Paru en janvier 2025, Mayotte, département colonie de Carayol a relancé le débat sur Maore. Le livre est sorti dans un contexte marqué selon l’auteur par la désillusion du rêve départemental, aggravé par les conséquences économiques du cyclone Chido en décembre dernier, sans oublier la détérioration du climat social, marqué par la recrudescence des cas de violence, devenue le principal marqueur des inégalités et des tensions locales…
Le débat politique autour du cinquantenaire de l’indépendance des Comores se polarise sur la question de l’intégrité territoriale de l’Etat comorien, sujet central du différend avec la France, concernant la souveraineté sur Maore. L’évidence des raisons économiques et géopolitiques au maintien de la présence française justifie cette mobilisation nationale. La départementalisation de Maore venant compliquer le processus de décolonisation entamé en 1975 et les conséquences de l’occupation sur l’unité de l’espace archipélique expliquent la priorité donnée à ces questions dans le débat actuel.
La légitimité de cette revendication occulte cependant les autres dimensions du démantèlement et les raisons de l’incapacité de l’habitant à opposer une résistance à un système colonial, qui, en plus de dominer par la force, se perpétue par une emprise sur les imaginaires. Cette part du récit qui se charge de le transmettre n’est pas systématiquement prise en compte par le dominé, alors qu’elle est l’essence même de la pensée coloniale.


Rémi Carayol et son livre.
La colonisation au XIXème siècle ne peut pas s’expliquer par une réaction instinctive à une prédation naturelle de l’espèce humaine. Elle est le résultat d’une représentation du monde, qui a été théorisée par certains penseurs des Lumières et a ouvert la voie à l’Occident pour dominer d’autres civilisation, sous prétexte de supériorité. Finalement, c’est par un travail de l’esprit que la colonisation s’est affirmée et s’est structurée en un système régissant les rapports entre les sociétés. Cet imaginaire occidental « d’une mission civilisatrice » s’est réalisé et a été porté par des auteurs, qui, à travers leurs ouvrages, ont fabriqué le récit qui a rendu le fait colonial possible.
L’annexion des Comores par la France n’a pas échappé à cette logique. Elle s’est nourrie aussi de cet imaginaire colonial, qui a sculpté la société archipélique à partir de ses propres représentations. Les mythes de la colonisation dans l’archipel depuis le XIXème siècle sont le fait des imaginaires d’aventuriers ou de thèses prétendument scientifiques, défendues par des universitaires français, dont les ouvrages ont façonné la perception des réalités de l’archipel face à une opinion dépourvue de toute possibilité de prendre une distance critique, en l’absence de contre-discours.

Mayotte par temps de Covid-19 (Ph. Anil Abdoulkarim).
La méfiance du milieu universitaire envers les sources de tradition orale, caractéristique des micro sociétés, a affaibli la parole de l’habitant face à celle de l’observateur étranger, jugée plus crédible. Le carnet de voyage d’Alfred Gevrey[1], gouverneur de Pondichéry, visitant l’archipel en 1870, a été publié sous le titre Essai sur les Comores, malgré tous les clichés véhiculés par ce non-initié de la complexité sociale qu’il observe depuis la marge. De la même manière, paraît en 1941 Histoire de Mayotte dans l’archipel des Comores d’Urbain Faurec[2], dont la fonction de conservateur de musée, n’en fait pas un historien, pour autant.
Ces auteurs et leurs ouvrages sur l’archipel ne sont pas les seuls à s’être laissés déborder par les imaginaires de l’époque. La littérature fantasmée sur les îles a fait éclore chez les Occidentaux leur représentation, leurs imaginaires d’espaces voués à la colonisation. Les îles sont aujourd’hui des sources de conflits territoriaux, après avoir été des terrains d’expérimentation des expropriations de terres, de l’esclavagisation des habitants, des déplacements de populations, des expérimentations scientifiques et technologiques, des transformations des espaces terrestres et maritimes en bases militaires flottantes.
Ces récits, qui ont accompagné les premières heures du colonialisme, ont imposé durablement leurs grilles de lecture, falsifiant les réalités de sociétés inconnues, dont la complexité n’a rien d’une évidence au regard de l’occidental. Ces écrits n’ont pas moins formaté une perception, déniant à un archipel et à son histoire sa réalité d’espace d’existentiel et civilisationnel. Du haut de leurs disciplines, ces auteurs français ont contribué à fragmenter l’espace archipélique en une série d’îles décrites comme autant d’entités, dont les singularités expliqueraient les rivalités de pouvoir opposant les chefferies, alors que les facteurs communs favoriseraient leur unité. Plus que l’annexion d’un territoire, ce sont ces récits enseignés dans les écoles et dans les universités, seuls disponibles, aujourd’hui, sur les rayons des bibliothèques, qui prolongent la colonialité[3]. Deux siècles de matraquage et de formatage d’un tel discours ont laissé de profondes traces.

