Pour son premier livre, le journaliste Mohamed Boudouri contourne les limites de la lecture dominante : l’histoire archipélique tissée autour des palais et des colons. L’auteur de Tumpa, le destin d’une légende[1] choisit la forme du roman pour retrouver les traces d’une épopée. Celle d’un héros mythique, issu de la résistance à l’esclavage, tel que pratiqué par le sultan despotique Saïd Ahmed[2] dans l’archipel au 18ème siècle. Une plongée inédite dans les réalités complexes d’un archipel où le mystère côtoie le divin dans un équilibre rythmant la vie dans cet espace.
À la tête d’un mouvement insurrectionnel dirigé contre le pouvoir féodal, Tumpa est lâchement assassiné en 1775 par les hommes du sultan Saïd Ahmed, un despote qui tire une partie de sa fortune de l’esclavagisation. Il vend ses proies aux colons installés aux Mascareignes. Vers 1771, Tumpa, l’insurgé de Bambao, lève une armée de braves autochtone et marche sur le palais de Domoni, siège du sultanat.
Au terme d’une lutte armée acharnée, Tumpa et ses hommes chassent le souverain esclavagiste du trône, installent un pouvoir populaire contre l’aristocratie arabo-perse, politiquement omniprésente dans cet espace. Dans une tentative de s’emparer de Mutsamudu et de ses environs, dernière cité encore sous le contrôle du sultan déchu, Tumpa est atteint mortellement par les balles d’une soldatesque étrangère (anglaise en l’occurrence), venue en renfort pour mater les insurgés.

Mohamed Boudouri.
La mort de Tumpa « fut un cri déchirant, un écho tragique résonnant à travers les âges. Même dans la mort, Tumpa devint plus grand que la vie elle-même », décrit Mohamed Boudouri. L’élimination de Tumpa se dilua dans le temps comme une métaphore, dissuadant à jamais cette communauté de proscrits toute autre tentative du genre. Za mpara Tumpa zitso hupara : ces mots résonnent encore aujourd’hui, comme un avertissement contre toute rébellion à l’autorité. Le sultan Said Ahmed, revenu au pouvoir, après cinq années de peur et d’errance, a travaillé ensuite à nuire à l’image de combativité de l’homme libre qui a osé défier son règne.
Cet épisode, comme celui, plus tard, de Lopwa[3], est mis à la marge du récit dominant. L’historiographie établie se concentre en effet sur le processus de domination coloniale et sur la féodalité régnante. Une histoire souvent prise en otage, entre « pirates et planteurs[4]» et quise laisse noyer par les intrigues de palais. « Je ne suis pas historien », dit Mohamed Boudouri, expliquant son choix de recourir à la fiction. La littérature lui offrant plus de liberté pour conter la geste de Tumpa, tout en lui permettant de livrer un récit, aujourd’hui, en souffrance dans la mémoire collective. Celui des damnés de la terre…
Dès les premières pages du roman, Mohamed Boudouri redonne vie aux paysages généreux de l’archipel au 18ème siècle, partageant la quiétude du petit village d’où Tumpa verra le jour. Un village niché dans la Cuvette (Bambao) que surplombe le relief escarpé des montagnes autour, parmi lesquelles le sommet du Mont Tringui, abritant le lac Dzialandze, principal réservoir des cours d’eau de Ndzuani. C’est d’ailleurs à travers cette nature, ses mystères, ainsi que la mémoire refoulée des habitants de cette vaste région, que le roman déroule le film de l’intraitable Tumpa.


