Le nouvel an a été l’occasion pour l’ex gouverneur de Ndzuani, Anissi Chamsidine, de lancer sa fondation pour la mémoire depuis le Nyumakele. Née sous le signe du souvenir des victimes du visa Balladur, la fondation Beshelea na Ntsi[1] a vocation à travailler sur les liens, qui ont, depuis toujours, unis cet archipel.
Une cinquantaine de membres-fondateurs, réunis en assemblée générale constitutive, qui avoueraient volontiers n’avoir pas célébré leur 31 décembre, mais qui souhaitent que le pays vienne rendre hommage, à leur suite, aux victimes du démembrement colonial à cet endroit. Une adresse qui n’en est pas encore tout à fait une ! Une espèce de no man’s land, située dans la région du Nyumakelé, entre Shaweni, Sandampwani et Mremani. Un endroit improbable, appelé depô, jouant un rôle carrefour entre plusieurs cités de la région. Le lieu se nomme officiellement Bandramaji. Un nom qui résonne telle une conjuration en shikomori, telle une bande de terre noyée dans les eaux.
Pourquoi cet endroit ? Sans doute, parce qu’il permet, par temps calme, lorsque les nuages se retirent, de deviner les lumières sur la rive adverse, de l’autre côté à Maore. C’est là que l’ex gouverneur Anissi Chamsidine a acquis cette terre, qu’il offre volontiers aux membres de ladite fondation, pour ériger une mosquée, ainsi que des murs pour documenter le démembrement colonial. Un lieu-siège pour tout ce qui ramène à l’imaginaire déconstruit de cet archipel. Une stèle aux couleurs blanche, rouge et noire, y a été érigée, en l’honneur des victimes du Visa Balladur. Elle a été dessinée par un jeune architecte franco comorien, du nom de Kassim Mohamed. Ceci rejoint le projet de l’artiste Soeuf Elbadawi, qui avait émis le souhait d’ériger une stèle pour les morts du visa Balladur à Moroni, lors du FACC 2014[2].


Sur le site de Bandramaji.
Présent à ce rendez-vous, l’auteur de Un dhikri pour nos morts la rage entre les dents[3], s’en explique : « Notre stèle devait s’établir sur la place de France, l’ancienne place du gouverneur colonial, devenue celle des banques, aujourd’hui. À côté se trouve une stèle érigée pour les victimes de 14-18, une guerre pour laquelle on nous a enrôlé de force. Mais pour ce qui est des morts du Visa Balladur, on nous dit que non. Ce projet, je l’ai proposé ensuite à Mirontsy, qui a l’a accueilli bars ouverts. Lors d’une commémoration dans cette cité, Anissi Chamsidine a souhaité aller plus loin. Aujourd’hui, naît peut-être quelque chose à cet endroit, qui, avec Mirontsy, va rappeler que ce pays a encore des gens qui croient en lui. Oublier ses morts, c’est s’oublier soi-même. La fondation annonce l’avènement d’une autre pensée sur notre rapport au colonial, à l’heure où la classe politique semble avoir renoncé aux questions de souveraineté ».
Anissi Chamsidine espère que cette stèle sera le point de ralliement de cette dynamique initiée autour de la mémoire _ Une dynamique pointant du doigt sur les spectres de la colonie. Qui parle surtout de retourner aux sources de l’histoire archipélique, de lutter contre l’anéantissement de l’humanité constituée en ces îles. « Je rappelle ici qu’avant que le colonisateur ne s’immisce dans nos vies, l’archipel répondait à une forme d’unité, dit-il. Maore, Ndzuani, Mwali, Ngazidja constituaient un pays, fondé sur des valeurs, des traditions et une mémoire commune. Cette harmonie a été brutalement interrompue à partir du marché de dupes passé en 1841. L’avènement de la France dans l’archipel a marqué le début d’une ère de division et d’asservissement de nos consciences. La colonisation reste le lieu d’une fabrique permanente d’instabilité, minant jusqu’à notre cohésion ».
Anissi Chamsidine rappelle qu’en 1975, malgré la volonté d’indépendance exprimée, Mayotte fut arrachée à son ensemble naturel, « par le biais de référendums biaisés et de manipulations flagrantes ». Qu’en 1995, la France a choisi de ferrer Mayotte « dans le dispositif sécuritaire de l’Europe, tout en déportant le président Saïd Mohamed Djohar à la Réunion. La même année, elle a instauré une frontière inique entre les deux rives, en imposant son tristement célèbre Visa Balladur ». Anissi Chamsidine, qui, lui, questionne la souveraineté dans ces îles, à travers son ouvrage sorti l’an dernier – Nisisu’ali Intsi[4] – aspire à renouer avec la mémoire commune, « en reconstruisant les ponts entre [les] îles et en réaffirmant [l’] unité archipélique ». Il n’oublie pas que les autorités actuelles sont celles-là mêmes qui ont admis de sortir la question de l’occupation française des débats de la communauté internationale, en préconisant une voix bilatérale qui n’a jamais abouti.


