Rémi Carayol a publié un document complet sur Mayotte ou comment la France a disloqué l’archipel des Comores pour se maintenir dans la région du Sud-Ouest de l’Océan indien. Mayotte Département colonie, titre choc pour un texte qui nuance, déconstruit et dévoile les machinations à l’œuvre, avant et après « Mayotte-Département ».
Une colonie comment ça se crée ? Important de lire Mayotte de Rémi Carayol pour comprendre, un document aux éditions de La Fabrique (2024) _ Petite maison indépendante, connue pour sa ligne critique, déconstructive, non alignée, militante. Engagée sur les sujets qui fâchent ou contr le consensus collectif. Ce qui paraît chez la Fabrique, répond à un problème foncièrement politique[1]. Rémi Carayol y publie son livre. Un acte témoignant de l’intérêt intellectuel du sujet, n’en déplaise à ceux-là qui affirment le contraire, parfois au sein même de l’archipel. Artistes, poètes, et intellectuels…
L’auteur assume un parti pris, dès l’entame du livre. Employer « les noms comoriens des quatre îles de l’archipel des Comores, et non leurs versions « francisées » issues de l’histoire coloniale ». « Mayotte », c’est pour le titre et les citations. Pour le reste, ce journaliste, qui a longtemps œuvré depuis les quatre îles, a su s’éviter l’erreur, consistant à isoler Maore de ses trois sœurs. Pour lui, « c’est une réalité géologique, historique, culturelle, sociale, religieuse, linguistique et même politique ». Où les différences prétendues relèvent de la fable. Carayol remonte aux origines d’une littérature coloniale à la peau dure. Que, par ailleurs, bien des prosateurs venus de Paris ou des politiciens locaux n’hésitent pas à recycler.
On y retrouve les propos de Faurec, colon et auteur de L’archipel aux sultans batailleurs, devenus « slogan politique qui sert à justifier la dislocation de l’archipel et la permanence de la présence coloniale française ». Carayol reprend et analyse les assertions séparatistes, soulignant, au bout, les contradictions récurrentes. « Mayotte est française avant Nice et la Savoie », ou encore « il n’existe pas de peuple Comorien », on note aussi le célèbre « nous avons choisi de rester français pour être libres ». Des inepties qui servent à justifier une « colonisation consentie », à l’heure des consciences souverainistes. Le livre, qui retrace les moments marquants du fait colonial dans l’archipel, montre comment la mémoire tend à édulcorer, voire à blanchir la colonisation de Maore.
À l’heure de l’indépendance
Carayol suit les forces qui mènent Maore à la départementalisation. C’est d’abord une revendication dans le cercle politique, où l’on retrouve une élite créole originaire de Sainte-Marie au front. Celle-ci cherche avant tout à préserver ses intérêts. Leur appel prendra de l’ampleur, suite à certains évènements venus nourrir les idées séparatistes dans l’archipel. Le transfert du chef-lieu de Dzaoudzi vers Moroni en est le motif principal. Moroni où siège désormais les représentants d’une autonomie de façade, qui n’ont pas su se défaire de l’image de « père fouettard » qu’ils incarnent. Autre élément, un marasme économique venant accentuer le sentiment de délaissement des Mahorais. L’appel à la départementalisation, qui s’est amplifié, était pour eux un moyen d’attirer l’attention sans une réelle conviction au bout.
D’ailleurs, sur cette volonté de départementalisation, Carayol observe les dissentions internes parmi les figures locales. D‘un côté le camp de Marcel Henry et de l’autre celui de Souffou Sabili. Ils s’affrontent au sein de l’UDIM[2], qui deviendra plus tard le MPM[3] : « Les raisons originelles de ces divergences qui marqueront les années 1960 restent floues. Elles se situent peut-être au niveau du degré de « départementalisme » de chacun : alors que dans l’esprit d’Henry, fidèle au combat de son oncle [Georges Nahouda], le statut de département représentait une fin en soi – et l’assurance de rester au sein de la république française -, pour Sabili c’était surtout un moyen d’équilibrer la balance dans l’archipel, dans la perspective d’un avenir commun aux quatre îles », peut-on lire dans le livre.
Bien que l’indépendance semble inévitable, on y apprend l’erreur stratégique d’Ahmed Abdallah qui, pour s’assurer le pouvoir, est pressé de la proclamer, alors qu’il y avait une marge de négociation encore possible avec Paris, concernant Maore, où le MPM impose sa « dictature », censure le discours prônant le rapprochement avec Moroni. Le MPM use de la violence, enchaînant les magouilles jusqu’en « métropole », où il s’associe à Action Française, dirigée par Pierre Pujo. Quels intérêts communs entre le MPM et ce mouvement d’extrême droite ? Le parti pousse son action dans les rangs de l’exécutif, partagé quant au sort de l’archipel, à l’emplacement ô combien stratégique. Devant les parlementaires français, le parti ment sur la constitution « ethnique » du peuple comorien et obtient, en 1974, une consultation « des populations comoriennes », au pluriel.
Mayotte Département-colonie
C’est la fin de l’unicité politique. Une résistance se met en place, opposant « Soroda » et « Serrez-la-main », et témoigne d’une situation bien plus complexe que ce que l’on sert à tout bout de champ : « Mayotte a choisi de rester français ». Une phrase dite pour désarmer. Et si la France, pendant longtemps, n’a su que faire de ce territoire, hésitant quant à une dislocation définitive des Comores – qui a le droit international de son côté -, les acteurs politiques qui se sont succédés ont chacun fait avancer l’échiquier en faveur d’une permanence française sur l’île. Car, on le saisit bien, en lisant Carayol, la dislocation ne s’est pas faite d’un coup, mais dans le temps, favorisée notamment par un contexte politique comorien, marqué par l’instabilité institutionnelle. Le récit nous plonge dans les ingérences françaises au sein de l’État Comorien.