Le scandale du Visa Balladur, vu par le peintre Chakri.
Les temps changent, heureusement. Les révoltes des opprimés et les mouvements de contestation, qui ont abouti aux indépendances des anciennes colonies (françaises notamment), ont fait émerger une élite outillée pour démonter les mécanismes de la domination et déconstruire la pensée qui l’alimente. Cette déconstruction de la colonialité touche aussi l’Occident et répond avant tout à une exigence de vérité contre les manipulations de la génération qui a accompagné le fait colonial et permis son extension. Ce mouvement critique est porté par de nouvelles élites anticolonialistes, questionnant les postures intellectuelles derrière les discours humanistes et universalistes, complices des pratiques coloniales.
Le cas des Comores dans ce débat postcolonial est problématique. Le pays n’a pas produit une élite susceptible de générer une parole propre sur son histoire ou encore de problématiser autour du récit colonial. En attendant les signes d’une dynamique salutaire, c’est dans le milieu des auteurs français que se fabrique paradoxalement ce contre-discours. Dans son dernier livre Mayotte département colonie[4], le journaliste Rémi Carayol dresse un portrait sans concessions du chaos de l’occupation française à « Mayotte » et décortique le délitement d’une société écartelée entre sa réalité archipélique et l’illusion d’une interminable quête de France. Avant lui, Pierre Caminade[5], auteur de Comores-Mayotte, une histoire néocoloniale, avait déjà initié un travail de vérité, en démontrant les motivations néocoloniales de la présence française à « Mayotte », les enjeux du maintien des Comores sous la tutelle et les conséquences sur l’ensemble de l’espace comorien, du projet de « domtomisation » de « Mayotte ».

Mayotte après le passage de Chido.
Rémi Carayol va plus en profondeur face à la littérature connue et labélisée de cet espace, dont les courants séparatistes se saisissent pour participer à l’œuvre de démantèlement de l’archipel. Connaissant bien son sujet pour avoir résidé plusieurs années sur l’archipel, le journaliste livre une photographie saisissante du délitement généralisé de la société mahoraise dans laquelle aucun groupe social ne sort indemne, écrit-il. « Il s’agit ici d’expliquer en quoi le système colonial encore en vigueur à Maore influe sur le comportement de ses habitants (Mahorais et Métros) et détermine le rôle qu’ils jouent (…) ». L’auteur tire de ce chaos la conclusion que « l’histoire de Mayotte française est un malentendu ou du moins un non-dit », en se demandant si la finalité du projet est d’être français ou « de rester colonisés pour rester libres » contre le frère et le cousin de l’autre rive. Le livre se lit d’un trait. La proximité du récit avec l’actualité récente et brûlante, qui a fait le tour des médias, en a fait un titre interpellant l’opinion française, abasourdie devant les incohérences de son gouvernement sur cette colonie estampillée « département » _ statut servant surtout à fragmenter la société, en creusant « les inégalités », sources de violences, venant alimenter une xénophobie locale.
En fermant la dernière page de cet ouvrage, pour qui connaît le marécage dans lequel la France a plongé l’archipel, l’on ressent le malaise de l’auteur, qui, comme beaucoup des personnages qu’il décrit, ne sortent pas indemnes de cet imbroglio. « Je connais bien cette société : j’en ai fait partie ». Par ce choix de s’impliquer parmi les personnages de son livre, Rémi Carayol s’impose une obligation de rompre avec la distanciation de ses contemporains, qui acceptent le supplice de « l’assignation automatique », pour ne pas perdre « les privilèges » de la colonie. S’en est-il sorti ? Pierre Caminade, n’a pas échappé au piège de la fragmentation, qui guette le récit sur l’archipel dans Comores-Mayotte, une histoire néocoloniale. Face à ce défi, l’auteur de Mayotte département colonie prévient d’entrée de jeu : « Ce livre parle de Maore, mais en réalité, c’est à l’ensemble des îles Comores qu’il est consacré…». Les deux auteurs sont pourtant sincères sur la réalité coloniale qu’ils décrivent et sur leur conviction qu’« aucune de ces îles ne va sans les autres » (Rémi Carayol). Mais la sclérose du démembrement a tellement gangrené le corps archipélique que le seul fait de « prendre le parti d’employer les noms comoriens des quatre îles » (Maore, Mwali, Ndzuani, Ngazidja) oblige à choisir son camp.
Kamal-Eddine Saindou
Image à la Une : extraite d’une émission consacrée au travail de Rémi Carayol sur les réseaux (lundisoir).
[1] Essai sur les Comores, Alfred Gevrey, Gouverneur de Pondichéry, 1870.
[2] L’archipel aux sultans batailleurs. Histoire anecdotique de l’archipel des Comores, Urbain Faurec, 1941.
[3] Quatre îles entre pirates et planteurs et Razzias malgaches et rivalités internationales. Jean Martin, L’Harmattan, 1983. Cité en référence sur l’histoire des Comores, son dernier livre – Une histoire de Mayotte (Les Indes savantes, 2010) – n’a pas reçu beaucoup d’échos. Et pour cause, sous la plume de l’historien, ce dernier livre est une commande du Conseil Général de Mayotte française, qui avait besoin d’un ouvrage plébiscitant l’appartenance de Mayotte à la France pour appuyer sa revendication départémentaliste.
[4] Mayotte département colonie, Rémi Carayol, La Fabrique éditions, 2025. Il publie aussi Le Mirage sahélien, coll. Cahiers libres, 2023.
[5] Comores-Mayotte : une histoire néocoloniale, Pierre Caminade, Agone, 2004.