Le linguiste Mlaili Condro se penche sur le sens des inscriptions qui ornent les nyambawani, appelés aussi lamba ou leso. Article par dans le n°47 du journal Kashkazi.
« Le nyambawani des femmes mahoraises est un tissu aux couleurs vives, aux motifs infinis, portant des inscriptions en caractères latins. Un choix surprenant pour des femmes qui sont presque toutes initiées dès la petite enfance à l’écriture arabe par l’école coranique, mais restent en majorité analphabètes pour ce qui est de l’écriture latine. Le nyambawani est porté par-dessus un tricot ou un chemisier, noué au-dessus de la poitrine ou à la taille : c’est le saluva ou pagne. Il se porte également sur l’épaule ou sur la tête en tant que châle ou kishali.
Portés ensemble, saluva et kishali constituent le kompule nyambawani, c’est-à-dire le costume « complet ». Le nyambawani est soumis aux aléas de la mode, mais il est toujours porté dans les grands moments rituels et festifs (fiançailles, mariages et autres fêtes profanes ou religieuses) et aux rendez-vous politiques importants (campagnes électorales, visite d’un ministre ou d’un président de la République française). Tous ces moments sont l’occasion pour les Mahorais d’arborer les signes explicites de leur position sociale et économique.

Ils sont aussi l’occasion de « passes d’armes » entre rivales. Les déclarations (amicales ou inamicales, polémiques, expressions de sagesse populaire…) se font à distance, par le biais de sous-entendus, de paroles imagées lancées comme par hasard au passage ou à proximité de la rivale, et par le biais de tenues et de parures qui ne sont jamais neutres (…) Le nyambawani se présente ainsi comme le lieu d’une rencontre de la parole féminine, intime et réservée, avec le monde social et public, qui peut paraître comme antinomique (…) Les inscriptions sont en capitales de petite taille encadrées par une ligne de même couleur qu’elles.
Le tout se détache sur le fond du tissu dont la dominante permet de repérer le nyambawani (de loin) en tant que modèle spécifique. (…) Ce contenu linguistique est reçu en général comme une « parole féminine ». N’est-il pas assumé par la femme vêtue du nyambawani, qui le porte sur elle ? Par ailleurs, la parole féminine est traditionnellement très préoccupée à Mayotte par la relation homme-femme, ou mère-enfant, une relation intéressée et marquée par son aspect affectif et poétique. C’est précisément cette relation qui est privilégiée par la parole inscrite sur le nyambawani. (…) Les paroles inscrites sur le nyambawani sont essentiellement des luha ndzuzuri, des « paroles belles », des mahadisi mazuri, de « beaux propos », yaufurahidza roho, « qui plaisent au coeur ».


La « belle parole », luha ya furaha na mahaba, « parole de joie, d’amour et de bonheur », est caractérisée par sa forme et son contenu. Sa forme est souvent celle de l’ulaguwa shimutrumbole, du « parler à la façon d’un adulte », qui est une façon de parler imagée, détournée. C’est « la parole pilée » dont il faut aller chercher le sens au-delà des mots qu’illustre « Mahaba dalao djema » : « L’amour (ou le bonheur) est un bon médicament. » Elle laisse entendre des zitru ndzuzuri, les « choses belles et bonnes », des zitru zinalada, les « choses savoureuses » de l’amour et du mariage : Mahaba bora raha nadhahabu. « L’amour (ou le bonheur) vaut mieux que les bijoux (en or) ».
Si on retient avec S. Blanchy-Daurel que les rapports entre les femmes mahoraises sont essentiellement appréhendés comme une compétition dont l’enjeu est l’homme et son pouvoir économique, il est évident que cette « belle parole » peut avoir comme contenu la lutte entre deux femmes qui convoitent le même homme. Et dans sa manifestation positive, non explicitement et directement polémique, la « belle parole » est une parole partagée, qui implique la complicité des tiers unis contre la rivale.
Cette parole imagée et partagée sous-entendant une présence complice, elle trouve dans le nyambawani le support nécessaire à son déploiement public. Elle trouve dans l’écriture latine et dans la façon dont elle est inscrite à la manière d’un motif décoratif, illisible, anodin, une place particulière dans l’espace social, un support complexe compatible avec toute la discrétion qui s’impose aux femmes.”
Mlaïli Condro
Le nyambawani des femmes mahoraises : une parole féminine assignée à l’écriture de Mlaili Condro, in L’écriture entre support et surface, Université de Limoges, L’Harmattan.