Y’a du flow. Voilà ce qu’on se dit face aux œuvres d’Hakim Idriss aka Socrome, considéré comme le pionnier du graffiti aux Comores. Passant de l’underground aux milieux du luxe, Socrome présente Legacy Beats au Park Hyatt à Dubaï, nous dévoilant, dans cette exposition, une autre facette de sa pratique des arts.
Vous l’avez vu œuvrer à Moroni, ou du moins vous avez vu son travail. Il y a cette grande fresque, figurant un minot tout sourire en kofia, apposée à même la coque rouillée d’un navire dans le vieux port de Kalaweni, signé Socrome. C’était en 2010, lui et les calligraphes de Calcamart, poussés par l’énergie des belles rencontres, avaient entrepris de marquer les murs de la capitale d’un art nouveau. Partout, les habitants ont été étonnés devant les graffitis hauts en couleurs, poussant, telles des fleurs urbaines, sur les pans frappés de délabrement. Jamais travail artistique n’avait suscité autant d’étonnement, s’imposant par la taille (grand format), se livrant, mais pas tout à fait. Car ces lettres encodées étaient une énigme, en attente de déchiffrage.
L’artiste venait de poser son atelier à Moroni, le temps d’une parenthèse perso, après avoir évolué dans la région parisienne. Où il est connu comme membre du crew Le Chat Noir, rassemblant des graffeurs affectionnant particulièrement les grandes fresques. À Moroni, Socrome se montre prolifique, le geste franc, n’hésitant pas à s’affranchir des codes du milieu, pour satisfaire sa quête d’authenticité et de liberté. Une quête d’identité aussi, comme tout jeune au parcours diasporique. Ce qui, parfois, prolonge le mouvement en geste politique. D’ailleurs, son blaze n’est autre que l’anagramme de « Comores ».
L’année 2003, il est sur scène à graffer en plein concert du groupe 3e Oeil, à Moroni, les mots : “Nkonyo Dzima” (Tous ensemble). Une réponse au discours séparatiste. Aussi, cette fresque du minot, sur le navire mouillant les eaux du kalawe (2010), porte plusieurs symboliques. D’abord le kofia en lui-même, accessoire représentatif du masculin, il est toujours toujours confectionné par la femme, soulignant par-là le pouvoir (tradition matriarcale) de cette dernière dans le façonnement de l’homme. Ici, il est porté par un jeune garçon. Une manière d’insister, justement, sur le pouvoir de la femme et de faire porter l’avenir à la jeunesse. La deuxième lecture se situe au niveau des motifs choisis pour orner le kofia, à savoir les quatre îles de l‘archipel, signifiant l’unité, à la veille de la départementalisation de Maore.




En région parisienne, au Maroc…
« La ville était retournée ! On voulait valoriser la culture comorienne, faire la peau aux vieux complexes coloniaux qui voudraient que tout ce qui est local est merdique, le fameux « un truc vite fait à la Comorienne ». On a sélectionné des proverbes Comoriens que nous calligraphions au centre des fresques, des messages positifs pour la jeunesse » racontait-il en 2013 à Africultures. Puis vient le temps du départ : la fin de la parenthèse. À moins qu’il ne se soit confronté aux limites d’une utopie. Toujours est-il que son travail a marqué les esprits à l’époque, notamment au sein de la jeunesse, où l’on a vu émerger de nouveaux talents à sa suite…
À Paris, Socrome collabore en tant que designer avec des marques prestigieuses, à travers son agence Graffeur-Paris : L’Oréal Paris, Lacoste, Google, Ray-Ban, Zadig et Voltaire, etc. Il fait son entrée dans le monde du luxe, apportant une plus-value artistique aux produits qu’il est souvent amené à personnaliser. Ce qui, par ailleurs, pourrait en étonner certains, qui aimeraient le voir coller à l’image du graffeur, n’évoluant que dans les zones désaffectées, ou se livrant à une prétendue forme de vandalisme. Socrome semble mû par autre chose, lui, ne se ferme aucune porte. Au contraire, il semble en ouvrir de nouvelles à chaque fois. Il multiplie les interventions dans les grandes maisons prisées, explorant les possibilités d’expressions qui s’offrent à lui – il a eu cursus en art plastique. Sans censurer sa culture hip-hop originelle, bien sûr.
Il assume désormais une casquette d’artiste contemporain, qui se challenge en permanence. Des supports muraux, il passe à la peinture sur toile. « Pendant plus de 20 ans de graffiti, je rejetais un peu le support toile, ça ne m’intéressait pas plus que ça, trop petit, et finalement pas de motivation à part une vente souvent hypothétique. J’ai mis de côté et je préférais les grands formats en extérieur et surtout les expériences collectives », écrit-il sur son compte instagram. « Depuis quelques temps, je me suis renfermé un peu. J’y trouve un intérêt. Un travail différent, beaucoup plus sur la longueur et sur l’introspectif ». Il est à Washington D.C. à l’occasion du rendez-vous We Are Africa, où il performe en live lors du vernissage, toujours avec les couleurs et les mots du pays : « Vendza dudja gavo mwamba »[1], inscrit-il au bas d’un portrait de femme au visage couvert d’un shiromani.


