Soeuf Elbadawi publie deux opus, Histoire(s) en chemin et Obsession(s) Remix, l’un aux éditions Quatre Etoiles, l’autre chez Komedit, deux maisons comoriennes. Une occasion pour lui de (re)questionner son envie d’écrire et de publier.
Écrire pour réparer un ou des oublis ! Vaste chantier que celui auquel s’attelle cet auteur qui dit « marcher à tâtons » sur les sentiers de l’histoire _ « l’intime comme la grande ». Ailleurs, dit-il, il arrive que l’on écrive pour dire non, pour résister, pour s’opposer à un ordre établi. Lui souhaite ramener le récit à des moments, qui, à l’en croire, impliquent de conjuguer le sentiment d’espérance au présent. « Le monde est triste. Il a besoin de se remémorer certaines valeurs. Pour éviter d’avoir à s’oublier lui-même. Ce qui nous rapprocherait de la catastrophe ». Dans Histoire(s) en chemin, l’ouvrage qui paraît aux éditions Quatre Etoiles, ce mois-ci, Soeuf Elbadawi revient sur vingt ans de questionnement(s).
Travaillé depuis toujours par les communs, il n’a vraisemblablement pas eu le temps d’approfondir les « pistes de travail » sur lesquelles il cheminait pour lui-même, bien que l’envie de poursuivre lui est resté. « J’ai posé chaque bout de récit sur une étagère, en me promettant d’y revenir, les jours suivants, quand le travail collectif m’épuiserait un peu moins. Mais je n’y revenais jamais. Je passais à autre chose, m’ouvrant à d’autres chapitres, eux aussi jamais terminés, parce que pas assez de temps pour me consacrer à une œuvre ». Or il en faut du temps pour (re)digérer les récits ainsi rangés en rayon. Son malheur, dit-il encore, repose sur un constat : les disques durs, auxquels ils se fient, s’en vont mourir au cimetière, les bouts de papiers amassés ici ou là, également.
« Ma correctrice, parfois, me ramène à cette question. Il était chouette ton texte sur le Baïdi, va-t-elle commencer par dire. Et moi, de lui répondre que je n’ai aucune idée de l’endroit où je l’ai foutu. Un disque dur qui crève vous enlève une partie de votre mémoire de nos jours ». Les souvenirs de la machine sont devenus aussi incertains que ceux de l’humain. « Avec ce livre, j’ai voulu renouer avec d’anciens écrits restés inachevés, parce que j’ai fini par comprendre qu’ils entravent jusqu’à mon propre désir de récits nouveaux ». Il a beau s’inventer des excuses, par centaines, il ne s’en remet pas, ne s’en accommode pas. « L’impression qu’il en est qui dressent le récit, pendant que je cherche des raisons de ne pas y arriver ».





Extraits de Histoire(s) en chemin. Dans l’ordre : affiche pour une performance lors du FACC 2014, dans le cadre de l’installation Pays de lune I Un rêve brisé ? Cheikh l’activiste de Watwaniya dans ses oeuvres. une sortie à Rose Noire. Le citoyen sur la place de l’indépendance, lors de la fête nationale. Mama Mhuu, la grand-mère, dansant au Trwamadji. De l’histoire nationale à l’intime…
Soeuf Elbadawi, auteur comorien, consacre le plus clair de son temps aux rêves collectifs, mais pense n’avoir pas toujours le temps d’aller au bout de sa propre réflexion. « On s’inflige des entreprises herculéennes, pour ne pas avoir à rendre la contribution espérée, celle qui permettrait peut-être de rétablir un peu de nuance et de dignité dans les regards ». Mais ne pas écrire, c’est laisser courir la rumeur sur ce qu’on n’est pas, sur ce qui n’est pas soi, sur ce qu’on ne veut plus entendre dire. Ceux qui lui reprochent son militantisme au théâtre, ses utopies à contretemps, s’en saisissent, bien souvent : « J’ai l’habitude, s’exclame-t-il avec le sourire. C’est mon chemin de croix ». À courir par mont et par vaux, il a du mal à s’écouter écrire, et les faux amis en profitent, pour décrier « ses » obsessions, y compris lorsqu’il s’épanche sur le « nous ».
« Aux yeux de certains, je figure un sale rejeton du msomo wa nyumeni, ce mouvement culturel et politique, qui, chez nous, n’imaginait pas la reconstruction du monde, sans la contribution de tous. Et j’ai toujours cherché à relancer l’idée du « nous », bien qu’elle soit jalonnée de beaucoup de déceptions ». Cette envie ne lui donnait pas le temps en tous cas de revenir à une conversation à table, avec lui-même, de manière à fournir, enfin, sa part de récit, et pleinement. « Les poètes chez nous ne font pas métier d’écrire, mais ont des illuminations, qui viennent éclairer l’alentour. Je ne vois donc pas ça comme une obligation, bien que ce soit une nécessité. Et comme les gens ne lisent pas beaucoup notre littérature, j’étais encore moins pressé d’y arriver. J’ai sans cesse cherché à remettre l’exercice à plus tard ».
