Retour sur Zangoma (Soulbeat Record, 2024), le troisième album d’Eliasse. Un objet au tempérament rock, entre reprises et inédits, sur des rythmiques hybrides. Avec un discours allant de la politique à l’écologie.
Pour Eliasse, cet album témoigne de son attachement à son archipel. Il y dit son souhait de temps fastes pour le pays. Loin de la douleur et des tourments qu’il déplore dans Ndroso. Une complainte (issue de son premier album) revisitée en ternaire dans un groove électrique. L’artiste, qui ne désespère pas du lendemain, restitue dans cet album un sombre tableau du réel. Un bilan désastreux de la période postindépendance. Il est question du renoncement et de l’élite, de désengagement de la jeunesse, de l’incurie et de la canaillerie des politiques, des silences et des compromissions, etc.
Tout ceci génère en lui une tension difficile à contenir. Elle sourd des riffs abrasifs et des rythmiques implacables, adossés à une batterie puissante et épique. D’ailleurs, pour l’occasion, Eliasse troque sa corde nylon habituelle pour une gratte électrique, qui sied mieux à l’esprit rock. En bon comorien, il crée le lien avec le bordelais – terre de rock – où il évolue. Sans forcer puisque qu’il conserve la même énergie enflammée du mgodro de ses débuts. Et son slap percussif à la Keziah Jones vient, quant à lui, survolter davantage cet opus aux paroles révoltés.

Eliasse & the band.
Et quand le réel fait mine de sombrer dans l’impasse, la jeunesse choisit la voie du départ. Locaterre témoigne des difficultés de l’exil _ Où quand le paradis espéré vous rend votre désillusion en pleine figure. Nostalgie, perte de l’ancrage, absence du lien. Le retour est néanmoins difficile, voire fantasmé. Et aucune des fictions que l’on se fait ne suffit à apaiser le mal-être occasionné. Locaterre traduit bien l’intranquillité qui s’ensuit dans un balancement binaire, comme pour dire les allers-retours et l’impossibilité de se fixer. Avec de l’entrain dans l’orchestration, en cohérence avec l’idée heureuse que l’on se fait du voyage. Bien que l’imaginaire des drames récents – traversée de la méditerranée – commence à y marquer les esprits.
Il serait étonnant de faire un disque parlant de l’archipel sans un mot sur la balkanisation à l’œuvre ou sur les milliers de morts du Visa-Balladur. Bâti sur des contretemps nerveux, Shanambere (initialement joué dans le disque collectif Tsenga2) s’arrête sur le biffage de l’histoire et ses conséquences. Depuis que la France, puissance coloniale, a décidé de maintenir sa présence dans l’archipel, en divisant, en méprisant les liens originels. « Une histoire sans queue ni tête », chante-t-il, soulignant l’absurdité. Ceci avant de basculer dans une irrésistible transe, débit endiablé mêlant batterie, tambour et kayamb. Comme pour invoquer les djinns, trumba et autres mânes, qui sommeillent dans ces îles ou pour ramener dans l’organique une réponse à la dépossession.
On peut y voir un lien avec Owa Owe, cet appel à l’unité pour mieux affronter l’adversité, qui menace les fondements des communs. C’est une composition de Baco Mourchid qu’Eliasse se propose de reprendre à sa sauce. Une critique de la société de consommation, de l’individualisation sur fonds des chants soufis. Il est sujet d’un dialogue à renouer dans une fratrie divisée. Comment ne pas y voir une allusion aux nouvelles identités en faction dans l’archipel : « Mahorais » et « Comorien », les mêmes en réalité, s’opposent dans une joute binaire. D’un côté le rejet, de l’autre le besoin de dire l’appartenance. Mais l’espérance, rappelle la chanson, déserte les espaces de désunion et de conflictualité. Il est nécessaire d’inventer de nouveaux territoires d’entente…
Certains titres offrent une parenthèse de douceur à cet ensemble éruptif. Tsozi la roho chante les liens, celui d’un parent à son enfant. Eliasse confierait-t-il ses fragilités de père au son des arpèges mélodieux ? Possible. Nduzangu, écrit dans une poésie en légère opacité, semble témoigner de ces amours éprouvés, mais qui tiennent bon. Les vers de Lisa Ducasse (artiste Mauricienne, installée à Paris), posés avec délicatesse, tempèrent et nourrissent l’élan poétique du morceau. Mais le lien ici ne se résume pas à l’autre, il se rapporte aussi à la nature.



