Le commun des plasticiens comoriens à Moroni

Soilih Hakime, Modali et Napalo. Trois tendances bien établies sur la scène nationale. Une interrogation commune sur la mémoire. Des années de formation en France. Le premier y est resté pour enseigner. Le second est retourné composer son œuvre depuis le pays. Le dernier a choisi de s’implanter ces dernières années en Hollande. Tous gardent un lien étroit avec l’Archipel dans leurs créations. L’article est paru dans le n°51 de la revue Africultures en octobre 2002.

Soilih Hakime, Modali et Napalo.Leurs débuts en arts plastiques coïncident avec l’apparition en force de cette forme artistique dans le paysage culturel comorien. Dessiner. Sublimer. Raconter le vécu des siens à travers cet art nouveau, qui collait beaucoup avec les idées du mouvement Msomo wa nyumeni[1] dans les années 1970. Idées qui sont notamment défendues par l’Union des Forces d’Action Culturelle (UFAC), aussi appelée Union fraternelle pour l’art comorien, qui sévit sur l’ensemble du pays à cette époque. La bannière idéologique est rouge. La volonté́ des militants, ferme. Le grand jour est espéré́. La révolution, en marche.

Les uns questionnent l’histoire, d’autres réinventent les mythes fondateurs. Le combat est foncièrement anticolonialiste, progressiste et idéaliste. Une bonne partie des cadres dirigeant le pays aujourd’hui sortira de ce moule. Beaucoup d’artistes également. Car le mouvement est porté par une dynamique qui investit tous les champs d’expression possible. Des évènements culturels sont organisés régulièrement de façon alternative, non étatique, peu institutionnelle. La peinture y trouve largement sa place. Jusqu’à̀ ce que « mort intellectuelle » s’ensuive pour les tenants du discours dans cette fantastique aventure politique, qui a entrainé́ plus d’un jeune dans sa course folle.

Des oeuvres et des artistes : Soilih Hakime, Modali, et Napalo.

Moussa Saïd est le premier artiste-peintre consacré sur la place. Il ouvre le chemin avec doigté. Les cadets suivront ensuite à̀ pas feutrés. La notion de représentation « plastique » est encore très limitée ces années-là̀ dans l’imaginaire du pays. Elle n’est pas non plus engoncée dans des considérations à caractère purement formel. L’œuvre a pour objet de fixer des tranches de vécu populaire. Simplement ! La réalité́ y paraît brute, figurative, souvent réaliste. Le peintre se signale juste comme témoin. Son art fonctionne comme un miroir pour l’entourage immédiat. Il n’y a pas encore de projections intellectuelles au sens conceptuel ou abstrait du terme dans les démarches picturales des premiers artisans de cette forme d’art. Ou même avant eux dans les familles princières du 19èmme où l’on s’essayait aussi à la peinture. Il faudra attendre la mise à mal dans les années 80 du mouvement (Msomo wa nyumeni) par la bande à Denard, le régime d’Abdallah et les querelles intestines (liées à son évolution propre)[2], pour que les esprits se libèrent enfin…

Sur le plan pictural, apparaissent alors de nouvelles interrogations sur la façon de représenter la réalité́. Comme s’il y avait eu un lien de cause à effet, entre les luttes d’avant et les limites fixées au monde de l’art dans cette société́ de proximité́, où l’on cultive les stratégies d’évitement pur ne pas avoir à̀ s’affronter. Moussa Saïd disparaît[3] de la scène culturelle nationale à partir de cette période-là. Mais ses cadets ne lâcheront pas prise. Ils continueront à̀ leur tour à porter le combat des arts plastiques vers le haut. D’expositions collectives en expositions individuelles, certains ont même tenté de s’inventer une destinée. La politique de l’État n’étant pas très encourageante dans ce domaine, beaucoup laissèrent tomber le rêve d’une carrière artistique plus ambitieuse. Nombreux en effet sont ceux qui se contentent d’exprimer une vision artistique très peu innovante (aquarelles ou toiles figuratives de facture « classique »), sans chercher à̀ pousser plus loin leur pratique du langage pictural.

Dans ce contexte, trois artistes se distinguent, cependant. D’abord par leur choix d’un cursus scolaire bien distinct. Au début des années 1980, la plupart des plasticiens comoriens sont autodidactes. Ils ont appris à̀ jouer du crayon, à copier des bandes dessinées, à peindre des modèles stéréotypés sortis tout droit d’un guide touristique sur les Comores Leur génie est quand même reconnu, lorsque le talent débouche sur des œuvres authentiques. Les étrangers de passage dans le pays sont souvent acquéreurs. Mais Soilih Hakime, Modali et Napalo vont s’engager dans des études supérieures en France, qui vont complètement changer la donne. Le premier va aux Beaux-Arts à Bordeaux. Le second passe à ceux de Rennes et de Tours. Quant au troisième, il suivra des cours à ceux de Cergy-Pontoise en région parisienne. Ils ne sont probablement pas les seuls dans ce cas de figure, mais ils sont devenus avec le temps les valeurs les plus sûres de l’Archipel en arts plastiques.