Une oeuvre du peintre Chakri sur les morts du Visa Balladur.
Ou comment, depuis Maore, la puissance coloniale garde une main sur l’ensemble de l’archipel. Des actions orchestrées par Paris vont jouer sur la stabilité du jeune État. Les années Denard et la GP, le financement d’une l’Afrique du Sud sous embargo, son contournement via les Comores, etc. Carayol montre comment la France se satisfait de la présence des « barbouzes » à Moroni et compose avec ceux qu’elle nie, pourtant, avoir envoyés. Suivent encore les enjeux derrière l’exil forcé du président Djohar, etc. Rémi Crayol revient sur les évènements de 1997, lorsque l’OPIA[4] réclame l’indépendance pour Anjouan, en tentant de rattacher l’île à la France. On y retrouve les manigances de l’Action Française, qui a recours aux mêmes méthodes que lors de la sécession mahoraise. À noter que c’est à Maore qu’est imprimé Camelot, son journal de propagande dans l’archipel.
La création d’une « frontière » sous Balladur, avec Charles-Pasqua, séparant l’archipel, est l’un des actes les plus marquants de la dislocation et de l’étrangéisation du Comorien à Maore. Une prouesse coloniale dont Rémi Carayol montre les dérives. C’est là que son propos devient encore plus intéressant, car lié à une période et un terrain qu’il connaît en tant que journaliste. Il dénonce les « expulsions à la chaine », répondant à une logique du chiffre, imposée par Nicolas Sarkozy. On y voit les entorses faites au droit, par une préfecture souvent dans l’illégalité, les traques humaines, le phénomène des gamins de rues, la montée de la xénophobie, le succès des idées de l’extrême-droite. Maore terre musulmane…
Fanon, Memmi et Kashkazi
De la fabrique de « l’étranger » voici ce qu’écrit Rémi Carayol, comme s’adressant aux Mahorais : « L’étranger, l’étrangère, dit-on, c’est ton frère, ta mère, ta cousine, c’est celui à côté de qui tu pries à la mosquée, celui à qui tu loues ton champ, celui qui a construit ta maison – pas le Blanc qui ne comprend rien à ta langue, à ta culture, à tes aspirations et qui souvent méprise ton culte », citant le journal Le Mahorais, il poursuit « chaque brigade nautique est dotée d’un effectif mahorais pour permettre de dialoguer avec les passagers de kwassas ». Et de conclure : « Qui est l’étranger dans l’histoire : le « clandestin » qui parle la même langue que « l’indigène », ou le policier venu de « métropole » qui a besoin d’un traducteur pour le traquer ? »

Le sénateur Oili.
Les mots ténus récemment par le sénateur mahorais Said Omar Oili, illustrent bien ce propos. Face au média Kweli, le sénateur s’interrogeait : « Pourquoi à chaque fois il faut choisir un camp, moi ma mère est mahoraise, mon père est venu d’Anjouan […] Vous voulez m’obliger à haïr mon père et à aimer ma mère ? Non, je les aime tous les deux. Voilà comment je me définis ». Choisir ici revient à étouffer une part de soi, ce qui fige le « mahorais » dans une construction identitaire de domisé, dans une situation de déposséssion Il est lui aussi victime de sa xénophobie, à laquelle se rajoute son acculturation. S’il consent à être français, il résiste au quotidien face à une réalité ultramarine, le dépassant. Il a beau s’en prendre à son frère « Anjouanais », en lui attribuant tous les torts, il n’est pas Français dans l’âme, pour autant. Il supporte le même mépris de la part des wazungu.
Rémi Carayol s’arrête sur les rapports malaisants entre les « Mahorais » et les « Blancs ». Venus de « métropole », ces derniers se conduisent à Maore en terre conquise. Attirés par l’exotisme et le bleu du lagon, les salaires élevés, les primes, dont certains sont un héritage du système colonial, les wazungu, débarquent avec des privilèges, habitent une autre réalité, plus fastueuse. Ils ont leur géographie, logent dans les mzuguland, bénéficient d’un pouvoir d’achat plus élevé, participant de la cherté de la vie, se livrant à l’entre-soi, voire méprisant les « Mahorais. » Et puis, certains le disent, l’île serait mieux sans les Mahorais. Carayol, qui s’appuie sur Frantz Fanon et Albert Memmi, dissèque une société coloniale. Avec une économie de perfusion qui la rend dépendante de la « métropole ».
Un modèle dont les limites, par ailleurs, ont déjà été éprouvés dans les Antilles, et dont les artisans de la départementalisation, ici, auraient pu tirer leçons. Cela démontre que Mayotte-Département n’était pas un projet, mais une fin en soi. Carayol publie un document complet sur la situation mahoraise. Il réussit à embarquer le lecteur dans la compréhension d’une histoire complexe, qui, souvent, a été simplifiée. Un texte bien sourcé, offrant, dans ses références, une large bibliographie, témoignant d’un travail en profondeur et de longue haleine. Journaliste indépendant, l’auteur, évoluant aujourd’hui dans Afrique XXI, est connu pour avoir cofondé le journal Kashkasi, en réaction au discours séparatiste. D’ailleurs, il rend hommage à la fin du livre à ses « compagnons de la plus belle des aventures », à savoir Lisa Giachino, Kamal’Eddine Saindou, Soeuf Elbadawi.
Fouad Ahamada Tadjiri
[1] La Fabrique défend l’idée de l’édition comme acte politique : « Éditer c’est choisir un camp ».
[2] Union de défense des intérêts des Mahorais.
[3] Mouvement populaire mahorais.
[4] Organisation pour l’indépendance d’Anjouan.
