Chronique écrite à l’occasion d’un numéro (18) du journal Uropve, interrogeant le rapport au patrimoine. Dani ou Daani est un lieu à Ndzuani, où l’on consacrait le rapport à l’invisible, au nom du vivre-ensemble.
Il y a très longtemps, cet endroit figurait un lieu mythique de Mironsty. Un véritable ziara, aujourd’hui rattrapé par la modernité des engins de concassage et des installations de réseau d’eau. Une trace d’un monde passé, qui, parfois, vient surprendre les riverains, par une succession de faits inexpliqués, à situer dans des rituels ancestraux où les djinns sont maître du temps ou encore dans le songe d’une vie débordant les hommes.
Evoquant ce lieu, le poète Anssoufouddine Mohamed parle d’une « procession de femmes qui, annuellement, dérogeaient à l’ordre monotone du village, renouant avec des rythmes immémoriaux, à la lisière trouble du culte de l’anguille et de l’histoire refoulée des watoro en fuite. Grimpant sur des collines bosselées, tourmentées et ravinées de toutes parts, ces dames chantaient et dansaient, glorifiant les ancêtres. Ces dames s’abandonnaient aux esprits du terroir ».
Elles y rendaient hommage aux esprits de la terre. « Grâce était rendue à l’abondance des pluies bienfaitrices, à la fécondité des sols. A la richesse des récoltes, et contre les mauvaises occurrences : sécheresse, mauvais vents, pluies diluviennes. Le rush enchanté de ces bonnes dames se ponctuait au cœur du bosquet par un banquet champêtre ». Il est alors question d’offrande aux maîtres des lieux. Selon ce vieux pacte signé entre les hommes et les djinns. Un pacte que l’on retrouve célébré partout dans l’archipel dans des lieux de plus en plus menacés.

Le lieu magnifié.
Des lieux – îlot, lac, grotte, rocher ou encore champ – que menacent le progrès la régression manifeste du discours religieux, des lieux où le legs impose pourtant d’autres droits, ainsi que d’autres envies, désormais. Il était une fois ce pays. Un archipel de sang et de fureur retenue, que les Anciens ont négocié âprement avec les rejetons du djinini _ Appelons-le, comme on le souhaite. Ils étaient là, accompagnant en tous cas les hommes dans leurs petites foulées vers plus d’humanité. A la moindre décision, on recourait à leur intercession, entre les ombres du visible et de l’invisible.
A Domoni, il y avait le Mezani. Reconstruit en béton depuis qu’une bande de joyeux lurons eurent l’idée de démolir les roches de lave issues du récit immémorial, où il était surtout question de respect des mondes endormis. La légende prétend que ces gars-là ont tous trépassé en mer. Nous ne sommes pas allés vérifier. On peut juste affirmer que ces îles ont entretenu le respect des mânes dans des endroits similaires, que la tradition orale parvenait, année après année, à défendre, tant bien que mal, au nom du legs.
A Maore, par exemple, on parle volontiers de Pole, de Kavani ou de Ha Sheikhi Faradji. A Nyumashua à Mwali ou à Bangwa dans le Nord de Ngazidja, il en existe également. Mais ces sites de pèlerinage, qui n’ont rien de sultanesque, nourrissent une mémoire informe, intime, profonde, reliant les hommes aux croyances les plus ancestrales. Celles que les adeptes du soilihisme (1970) ou de l’islam nouveau (1980), bien avant les groupuscules actuels, iront poursuivre, jusque dans les tranchées les plus inattendues, pourfendant le trimba[1] dans le Nyumakele, ou bousculant les disciples de Mwarangoma[2] dans le Hambu.



Sur le pangahari de Mirontsy, une procession de femmes, accompagné du gardien des rites, au sortir d’une cérémonie faite à Dani.
Cette image de Dani ou Daani à Mirontsy relate l’histoire d’un monde suspendu, dont personne ne souhaite plus parler. Un monde qui ramène au plus profond des êtres. Qui empêche de dire qu’avant l’islam, il y eut d’autres raisons d’espérer en ce pays, et qu’il a surtout fallu leur trouver une place dans la nouvelle obédience, au risque de s’emmêler les pinceaux, en confondant, plus qu’il n’en faut, les rites. Ce monde que les uns et les autres font semblant de ne plus voir traduit une mémoire commune, populaire, singulière de ce pays, par rapport à laquelle les individus ont dû mal à se dépêtrer, faute d’explications et de recul. Alors, ils inventent à la place des possibles et des équations sans nom, qui ne disent rien de l’essentiel, mais qui disent tout d’une réalité que l’on pousse, lentement, sur les chemins de l’oubli.
Récemment, à la table de l’Unesco, pendant que les nations s’étripaient au nom des droits culturels, aucun des nôtres n’a émis la possibilité de défendre ces espaces figés dans le temps, au nom du patrimoine immatériel menacé _ D’autant plus que derrière ces lieux de culte se trouvent aussi des terres que les hommes cèdent volontiers à la spéculation et au consumérisme, et qu’au même moment des égos se livrent ailleurs dans le pays – et là aussi de façon inespérée – au culte des palais et des anciens maîtres défaits.
Et si l’on reparlait des communs ? De tous les communs d’un pays, où 80% de la population, sans exagérer, a le pied engoncé dans une glu de vie où les sultanats ne sont qu’une possibilité parmi mille ? Ces gens ont-ils, oui ou non, droit à une mémoire ? Et laquelle faudra-t-il retenir, quand il s’agira de rappeler les heures passées à deviser avec l’indicible, encore, aujourd’hui ?
Soeuf Elbadawi
[1] Cette procession agraire, célébrant tous les deux ans dans le Nyumakele le rite du voyage des premières populations échouées sur les rivages anjouanais, et qui, pour fuir l’avènement des Chiraziens dans l’île, se sont réfugiées sur les hauteurs de l’île. Ces premiers marrons que les résidents des cités côtière décrivent comme des « wachambara » (natifs des plantations, également synonyme de « sauvages »), alors que les ethnologues les considèrent comme étant parmi les premiers habitants de l’île.
[2] Lieu de culte, relié aux djinns.