La relève incarnée par le jeune Seda.

Soilih Hakime s’est installé́ à Poitiers, en province, où il enseigne les arts plastiques, tout en développant un travail personnel sur le signe. S’inscrivant dans une tradition orientale de la calligraphie, il plie ses œuvres au jeu de l’écriture comorienne en caractères arabes. Avec l’apparition d’éléments inattendus sur la toile : une importance particulière donnée aux voyelles par exemple, qui gagnent en autonomie face aux signes (équivalents des consonnes). Ce qui est relativement rare chez ses prédécesseurs du monde musulman. Modali, lui, est rentré à Moroni s’emparer d’écrits ésotériques issus de rituels ancestraux (mazingawumbo ya ki walimu hawu yaki gangui[4] pour les porter sur une toile de jute (guni). Peindre est devenu une manière d’exorciser les démons qui hantent ses compatriotes. Chacune de ses toiles s’érige en talisman (hiriz) protecteur. « Par la peinture, aider l’autre à se construire » rapporte l’écrivain Jean-Yves Loude à son sujet.

Napalo, enfin, s’est fixé, lui, à Amsterdam, après avoir parcouru une partie du monde en nomade créateur. Il a laissé́ l’une de ses installations sur Cergy, une autre sur Long Island City aux États-Unis, une autre encore dans le parc du Mïdo à la Réunion. Il joue avec les symboles de la civilisation occidentale, à qui il inocule une dose d’opacité́[5] insulaire, en reprenant lui aussi des éléments de la culture d’origine. Dernière installation en date : Payalashiyo[6], œuvre conceptuelle réalisée en 2002 pour le compte du Centre d’Art Contemporain de Dordrecht en Hollande. Il y campe la quête du savoir dans son pays d’origine sous forme de happening.

Aux Comores, ces projections d’histoire commune, mises bout à̀ bout (l’écriture du comorien en caractères arabes, les écrits de sorciers, l’école coranique du concept Payalashiyo), usent de chemins trop inhabituels et laissent le plus grand nombre de gens songeur. Les arts plastiques n’y ont pas encore atteint leur public. Leurs compatriotes préfèrent imaginer Modali, Napalo et Soilih Hakime comme des sortes de fabricants d’illusions sous influence étrangère. Leur génie a porté́ ses fruits pourtant, puisque d’autres cadets sont déjà̀ en train de prendre place à̀ leur tour sur la scène nationale. A commencer par Seda, qui, après un détour par Madagascar, vient d’emboîter le pas à̀ Modali sur les écritures sacrées. Il a à peine une vingtaine d’années. Et comme le dit Soilih Hakime dans l’entretien qui suit : « Il faut voir les choses dans la continuité́ ».

Soeuf Elbadawi


L’oeuvre murale en Une est de Moussa Saïd, on la trouvait au mythique hôtel Karthala à Moroni, aujourd’hui pôle de formation pour l’Université des Comores.

[1] Culture nouvelle.

[2] Le Front Démocratique, le parti issu de ce mouvement, a canalisé tous les débats. Des conflits internes menèrent à l’assassinat d’un de ses leaders, Kader. Le parti accusa les mercenaires d’avoir fomenté le crime. L’affaire fut classée sans suite. Mais le mouvement amorça sa décomposition, d’autant plus qu’il fut attaqué de tous les côtés. Accusé notamment d’imposer sa propagande à ses membres avec excès, y compris aux artistes. Avec un coté́ sectaire. « Tous ceux qui s’interrogeait sur la finalité́ du mouvement, étaient considérés comme des ennemis, des djindru bi » nous confie un membre.

[3] Personne ne sait où il vit aujourd’hui. Il aurait été́ vu en Côte d’Ivoire.

[4] « Gribouillages de devins ou de sorciers ». Littéralement.

[5] « Nous réclamons le droit à l’opacité́. Par quoi notre tension pour tout dru exister rejoint le drame planétaire de la Relation : l’élan des peuples néantisés qui opposent aujourd’hui à l’universel de la transparence, imposé par l’Occident (comme projet, et non comme lieu), une multiplicité́ sourde du divers », in Le discours antillais, Édouard Glissant, Folio.

[6] Appellation donnée aux écoles coraniques aux Comores. Soilih Hakime est né comme Napalo en 1961. Modali est né 1959.