Publier des livres, jusque-là, n’a donc pas été une obsession, sauf quand il s’agissait d’accompagner les productions, ou d’amis, ou de proches. Il est lui-même éditeur à ses heures perdues. Il énonce quelques titres d’ouvrage publiés par son entremise, sous son enseigne (bilk & Soul) ou via d’autres maisons d’édition (comoriennes, françaises). « Attention ! Il n’y a aucune gloire à afficher son soutien à un camarade ». Il tient à rester humble. Son soutien aux autres, il l’inclut dans la fameuse dynamique du « nous » retrouvé. « Le monde auquel j’appartiens est fait de don et de contre-don. Le mot dont on use pour nommer cette réalité est le shungu, dans lequel chacun se voit contribuer, symboliquement, au commun, comme pour un arbre que l’on fait pousser et dont on espère la récolte, plus tard, non pas pour soi, mais pour tous, y compris ceux qui arriveront, bien après nous. Voilà pourquoi on soutient les camarades ».


Soeuf Elbadawi, lors du FUKA Fest à Mirontsy Ndzuani. Obsession(s) Remix, son deuxième livre, sort aux éditions Komedit.
Et nous voilà revenu à l’une de ses principales marottes « Le récit des communs agit sur chacun d’entre nous comme un rappel, permettant de tisser de nouveaux départs ». En (re)questionnant le passé, en re-dessinant le futur proche. Ses histoires à lui viennent de loin. « Même les proches ne s’y reconnaissent pas, bien que j’y transpose une partie de leurs angoisses. Ils aiment à dire que j’exagère ». Lui aurait apprécié de partager autre chose que des mots. « Cuisiner comme le faisait ma grand-mère, au lieu de devoir écrire dessus ». Le sort a voulu qu’il réalise le rêve de ses deux parents, à savoir publier. Une chance terrible que de devoir prolonger ce chemin de vie : « Sauf que je n’ai pas leur génie. Il me manque des cases ». Mais c’est ce qui l’amène à reprendre ces feuilles égarées en chemin, au cours des vingt dernières années. Poésie, nouvelle, théâtre, article de presse, pistes de travail, chronique familiale ou encore reportage photo. Deux cents pages d’histoire(s) avec lesquelles il a cherché à renouer, en rouvrant de vieux carnets de notes, en secouant les fonds de tiroir, en relançant deux ou trois disques durs en sommeil.
Afin de réinitialiser son rapport à l’écriture et d’induire une autre perspective dans son écriture. « J’éprouve pour la première fois depuis longtemps le besoin de publier des livres. C’est assez rare pour que je m’inquiète, sérieusement ». Écrire pour lui relève là aussi de la nécessité ! « Rien à voir avec cette obsession de l’écrivain qu’entretiennent nombre de gens autour de moi. Môme, j’ai dû en rêver. Mais je ne m’en sentais pas capable, pour être tout à fait honnête. Il y a quelque chose qui me rebute dans l’exercice ». Sa vision de l’écriture se confond ainsi avec ce qu’il retient du monde de la culture. « Les artistes, les auteurs, ou les créateurs, en général, sont des êtres à part, qui m’ont fasciné, un temps, mais qui ne m’ont pas forcément convaincu dans leur manière d’être. Les jeux d’égo, le besoin de briller ou de réussir une carrière, d’être le plus performant, malgré ce qu’ils en disent, m’a toujours semblé étranger à ce qui m’occupe, bien que ce soient des métiers qui m’ont nourri. Alors, je m’en échappe, dès que c’est possible ». Enfant, il a pu s’imaginer en tête d’affiche. Adulte, il ne rêve que d’une chose. Contribuer à rendre la vie plus amène pour ceux qui le lisent.
« C’est une ambition qui résonne plus chez moi. Je me réclame souvent de la poésie, mais au sens « pays » du terme. Poète n’est pas un métier chez nous, ni une posture, mais une éclaircie qui répond à la nécessité et qui n’est pas forcément accordée pour toute la vie. On peut être le poète d’un soir et ne pas connaître de grâce dans cet exercice, au réveil ». Ce qui ne l’empêche pas d’être en joie, en parlant de ses Histoire(s) en chemin (Quatre Etoiles), qui paraissent au même moment que son précédent spectacle – Obsession(s) Remix – aux éditions Komedit. Il annonce par ailleurs la sortie d’un recueil – Le chant des sourds-muets – chez Kalamu des îles, autre éditeur comorien, et prévoit de sortir son tout dernier opus de théâtre – Je suis blanc et je vous merde, lauréat (ex aequo) 2024 du prix international du QD2A au TQI[1] – courant décembre dans une maison française. Il n’en donne pas le nom, paraît superstitieux, dès qu’il lui faut commenter cette soudaine actualité littéraire : « Je suis peut-être en train de tourner une page, mais je préfère plutôt penser à ma prochaine créa aux Zébrures d’Automne[2]. C’est une activité qui me paraît plus collective, moins personnelle. Et on s’éclate plus sur un plateau qu’en conversant avec son ordinateur ».
Mouna B.
Histoire(s) en chemin (Quatre Etoiles), sortie officielle prévue le 22 octobre 2024.
[1] Quartier des Autrices et des Auteurs au Théâtre des Quartiers d’Ivry, CDN du Val de Marne.
[2] Je suis blanc et je vous merde est créée aux Zébrures d’Automne, cette année. La première a lieu à l’Auditorium Sophie Dessus à Uzerche, en Corrèze, où sa compagnie était en résidence depuis trois ans. Le spectacle sera ensuite joué à Limoges.