Sur le site de Bandramaji.
C’est le ministre Abdou Soefou, alors aux affaires étrangères, qui a écrit à Koffi Annan notamment en 2005, afin de retirer définitivement la question de l’Assemblée générale des Nations Unies. Une absurdité de plus ! « Nous devons nous rappeler d’où nous venons, reconnaître les blessures qui nous ont été infligées, afin de déconstruire cette « colonialité » qui nous détruit. Une île – Mayotte – ne peut former d’archipel à elle seule. Mayotte a vocation à vivre avec les autres îles de ce paysage, quoi que l’on dise. Il ne s’agit pas d’un simple plaidoyer, mais d’un appel à la renaissance archipélique. Ensemble, nous devons tous redonner vie et sens à l’histoire constituée en ces îles depuis ses premiers habitants jusqu’alors. Ensemble, nous devons apprendre à dire non à ce démembrement qui continue à nous anéantir ». Anissi Chamsidine insiste, prenant appui sur le cyclone Chido, qui a ébranlé Maore, Ndzuani et Mwali. « Une épreuve terrible, et aussi une révélation, pour quiconque oublie ce qui nous lie. Le désastre de Chido a mis en lumière les fractures générées par l’occupation française. Il nous a aussi donné l’occasion de renforcer notre solidarité et de prendre conscience des défis communs à venir. C’est dans ces moments de crise que nous devons trouver la force qui nous manque pour faire face à l’avenir ». C’est aussi dans ces moments de crise que l’on comprend le rôle et l’ambition d’un tel projet, en se référant à sa fondation.
Le programme annoncé court jusqu’à la fin de l’année 2025. « Il nous faut travailler à développer le site de Bandramaji, ouvrir une enquête autour des victimes du Visa Balladur, lancer une campagne de sensibilisation sur toutes ces questions, documenter le démembrement archipélique », déclare Abdulhamid Afraitane, secrétaire général de Beshelea na Ntsi, ancien ministre de l’éducation. La fondation entame son réquisitoire à un moment où le mépris colonial paraît s’afficher sans équivoque à Maore, avec les propos déplacés du président français Emmanuel Macron[5] et le déplacement forcé d’une partie de la population (navires affrétés pour tenter de réaliser ce que Uwambushu n’a pas su réussir)[6]. À un moment enfin où la population des autres îles montre sa réelle volonté de soutenir les sinistrés, y compris grâce au patronat comorien et à sa diaspora, et ce, malgré la volonté des médias français, qui réécrivent l’imaginaire du pays, en diffusant une légende urbaine (« l’archipel de Mayotte »)[7] : « On aura beau dire, beau faire : l’adversité aura raison de nous, si nous ne parvenons pas à tracer le chemin, ensemble. Le chemin qui mène à un pays qui mise en sa résilience et qui se relève », conclut Anissi Chamsidine.
Med
Image à la Une : sur le site de Bandramaji, les membres-fondateurs à l’Assemblée générale constitutive.
[1] « Beshelea » pour mémoire et « ntsi » pour la terre.
[2] Festival des arts contemporains des Comores.
[3] Vents d’Ailleurs, 2013. Prix des lycéens, apprentis et stagiaires d’île de France 2013-14.
[4] Nisisu’ali intsi Ceci n’est pas une réponse, Bilk & Soul, 2024.
[5] « Si c’était pas la France vous seriez 10.000 fois plus dans la merde ! » Le premier secrétaire du Parti Socialiste en France, Olivier Faure, s’est interrogé publiquement : « Dans quel autre territoire français, le président sermonnerait nos concitoyens en leur demandant de bien vouloir arrêter de se plaindre de leur tragédie puisqu’ils ont déjà la chance d’être Français ? ».
[6] Des milliers de personnes déplacées dans les bateaux de la SGTM (Maria Galanta) par la France, au vu et au su des autorités comoriennes.
[7] Pour se distinguer probablement de l’appellation « archipel des Comores », à laquelle Mayotte est rattachée. Il n’existe pas d’archipel de Mayotte. À ce prix, on entendra bientôt causer de l’archipel de la Martinique et de l’archipel de la Guadeloupe, en lieu et place de l’archipel des Antilles françaises.