Eliasse, Jérémy Ortal à la basse et Fred Girard à la batterie.
En effet, le songwriter tient l’écologie en préoccupation, jusqu’à en faire une récurrence dans sa musique. Il croit en la nécessité de dire et redire, de persister sur les dérèglements climatiques et ses effets. Ainsi Salama, cette funk, qui s’achève sur des guitares allègres, n’est autre chose que le son du tocsin. A l’heure du désastre : Kenneth, Chido, Garance, l’archipel _ la région indianocéane faisant face au déchainement des éléments. Mwarata, quant à lui, résonne en écho à ceux qui s’organisent pour préserver l’équilibre environnemental. Morceau minimaliste, où les glissements épurés à la guitare viennent, par ailleurs, rappeler la folk locale des seventies, dont Eliasse est devenu l’un des héritiers.
Emprunter au répertoire trad et populaire des motifs rythmiques et des lignes mélodiques qu’il mêle ensuite aux blues, au rock et à la funk, voilà la ligne suivie pour ce disque. Le titre Zangoma ramène à cette approche entre valorisation et quête d’originalité. Un morceau éponyme prend d’ailleurs des airs de manifeste. Eliasse y invite ses compères pour une célébration du legs : Cheikh Mc, Mounawar, M’toro Chamou, Baco[1], Zily, dressent le banquet des rythmes et disent leur fierté. Mgodro, shigoma, shitete, nkandza, twarab, serebwalolo, etc. La liste est longue et constitue une aubaine pour un créateur du pays en quête de sens. Alors que la nouvelle scène semble avoir quelque peu tourné le dos à ce patrimoine, Eliasse y voit le potentiel : « c’est une richesse qui nous permet de dire au monde qui nous sommes ».
Avec la complicité des bordelais Jérémy Ortal (basse) et Fred Girard (batterie), Eliasse continue de se jouer des frontières et des genres dans ce troisième album, offrant des sonorités inédites sur les scènes rock ou world qu’il ne cesse de courir avec énergie. En deux albums, son nouveau trio s’est forgé une solide réputation dans le milieu. Il rejoint le riche catalogue de la maison de disque Soulbeat Record, qui a signé ou fait jouer des artistes tels que Tiken Jah, Jimmy Cliff, Flavia Coelho, Takana Zion, Patrice, entre autres.
Si le héraut du Zangoma a réussi à hisser son nom à l’affiche, c’est à force de travail et de persévérance. « Il n’y aura pas de sauveur et personne ne nous attend, il faut croire en ce que l’on fait et se mettre en mouvement », confiait-il comme en réaction à une scène culturelle comorienne en attente du miracle. Eliasse a fait les premières parties de noms plus connus tels que Groundation, Louis Chédid ou Touré Kunda. En trio ou en solo, sur les grandes ou les petites scènes, il s’adapte et joue en live son destin d’artiste en chemin. Depuis 2023, il comptabilise plus de cinquante concerts à travers le monde, selon sa maison de disque. Du festival Nuits d’Afrique au Canada aux Francofolies de la Réunion, du Ziro festival of music en Inde au Montreux Jazz Festival en Suisse, de Visa for music au Maroc en passant par la Hongrie et la Roumanie et plus d’une cinquantaine de dates en France. Un rêve qui se réalise pour cet enfant d’archipel. À suivre…
Fouad Ahamada Tadjiri
[1] Baco est l’inventeur du Zangoma. Un concept en mouvement qu’il considère de manière beaucoup plus complexe. Il s’agit pour Baco de réinsérer le tambour dans les musiques issues des communautés afrodescendantes, le tambour qui ne serait rien d’autre que leur ADN ancestral…