la scène culturelle se vit déconnectée du réel. Se refusant à nommer le paysage et la mémoire, elle rêve d’épopée consumériste en musique, épouse les contours d’un monde stéréotypé en littérature, s’imagine que le geste n’est que poème sans traduction pour ce qui est de la danse, se prend pour un dérivé de flash mob hyper cool en arts visuels ou se satisfait d’un passé des plus consensuels dans le domaine des idées. Il suffit d’écouter ou de voir les uns et les autres se trémousser dans l’espace public, ces derniers temps, pour voir que l’époque s’abonne volontiers au politiquement correct.

Finis les poètes de la révolution, les enfants du msomo wa nyumeni. Être au service de son art est déjà un engagement en soi, qui, pour le coup, doit payer, en termes de notoriété auprès de l’establishment. Nul besoin de citer des noms ! L’ensemble des acteurs culturels comoriens a plutôt le point de vue engourdi, sauf lorsqu’il s’agit de nourrir la polémique inutile, les petites phrases et les querelles intestines. Seules quelques figures singulières parviennent encore à déroger au global moutonnage, sur lequel capitalise l’économie dominante. Handuza mhara kohwende tranga. La main qu’on ne peut plier, mieux vaut la baiser. Utsaho sha nvunvuni unyama. Qu’ils parlent autant qu’ils le veulent, la nuit venue, ils iront tous dormir[1]

Jeunesse du msomo wa nyumeni.

L’archipel se situe pourtant à un moment tragique de son histoire. 45 années de séparatisme institutionnalisé, et aucune voix sur la scène, au-delà de quelques tentatives maladroites, pour nommer les failles d’un système, auprès duquel les créateurs n’apprennent qu’à renoncer à ce qui fonde un pays. Tous ont été capables de défendre des points de vue partisans aux conséquences résolument clivantes pour les leurs à un moment ou à un autre de leur parcours – la plus désastreuse étant celle de l’insularité politique – mais rares sont ceux qui ont su dresser le récit d’un pays-debout, dont la survie continuerait comme par le passé à se négocier dans le vivre-ensemble _ En s’ancrant davantage dans la perspective deleuzienne, qui considère que le créateur est celui qui agit dans l’utopie du peuple qui manque.

Il est une évidence imparable, cependant. Ce pays peine à se raconter. L’une des difficultés majeures consiste à cheminer sur des tracés que personne n’a cru bon de figer par le passé. Ici ou là, on entend des bribes d’histoire qui se trimballent, se juxtaposent, se contredisent, sans la moindre assurance. Les chercheurs eux-mêmes achèvent de semer de la confusion dans les esprits. Une recherche trop souvent monopolisée par les partenaires du Nord, et qui ne sait pas rendre le savoir existant disponible pour tous. Celui qui est transmis dans les écoles comoriennes à Mamoudzou comme à Moroni est tellement inopérant qu’aucun créateur ne peut prétendre en tirer un quelconque bénéfice, aujourd’hui. Il faudrait renouveler ce savoir, en le confrontant à d’autres mondes, et peut-être à d’autres modes de pensée, pour espérer engendrer de petits Comoriens au bout, à qui on transmettrait des mythes et des valeurs fondatrices.

La faiblesse d’une nation – le coup d’éclat du 6 juillet 1975 – empêche l’éclosion d’un grand récit. Se dire que nombre de créateurs ont du mal à camper les maux de cette société sur la scène actuelle laisse néanmoins songeur. Que certains veuillent échapper au débordement idéologique, qui a pu caractériser les périodes du msomo wa nyumeni, du soilihisme et du séparatisme, est compréhensible. Mais le refus de subordonner l’acte de créer à une cause archipélique chez certains paraît louche, d’autant que la plupart n’ont jamais rechigné à honorer les cahiers des charges des partenaires étrangers, quel qu’en soit le prix. Servir l’agenda, par contre, d’un organisme international ou d’une chancellerie étrangère ne répond pas toujours aux angoisses d’une population d’archipel, à qui il manque un récit fédérateur, traduisant son malaise profond en ce monde. Cette situation ne serait nullement problématique, s’il n’y avait, bien sûr, ce besoin de toutes les forces vives au surgissement dudit récit…

Le mongozi Ali Soilihi, lors d’une installation au FACC (2014) et répétition d’un groupe du mouvement msomo wa nyumeni.

