Tandis que les veillées de conte ont pratiquement disparu, le théâtre amateur connaît un certain engouement chez les jeunes depuis la fin des années 1980. Quelle peut être la place de cette expression artistique (ou parfois simplement comique) dans une société où l’oralité reste primordiale ? Suite à notre dossier de la semaine dernière sur la culture orale, nous poursuivons le débat avec quelques hommes de théâtre, amateurs ou professionnels. Paru dans le n°47 du journal Kashkazi.
Quelle peut être la place du théâtre dans une société de l’oralité ?
Nassur Attoumani : J’ai opté pour le théâtre parce qu’en tant qu’enseignant j’ai remarqué que personne ne lisait. Le théâtre permettait une lecture collective et passive de la part du public, active de la part des acteurs. C’est pour ça que j’ai toujours fait du théâtre comique. Je me voyais mal imposer aux gens, qui ont déjà leurs soucis, des drames qui ne leur appartiennent pas.
Dago : Le théâtre a un rôle éducatif par rapport aux jeunes et pour le public. La prochaine création de notre troupe raconte la légende de la barrière de corail, que ma mère m’a racontée, et que son père lui avait racontée. Dans le théâtre, je cherche ce qui est dans l’oubli.


Le public de Mirontsy (Ngazidja), Soumette et Mounir du TNC en pleine représentation.
Soeuf Elbadawi : Pour beaucoup, le théâtre fut une école de l’éloquence dans une société où le savoir-parler a une importance. Il a servi d’école à de futurs leaderships, à l’image des événements religieux ou coutumiers de la cité traditionnelle comorienne, où l’on met toujours des jeunes qui savent parler au programme. Une inauguration d’école ou un meeting est toujours une occasion pour que les meilleurs d’entre nous prennent la parole avec un talent inhabituel, en parlant de Dieu ou des affaires de la communauté. Par ailleurs, le théâtre reste un endroit où l’on apprend à exceller, sans la pression sociale habituelle. Dans la vraie vie, il y a toute une dramaturgie sociale qui se met en place, avec les notables, les fundi ou les hommes politiques, obligeant à des intrigues telles que la prise de parole d’un jeune devient vite un enjeu politique. Il faut que ce soit l’enfant de tel qui parle. Il faut qu’il dise telle chose et non telle autre. Car il va s’exprimer au nom de la communauté.
Le théâtre est-il un moyen pour les jeunes de s’emparer de la parole dans une société où celle-ci est codifiée, et de dire des choses inacceptables dans un autre contexte ?
Dago : Sur la place du village, le discours est restreint à la vie collective. Si on entre dans le privé, dans ce qui concerne les mœurs et l’intimité des gens, il y aura contradiction et censure. « Virginité, déflorer »… On ne pourrait jamais utiliser ces mots au village, alors qu’au théâtre, on ne peut pas forcément en parler avec des mots bien ouverts, mais on peut faire des pièces qui tournent entièrement autour.
SE : Quand nous avons commencé dans les années 1980-90, un certain nombre de choses était permis. Les gens étaient réceptifs et comprenaient bien que le théâtre était un lieu de jeu, et non de pouvoir. Un peu comme dans les veillées de conte, où il n’y avait pas que la sagesse qui passait dans les mots. Au fil des années, les barrières sont mêmes tombées. Et on a pu parler de tout sur la scène. Il faut voir les campagnes sur le sida et les choses que l’on arrive à véhiculer face à des familles, qui, d’habitude, se veulent très puritaines.