Dans la baie de Kalaweni à Moroni…
Legacy Beats, l’expo au Park Hyatt
L’artiste qui, en 2017, avait de nouveau installé son atelier à Moroni, œuvrant notamment à travers Swana, une agence de création graphique, a été, cette fois, confronté à la réalité du pays. Vivre de la création aux Comores relève d’une gageure. Pour s’en sortir, il lui faut constamment faire la navette entre Paris et Moroni. Un rythme difficile à tenir pour un jeune père de famille ? Il s’installe à Dubaï dans les Émirats. « Vivre de l’artistique, quand tu es aux Comores, c’est pas simple. Donc, j’étais tout le temps à prendre l’avion pour venir travailler en France, pour venir travailler à Dubaï notamment avec Montblanc, c’est ça qui m’a emmené plus tard à prendre la décision douloureuse mais nécessaire de quitter quelques temps les Comores », confie-t-il dans le podcast Chez moi aux Comores.
C’est donc au Park Hyatt, dans cette ville de l’abondance, que Socrome s’installe le 29 octobre 2024, le temps d’une résidence artistique de trois mois. Profitant d’un cadre de rêve pour créer. Où il est question de réinterpréter les symboles culturels locaux dans un esprit moderne. Voici ce qu’en dit l’artiste : « À travers une série de peintures abstraites et contemporaines, je réintèrprète les symboles emblématiques des Émirats arabes unis, mêlant graffitis, techniques de peinture modernes et éléments abstraits. *Legacy Beats* ouvre un dialogue entre le passé et le présent, offrant une expérience immersive qui reflète à la fois les influences culturelles et personnelles. » Une quinzaine de toiles exposées, aux couleurs éclatantes, et qui s’offrent comme autant d’interrogations sur la notion d’identité. Entre autres…
Une rencontre d’influences parfois bien visible dans l’œuvre. L’impression que l’artiste fait se côtoyer, en les harmonisant, des références à des héritages qui, de prime abord, semblent antinomiques. Ainsi, ce portrait à l’acrylique d’un homme noir en nkandu et casquette à l’envers (Roi Kunta) échappe au verdict d’incongruité que pourrait susciter un tel assortiment. Ou cette femme au regard franc et apaisé – de la détermination ? à moins que ce ne soit de la défiance -, un voile d’un noir profond sur la tête et du rouge à lèvre sur la bouche (Encore et encore). Deux symboles de la féminité, mis ensemble, qui pourraient torpiller le cliché.


Au parc Hyatt à Dubaï…
Des enjeux multiples, selon Socrome, parlant de cette résidence : « d’abord, je viens du muralisme, du graffiti, d’un travail à grande échelle. Cette exposition marque une transition importante vers le travail sur toile, avec tout ce que cela implique : penser une série cohérente, s’adapter à des formats plus petits, et envisager l’accrochage dans un espace fermé plutôt qu’une intervention dans l’espace public », explique l’artiste avant d’avancer un intérêt, cette fois, géographique : « c’est ma première exposition d’envergure au Moyen-Orient, une région où je pose mes valises et mes pinceaux pour développer mon travail, loin de l’Europe ou des Comores. Cela signifie aussi faire connaissance avec un nouveau public, comprendre comment mon art résonne ici et voir comment je peux m’inscrire dans cette scène artistique ».
Le graffeur évoque un tournant majeur dans sa pratique et dit travailler actuellement sur une pièce monumentale qui mêle son héritage comorien et son parcours artistique, qui se nourrit du monde. De l’Europe aux Etats-Unis, où il a côtoyé des artistes de Brooklyn et du Bronx. « Cette transition vers le volume est un défi à la fois technique et conceptuel, et c’est un cap essentiel que je franchis avec cette résidence ».
L’un des moments fort de cette expo reste cette grande fresque (Les perdus, 2024) où Socrome renoue avec son support de prédilection : le mur. Celui du restaurant Noépé. Le portrait d’une femme – encore – au port altier, au regard digne, habitée par on ne sait quelle part d’ombre. Mystère ! C’est la même qui sert à illustrer le projet, et probablement celle qui restera dans les lieux à la fin de l’expo. En attendant, cet évènement, qui devait s’achever le 29 janvier 2025, s’est vu prolongé de trois mois. Une bonne nouvelle pour l’artiste, qui, régulièrement, publie des fragments de son travail sur son compte Instagram. Offrant ainsi une fenêtre à tous ceux qui, par la distance, hélas, ne peuvent…
Fouad Ahamada Tadjiri
À la Une : Socrome au parc Hyatt.
[1] « Vwendza dudja ngapvo mwamba ».