Lors de la présentation du livre dans une librairie à Moroni.
La naissance et la vie de Tumpa sont entourées de légendes. « La naissance de Tumpa fut entourée d’une aura de mystères et d’espoir » qui lui construisent une mission : celle de la libération des siens, et contre l’oppression. Entre réalité et fiction, Boudouri brosse le portrait d’un héros, incarnant l’idéal de cette société archipélique où le désir d’égalité et de justice est au cœur même de la vie. Les nécessités d’une survie au quotidien de gens arrivés de toutes parts dans cet espace, contraignaient l’individu à composer avec leurs héritages respectifs dans la perspective d’un avenir commun. Tumpa se réclamait possiblement de cette diversalité.
Tumpa, le destin d’une légende s’inscrit ainsi dans une quête vers une forme d’héroïsme archipélique dont l’auteur tente d’esquisser les contours. Tumpa devient le modèle parfait de cette quête, qui fonde le destin des grands hommes. « Des histoires ont été tissées autour de sa naissance, de ses exploits et de sa mort, mais bien souvent, elles ont masqué la vérité derrière un voile de mystère et d’obscurité. C’est dans cette obscurité que nous nous aventurons dans ce livre qui cherche à révéler les secrets cachés de Tumpa (…) Mais ce ne sera pas un simple récit d’aventure. Ce sera une exploration de l’âme humain, de ses désirs, de ses aspirations et de ses peurs. Car Tumpa est un être de chair et de sang, avec ses qualités et ses défauts, ses triomphes et ses échecs ».
Descendant revendiqué de Fani, Tumpa est profondément attaché à sa terre et consacre sa jeunesse à la parcourir à travers ses paysages et ses traditions pour en saisir son âme. L’enfant prodige s’imprègne de l’érudition des ancêtres qu’il devait connaître, comprendre, assimiler. Une érudition dont la richesse a une valeur potentiellement universelle. Celle qui permet notamment la connexion entre le monde invisible et le visible. Nourri de cette mémoire et de la sagesse qui en est liée, Tumpa a survécu aux affres de son exil et apprit de son éloignement forcé, l’art de la forge, qui va nourrir son combat contre l’esclavage, la répression et la domination.

Boudouri s’apprête à consacrer un second tome à cette histoire des damnés de la terre, si l’on en croit son propos Au paradis de livres…
Là où l’histoire isole l’insurgé dans un récit convenu et convenant, en en faisant la proie des forces du mal, le roman dépeint le portrait d’un Tumpa proche de sa terre, porté par un grand élan de liberté et le devoir de défendre les intérêts des siens. S’adressant à ses guerriers à la veille de la prise du palais de Domoni, siège de la féodalité sur cet espace, Tumpa eut ces mots : « Nous sommes les Fanis, les héritiers d’une histoire glorieuse tissée par des générations de résistance. Les ancêtres qui nous ont nourris, ont versé leur sang pour que nous puissions être ici, débout, libres et fiers. Leur esprit guerrier réside en nous, nous appelant à perpétuer leur combat jusqu’à ce que notre peuple soit affranchi de toute oppression. »
Son engagement dépasse les limites de l’insularité pour embrasser un hypothétique destin archipélique. Consacré à la combativité d’un homme libre par temps d’esclavage, Tumpa, le destin d’une légende met en lumière le récit des opprimés. Le roman reconnecte l’habitant aux luttes passées, dont l’effacement par l’entreprise coloniale a fabriqué une série de démembrés qui peine à se réapproprier sa réalité. « Cette fiction à la mémoire de Tumpa est déjà un pas vers la réhabilitation », note Anssoufouddine Mohamed dans la préface. Auteur lui aussi de deux livres, Anssoufouddine regrette toutefois que « là où les faits historiques auraient dû être transcrits et analysés, c’est le roman qui prend le relais, témoignant autant d’une volonté de transmission que d’une lacune béante ». Une lacune que Boudouri entend combler par un second ouvrage… en gestation.
Kamal’Eddine Saindou
Toutes les images nous sont prêtées par des photographes de presse à Moroni (Al-Watwan et La Gazette des Comores).
[1] Tumpa, le destin d’une légende, Mohamed Boudouri, KomEDIT, 2025.
[2] Succédant au sultan Salim 1er (1711- 1741), le sultan Said Ahmed a été à la tête du plus long règne du sultanat de Ndzuani. Arrivé au trône en 1741, il est évincé en 1771, à la suite de l’insurrection conduite par Tumpa, qui prend les rênes d’un pouvoir populaire. Le sultan Saïd Ahmed retrouve son trône après l’exécution de son « tombeur » en 1775. En 1782, il est évincé par le sultan Abdallah, qui décide de transférer le siège du pouvoir féodal de Domoni à Mutsamudu, devenue, depuis ce transfert, le chef-lieu de l’île.
[3]Un peu plus d’un siècle après l’épopée de Tumpa, alors que les féodaux au pouvoir maintiennent leur système esclavagiste, Lopwa, un esclave makua, prend la tête d’une sanglante insurrection servile, qui va saccager les trois cités aristocratiques de l’époque (Domoni, Mutsamudu, Ouani) et affaiblir le pouvoir de la société dite du palais. Lopwa sera tué en 1891 par un tireur embusqué, alors qu’il revenait d’une campagne de mobilisation des troupes pour en finir avec l’oppression et libérer l’île de l’esclavage.
[4] Titre d’un des deux tomes de Jean-Martin sur l’histoire de l’archipel.