Est-il possible d’imaginer une telle dynamique sans la présence des créateurs à l’avant-scène ? Poètes, artistes et autres intellectuels de ce pays ne sont pas si différents du reste de leurs concitoyens. Ils ont besoin de vivre, de manger, de briller, sous mille feux. La marchandisation de la culture leur permet de répondre à ces nécessités d’individus, somme toutes respectables. Mais obtenir un financement pour un projet, un visa de tournée ou une forme de reconnaissance, doit-il forcément se réduire à une domestication de la pensée, au point d’oublier de poser les questions qui fâchent à ses concitoyens ? L’autocensure et le formatage des objets de culture sont-ils la bonne réponse face au réveil des monstres au pouvoir ? Celui en place, comme celui qui, tapi dans l’ombre, contribue à nuire au destin commun.

Quelle sera la contribution ultime des créateurs comoriens ou de leurs proches dans le devenir de cet archipel en ces heures de désillusion massive ? Le temps est venu de s’atteler à l’offensive. Il faut une fermeté intellectuelle et morale pour reconstruire cet archipel démembré, en misant contre l’oubli et l’ignorance des valeurs qui rassemblent. Nul doute que la geste culturelle peut aider la société à accentuer sa capacité de résilience. Les insularités nocives ont déjà leur roman d’archipel, labellisé et promu depuis Gervey et Faurec. Pourquoi n’y aurait-il pas un contre-récit, privilégiant les éléments fondateurs du shungu[2] ? Dans le shungu se trouve le concept du « undru » ou du « untru », sous lequel se révèle un processus d’humanisation des êtres. Il y est question de partage, de solidarité, d’égalité. Le principe en est simple : plus tu contribues à la fabrique du commun, et plus tu deviens toi-même humain. Il est des sociétés où l’individualisme consolide, semble-t-il, les destinées collectives. Aux Comores, les pratiques, entretenant le lien social, étaient seules à générer ce sentiment, sur un plan culturel.

D’où cette malice des Anciens, lorsqu’ils se laissent surprendre par la vivacité des expressions culturelles actuelles : « A quoi ça sert ? » Une question, qui, en d’autres lieux, pourrait perturber, mais qui, à leurs yeux, souligne une prime conviction. Une poétique[3] – au sens glissantien du terme – ne peut se résoudre à être l’endroit du divertissement ou de la pacification. Quelle finalité pour vos œuvres, tancent-ils auprès des plus jeunes ? Une question posée, non pas pour provoquer, mais pour rappeler que la vision d’un créateur dans leur imaginaire doit foncièrement charrier un ailleurs pour les siens. Heni mndru yetso kua opvwam’wawao, après tout. Mais peut-être que ces poètes, artistes et intellectuels d’aujourd’hui, aspirant à une diffusion internationale, ne produisent que pour une société qui n’est point la leur. Comme en écho à cet autre adage : e heri ngio pvo mndru ya tsio…

Soeuf Elbadawi


[1] Reprise d’une parole de chanson connue de Maalesh : « Nawambe hata na wambe/ Masihu ngwadjo ulala ».

[2] « Une institution appelée, selon les époques et les régions, punguo, mbengo, shungu, anda, harusi ou ndola nku. Elle est structurée par des conventions et des codes intériorisés », selon Damir Ben Ali, historien et anthropologue.

[3] « Les structures traditionnelles qui protégeaient les individus sont menacées partout, et les individus doivent se débrouiller seuls, avec pour unique force leur intuition du monde, leur poétique », confiait le penseur et poète martiniquais dans un entretien accordé à Georges Makhlouf pour L’orient littéraire.