Sultan, Soumette et leur public, lors d’une intervention.
Alain-Kamal Martial : La grande évolution avec le théâtre, c’est que nous avons pu briser les codes traditionnels de la prise de parole. La scène est un des grands lieux de liberté. Les troupes de théâtre n’existent que par nécessité, pour que les jeunes puissent dire ce qu’ils veulent. Lors des dernières Rencontres du théâtre populaire (à Maore, ndlr), on a eu des pièces où les jeunes se mettaient à danser en pleine prière, voire des choses un peu scatologiques : on pète dans la mosquée, et tout le monde rigole ! Mais on a pu aussi parler d’inceste…
Est-ce qu’on allait en parler au village ? Il y a une convention qui commence à dire que sur scène, on peut dénoncer.
SE : Ne confondons pas théâtre et société. Le théâtre n’a jamais été considéré comme faisant partie des stratégies de pouvoir en place dans les cités traditionnelles, ce qui fut le cas pour la musique dans certains contextes tels que les rituels religieux ou les joutes politiques. Je ne pense pas que le théâtre ait libéré qui que ce soit dans la hiérarchie traditionnelle, puisqu’il ne fait pas intervenir ces jeunes dans cette hiérarchie détenant le pouvoir à l’ancienne. Le théâtre a encore à prouver son « utilité” dans cette société. Je crois qu’il nous faut tout inventer : le métier lui-même, le public, des habitudes. Lorsqu’on y arrivera, on pourra peut-être poser la question aux aînés pour savoir ce qu’ils pensent de notre rôle. A priori, ils ne considèrent pas pour l’instant que ce soit vraiment un lieu d’enjeux. Nous les faisons plutôt rire.
NA : Ce sont les jeunes qui font du théâtre, les gens de 50-60 ans n’y vont jamais. Pourquoi ma mère qui a 75 ans irait voir mes pièces, qui sont d’ailleurs en français ? Pour Interview d’un macchabée, j’ai eu une maîtresse d’école coranique qui ne comprenait pas le français mais qui a à tout prix voulu voir la pièce, car les gens en ont beaucoup parlé. C’était une exception. Et le « petit », c’est-à-dire moi, avait 40 ans… Quand ce sont des jeunes de 20 ans, il est très difficile de déplacer les personnes âgées. Qu’ont-elles à apprendre auprès d’eux, elles qui étaient considérées comme détentrices du savoir ?



Le jeune public de Mirontsy tétanisé. Mounir, Jasmine et Sultan, en pleine représentation.
Le théâtre peut-il jouer un rôle proche de celui des anciens conteurs au sein de la communauté ?
SE : Je ne suis pas certain qu’il s’agisse des mêmes enjeux. Mais le théâtre a des leçons à recevoir du conte : la parole, l’écoute, la fonction participative du public dans une veillée. C’est ce que fait Salim Hatubou, qui reprend dans son théâtre le rôle du meilleur conteur, formé par grandmaman, en monologue, et invente par la même occasion une figure moderne de conteur au kilomètre, grâce à qui le public peut se contenter d’écouter. Son conteur ne nous oblige pas à raconter. On l’écoute. En dehors de cela, le théâtre comme moyen de faire passer un message n’est pas si éloigné du conte, sauf qu’il ne s’agit pas tout à fait du même métier. Le conte fait appel au communautaire, aux mythes et légendes partagés par l’ensemble de la population, mais s’adresse à un public toujours limité dans la cour familiale ou sur la place du quartier. Le fait que tout le monde se connaisse joue beaucoup sur les émotions partagées lors d’une veillée. Le théâtre aspire à plus d’ambition sur ce plan. Du coup, les stratégies pour communier avec le public ne sont pas les mêmes.
AKM : Un comédien qui prend la parole est comme un griot : il ne doit pas la lâcher, pour garder le fil qui le lie avec le public. La force du mot crée devant les gens un univers de parole. Dans un monologue, pas besoin de décor. C’est la parole qui fonde le théâtre, même si on remonte à ses sources que sont les passions (en occident) et les veillées.
NA : Le conte est un moment de joie, vraiment festif, à la fois actif et passif : chacun peut y entrer. Si le conteur produit un chant, tout le monde reprend en chœur. Je pense que le théâtre joue ce rôle-là. Sauf que les acteurs sont devant et que les spectateurs rient, mais en parlent après. Ils te félicitent ou te disent qu’ils n’ont pas compris quelque chose… l’interactivité est au-delà du spectacle.
Recueilli par Lisa Giachino
Les images accompagnant cet article viennent d’un reportage effectué lors d’une intervention du TNC à Mirontsy (Ngazidja) dans le cadre du théâtre dit de sensibilisation.